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un rapide examen du prévenu, interrogé sous serment comme témoin dans sa propre cause, l'avocat de l'État se borne à remettre la cause à l'appréciation du jury. Celui-ci délibère sans quitter ses bancs, le foreman recueillant les opinions à voix basse. Il annonce le verdict et le jury prononce la sentence ou l'acquittement. Dans plusieurs procès auxquels j'ai assisté, et où la culpabilité du prévenu me paraissait suffisamment prouvée, bien qu'elle ne fùt pas évidente, j'ai été frappé de la tendance du jury à l'indulgence. Un juré, après l'audience, m'expliquait cette tendance par le souci que les Américains ont, à un plus haut degré que les Anglais, de tenir la balance égale entre l'État qui poursuit et dispose des moyens les plus coûteux d'assurer le soin de sa cause, d'une part, et, d'autre part, le pauvre diable qui n'a pas de quoi se payer un avocat de talent.

Quant aux délits politiques, notamment les délits électoraux, le jury est d'une déplorable facilité. La politique américaine est si généralement une affaire d'argent et de truc, que l'opinion publique ne semble pas attendre des politiciens de profession qu'ils se conduisent en politique, suivant les règles de l'honnêteté commune. On trouverait difficilement aux EtatsUnis un jury de douze hommes unanimes à condamner l'électeur qui a vendu son vote ou qui a fonctionné « à répétition» le jour du vote. On sait trop bien que le vrai coupable, le Boss, qui provoque ces abus ne saurait pas être atteint, car il n'y a de preuves contre lui que par le témoignage de ceux qu'il a corrompus et qui se tiennent soigneusement en réserve pour l'aubaine des prochaines élections. L'opinion traite ces choses en plaisanterie et n'a pas encore suffisamment d'éducation politique pour en comprendre la gravité.

Quoi qu'il en soit, le jury de droit pénal est une institution très chère aux Américains. Ils y voient, non sans raison, et en dépit des abus dont le régime est susceptible, une puissante garantie pour la liberté individuelle contre le despotisme des partis politiques alternativement maîtres du ministère public et jusqu'à un certain point de la magistrature elle

même.

Il en est bien autrement du jury en matière civile. Un avocat de grande expérience m'assurait qu'il lui était impossible de découvrir la raison du maintien d'une institution aussi parfaitement absurde et si bien calculée pour entraver le cours de la justice.

Cette opinion est partagée par tous les avocats et par la plupart des juges. Et, de fait, j'ai vu plus d'un procès dont l'issue justifiait amplement cette conclusion. Une question d'assurance sur la vie, extrêmement compliquée, est plaidée pendant sept ou huit audiences; trente ou quarante témoins sont entendus, leurs dépositions recueillies par des sténographes; les avocats ont un dossier très volumineux, dont l'examen prendrait certainement plus d'un jour passé dans le recueillement du cabinet de travail d'un magistrat. Et cependant il faut que douze hommes, peut-être illettrés ou à peu près, en tout cas ignorants dans ce genre d'affaires, tranchent toutes les questions de fait, à l'unanimité, après une discussion qui ne sera basée que sur des souvenirs imprécis, car les jurés ne prennent point de notes à l'audience.

Un autre danger, encore plus redoutable que l'ignorance du jury, est la facilité que ce système offre de corrompre, d'acheter ou d'influencer indirectement un juré, sinon plusieurs. Cela s'appelle, en Amérique, « fixer le jury » et se pratique couramment par des clients, quelquefois même par des avocats peu scrupuleux.

