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était trop dure, trop dépendante du hafard, pour que l'amour ne fût pas rarement fenti. Le langage n'était pas encore nécessaire; ainfi il n'y avait point encore de langage. Les hommes féparés les uns des autres n'avaient rien à fe difputer entr'eux; ils pouvaient donc fe rencontrer quelquefois fans troubler leur paix mutuelle. Il ne pouvait y avoir que deux caufes de guerre : quand un homme affamé ou amoureux en rencontrait par hafard un autre pourvu d'une proie ou d'une femme. Le combat n'était ni bien long ni bien cruel entre deux ennemis. qui n'avaient point d'armes.

Encore trop dépourvus d'idées pour fentir le befoin qu'ils avaient les uns des autres, ces fauvages ne penfaient pas à établir entr'eux des devoirs mutuels. Comment deux individus ne fe rencontrant prefque jamais deux fois en leur vie auraient-ils cru fe devoir quelque chofe?

Mais fuppofons que plufieurs créatures de notre efpece fe foient trouvées ren

fermées dans un espace dont la fortie foit devenue impoffible à des hommes fans art. Infenfiblement ces individus ont travaillé à la propagation. Plus refferrés, plus nombreux, relativement à l'espace qu'ils occupaient, leurs rencontres font devenues plus fréquentes, & ils fe font infenfiblemenr familiarifés à la vue de leurs femblables.

Cependant comme ils n'étaient pas encore entaffés, & qu'il leur était aifé de trouver une nourriture fuffifante, ils ont continué de vivre paisiblement : n'ayant pas befoin les uns des autres, ils fe rencontraient avec indifférence, & ne faifaient point, encore ufage de la parole pour établir entr'eux une communication inutile.

Mais le nombre des confommateurs devint enfin plus confidérable, & par conféquent les aliments plus rares.

Alors, celui qui, après bien des fatigues, s'était procuré fa fubfiftance, & fe la voyait arracher, conçut qu'on lui raviffait injuftement ce que fes peines lui

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avaient rendu propre ainfi fe forma l'idée de la justice. S'il voulut qu'on refpectât fes propriétés, il fallut qu'il refpectât celles des autres, & voilà un commencement de devoirs moraux. Mais cette idée morale vint bien lentement. Avant de s'en pénétrer, on employa longtemps la force pour l'attaque & pour la défense. L'inutilité fréquente de la force rendit la morale néceffaire.

L'homme affamé tâcha par des cris inarticulés, par des geftes expreffifs, de témoigner fon besoin à celui qu'il· croyait capable de lui procurer des ali ments: voilà un commencement de lam gage, parceque le befoin de fecours com mence à fe faire fentir.

Si l'on fut touché de fes maux, s'i obtint l'aide qu'il implorait, il fe forma une idée de la bienfaisance; fenfible au bienfait, il fentit la reconnaissance naître dans fon cœur: ainfi la vertu commença à être connue. S'il n'éprouva que des refus, il acquit l'idée de la dureté du cœur, & il la contracta peut-être lui

même; car l'inhumanité des autres peut nous rendre impitoyables.

Dans la nouvelle fituation qui rapprochait les hommes, qui les familiarifait entre eux, & qui engendrait de nouveaux befoins, l'homme fe fit bientôt une compagne. Il n'abandonna point la femme dont la fécondité lui pro curaitun fruit de leur union, qui, en exigeant leurs foins, contribuait à la refferrer. Il voulut épargner des peines à l'objet que l'attrait des plaifirs lui avait rendu cher; il voulut fur-tout lui faire partager les fiennes, car les fauvages font impérieux & perfonnels: voilà donc une union conjugale.

Si un voifin, impétueux dans fes defirs, voulut enlever à l'époux fa compagne, celui-ci reffentit le tort qu'on lui faisait, & fe forma les idées que nous rendons par les mots de chafteté conjugale, de rapt, de libertinage, d'adultere : ainst l'on vit s'étendre la lifte des vices, des vertus, des devoirs.

La famille ainfi réunie avait fouvent

que

befoin de s'expliquer. Des geftes & des cris différemment articulés fuffifaient pour témoigner le defir faifaient naître les objets préfents, ou le dégoût & la crainte qu'ils excitaient. Il ne fallait que montrer l'objet; l'accent & l'habitude faifaient le refte.

du

corps

Mais on defira des objets qui n'étaient pas préfents. Il fallut inventer des mots qui les défignaffent. Ainfi naquirent les fignes de la pensée, qui enfuite contribuerent beaucoup aux progrès de la mémoire, & à étendre la pensée même.

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