Le plus grave danger enfin est la fréquence des cas où le jury rend des verdicts manifestement inspirés par des préjugés de race ou de classe. Des magistrats, l'un d'eux même favorable au système du jury civil, m'ont assuré qu'il est très difficile pour un émigrant, spécialement un Juif ou un Polonais, d'obtenir justice d'un jury composé de citoyens américains. Cela s'explique par la concurrence que des justiciables de cette espèce font, soit aux petits commerçants, soit aux ouvriers, membres du jury. Mais les victimes préférées du jury américain sont les sociétés anonymes, spécialement les entreprises de traction et les grandes usines. L'activité de ces industries et la hâte de la vie américaine se combinent merveilleusement pour multiplier les accidents de chemins de fer, de tramways et de fabriques dans des proportions fantastiques. Il y a même des individus qui exercent, grâce à la complicité de médecins et d'avocats malhonnêtes, une véritable profession de victime d'accidents de tramways et il paraît qu'ils y gagnent largement leur vie. Le jury du tribunal de Youngstown, Ohio, avait acquis une telle célébrité pour la générosité de ses allocations d'indemnités que les procès d'accidents contre les chemins de fer traversant la juridiction

étaient apportés devant ce tribunal de 700 à 800 kilomètres à la ronde. Le tribunal finit par être tellement encombré que les citoyens de Youngstown eux-mêmes ne purent plus y faire passer leurs propres causes, à moins d'attendre pendant deux ou trois ans. Ils ne mirent fin à cette détestable injustice que lorsqu'ils se sentirent atteints dans leurs intérêts matériels.

Naturellement les appels se multiplient, les juridictions supérieures s'encombrent, des années se passent en pure perte, des frais énormes sont encourus par les plaideurs, les procès sont constamment renvoyés en new trial. Les avocats y gagnent gros, mais la justice y perd tout son prestige.

Je n'ai rencontré que deux magistrats favorables au jury civil, mais pour des raisons peu concluantes. L'un d'eux faisait valoir que les juges, d'après son expérience de la Cour suprême, sont plus fréquemment en désaccord sur le fait que sur le droit d'un procès, et que, à son avis, douze hommes de bon sens étaient aussi capables de trancher le fait qu'un seul ou même que plusieurs juges. L'autre magistrat croyait voir dans le jury civil une excellente école d'expérience pour les jurés. Mais on peut reprocher à cette école de coûter fort cher et de ne rien rapporter aux principaux intéressés, aux justiciables qui servent de « sujets » dans ces sortes d'expériences. En somme, le jury civil est une institution qui ne correspond qu'à une organisation très simple de la vie civile. L'industrie, le commerce, la banque, les affaires de tout genre ont, au contaire, compliqué à l'infini les combinaisons de la vie moderne, et le jury civil est un anachronisme qui n'a survécu que comme un lambeau de la procédure antique rattaché au système du droit coutumier. Remarquez d'ailleurs qu'il ne trouve son emploi que dans les procès de droit coutumier. En equity et en matière de testaments le magistrat juge tout seul. Et le meilleur argument en faveur de la suppression du jury civil en droit coutumier est la supériorité de la jurisprudence des magistrats qui jugent sans jury. Tout le monde en convient aujourd'hui.

Des critiques du même genre sont adressées au jury d'expropriation auquel on reproche particulièrement une tendance à se montrer généreux envers les expropriés qui sont personnellement connus des jurés, « copains » du même village ou « grosses légumes » du même district, tandis qu'ils s'inquiètent

peu, surtout les jurys de paysans, des propriétaires fonciers qui habitent au loin, dans quelque grande ville de l'Est, et que les petites gens de province traitent volontiers de «< capitalistes, amis des trusts maudits ».

Mais, à propos d'expropriation, j'ai été frappé l'autre jour de la manière dont se pratique ici l'expertise. Chaque partie, l'expropriant et l'exproprié, désignent un ou plusieurs experts de leur choix. Chaque expert fait son enquête personnelle et ne rédige pas de rapport officiel. A l'audience, chaque expert à son tour est placé sur la sellette des témoins. A l'instigation du conseil qui l'a cité, il décline ses titres et qualités, énumère ses années de service, les grandes compagnies foncières qui l'emploient, les procès célèbres où il a fait rapport. Puis il donne son opinion sur la valeur des terrains. Chaque avocat, tour à tour, le juge et chacun des jurés peuvent l'accabler de questions et de critiques au point que le pauvre expert fait l'effet d'un accusé bien plus que d'autre chose. Mais je dois avouer que ce rapport oral et détaillé jusque dans les moindres recoins m'a paru autrement consciencieux et autrement concluant que les documents qui nous sont livrés par la plupart de nos experts. Dans ce jury, comme dans tous les autres, la règle de l'unanimité est absolue, et il arrive qu'en dépit du soin apporté par le juge dans son résumé au jury, celui-ci se débat pendant plusieurs heures, pour arriver trop souvent à une conclusion peu satisfaisante. Parfois les murs de la salle de délibération en portent les traces. Telle la salle où un juré philosophe crayonna ce record pour le bénéfice de la postérité :

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« 12 avril 1902. 7 heures du soir. Pas de souper. 9 contre pour le défendeur; - 7 h. 30. Pas de souper. 10 contre

2 idem;

8 h. 30. Pas encore de souper, mais ça va venir; - 9 heures. 12 pour le défendeur. Verdict. Souper.

Philadelphie, 9 novembre 1902.

A. NERINCX.

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NOTE. — Consulter : Duvergier de Hauranne, Du jury anglais et du jury français, 1827; De l'institution du jury en France et en Angleterre, in-8, 1817; Chauffard, Procédure criminelle en Angleterre (Amérique du Nord), Paris, Thorin, 1868; Saglier (Ch.), Application du jury en matière civile (discours), Paris, 1870, in-8; H. Helbronner, Le pouvoir judiciaire aux Etats-Unis (discours), Paris, 1892, in-8; J.-C. Barbier, Lois du jury. Paris, Thorin, 1873, in-8; Jury correctionnel dans les can

tons de la Suisse allemande, 1888; Philipps, Pouvoirs et obligations du jury (trad. de l'anglais), par Comte. Paris, Rapilly, 1828. — Surtout. Nagels et Meyers, Lois sur le jury (avec introduct. d'Edmond Picard, Bruxelles, Larcier, 1901. Cet ouvrage contient à la page 345 et suiv. un excellent résumé des diverses législations sur le jury, et à la page 393 un ndex bibliographique intéressant,

(N. DE LA RÉD.)

De la pratique de l'extradition en Espagne. L'arrestation de la famille Humbert-Daurignac, à qui est imputée ce qu'on a appelé « la plus grande escroquerie du siècle », a eu lieu à Madrid, Calle Ferraz, no 33, le 20 décembre 1902 Les six membres de cette famille sont l'objet d'inculpations diverses escroqueries, faux, usage de faux, banqueroute frauduleuse, art. 147, 150 et 405 Code pénal et des mandats d'arrêt ont été depuis longtemps décernés contre eux par les juges d'instruction du Parquet du procureur de la République, à Paris. Les inculpés ont quitté le territoire français pour se réfugier en Espagne. Une dénonciation par lettre anonyme adressée à M. Patenôtre, ambassadeur de France en Espagne, a permis à notre Représentant de mettre la police espagnole sur la trace des fugitifs. Le préfet de Madrid, Sanchez Guerra, saisit le juge d'instruction. Le juge délivra le mandat d'arrêt dans la nuit du 19 au 20 décembre. L'opération, sous l'autorité du chef de la sûreté Iribola, fut conduite par l'inspecteur Caro, accompagné des agents Ordoñez, Marino et Arguelles. Les membres de la famille avaient pris de faux noms. Carlos Blanco, Léon Marquez, Rita, Marta. Ils s'étaient liés avec une honorable famille espagnole habitant le rez-de-chaussée de la maison, les Mugica, dont le chef est fonctionnaire de la douane espagnole.

Les autorités françaises ont requis le gouvernement espagnol de leur remettre, par la voie de l'extradition, les six inculpés provisoirement détenus. Le gouvernement français a invoqué le traité d'extradition conclu entre la France et l'Espagne, et signé à Madrid il y a juste 25 ans, le 14 décembre 1877,

1. Sur les questions de droit soulevées par le cas Humbert-DaurignacCrawford, V. les études précédentes: Leboucq, Clunet 1902, p. 430, Question pratique no 129, ibid., p. 543.

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