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Defirs, Efpérances.

Si l'on veut placer le bonheur dans une jouiffance perpétuelle, dans une fatisfaction continue, dans la poffeffion fubite & conftante de tous les objets de nos vœux, il n'eft pas de bonheur fur la terre. S'il exiftait, l'homme refterait inactif; car, toujours fatisfait, il n'aurait pas de raifon d'agir: plongé dans la contemplation de fon bonheur, il ne penferait pas à s'en diftraire; & l'humanité, après un nombre inappréciable de fiecles, ferait encore au même point que l'humanité naiffante.

L'homme eft fufceptible d'acquérir fans ceffe des perfections nouvelles ; mais ce n'eft pas feulement à fon intelligence, à fon organisation qu'il doit fa perfectibilité : car, s'il était toujours fatisfait de fon état actuel, il laifferait inutiles les reffources de fon imagination & de fon génie.Pour qu'il lui prenne envie d'en faire ufage, il faut qu'il foit mécontent

de fon existence préfente, & qu'il veuille s'en procurer une plus agréable; il faut qu'il ait des defirs: &, pour qu'il tire le plus grand parti poffible de fon esprit & de fon organisation, il faut que, fes defirs aient la plus grande véhémence.

C'est donc l'inquiétude naturelle l'homme qui lui imprime un mouvement toujours fubfiftant, parcequ'il est toujours renouvellé; c'est elle qui le force à rechercher, à mettre en ufage toutes fes facultés, & qui lui en procure fans ceffe de nouvelles; c'eft elle qui luž donne toute fon énergie. Un objet excite fes defirs: il n'aura pas de repos qu'il ne fe le foit procuré. Mais il le poffede peine, qu'il ne lui trouve plus aucun prix : c'est un autre objet qui le flatte; il s'impofe pour l'obtenir de nouvelles fatigues, & il n'en verra le terme que pour s'ennuyer du repos, former d'autres-vœux & travailler encore.

Souvent le travail eft de longue ha leine; l'objet defiré s'apperçoit à peine ou plutôt il fe perd dans le lointain:

mais la vapeur qui l'enveloppe ne fait que laiffer un jeu plus libre à l'imagination, qui le compofe, le pare, l'embellit à fon gré. Elle le rapproche, l'éloigne, le préfente encore; elle décourage un inftant pour donner une nouvelle ardeur; elle a mille charmes pour féduire celui qu'elle poffede.

Quelquefois on partage l'étendue de la carriere. Effrayé de fon immensité, on fe propofe d'abord d'en franchir une partie, bientôt on veut en parcourir un plus grand efpace; on veut enfin la franchir toute entiere. On a l'adreffe de fe tromper foi-même pour ne pas fe rebuter.L'artiste commençant borne fes vœux

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égaler les plus habiles de fes compagnons d'étude; il s'efforce enfuite d'éga"ler fon maître; il l'atteint & fe propofe des rivaux plus redoutables; il les furpalle

"& veut fe mettre au-deffus de toute rivalité: il finit par ne fe plus impofer d'autres termes que ceux de l'art, & vieillit en travaillant toujours à les atteindre & s'en trouvant toujours éloigné.

Mais fi-la vie entiere n'eft qu'un cercle de defirs & d'efforts, où donc eft la jouiffance? Elle fe trouve dans les moments bien courts où l'objet qu'on de firait & qu'on vient d'obtenir n'a pas encore perdu fes charmes : elle fe trouve dans prefque tous les inftants de la vie, parcequ'ils font prefque tous marqués par les douceurs de l'efpérance.

Un Poète ruffe conte à ce fujet une fable ingénieufe. Péroun, ou le maître -des Dieux, faifait la vifite de la terre. Il fe fentit fatigué & fe repofa contre um tronc d'arbre. Demande-moi, lui dit-il en se levant, ce que tu veux pour récompenfe. Le tronc d'arbre n'était pas fort content de fon fort: fixé au même lieu, ne pouvant jamais voir que ce qu'il avait toujours vu, il enviait la félicité d'un bœuf qui paiffait en ce moment dans la plaine. Il ofa prier le dieu de lui procurer une auffi brillante exiftence. Il ne fait que defirer & le voilà devenu bœuf. Un pâtre s'en empare, le conduit tantôt fur de gras pâturages, tantôt dans de maigres

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prairies, le frappe & le tient à fon gré · prifonnier dans une étable. Le bœuf, dégoûté de fon nouvel état, demande à devenir homme. Sa priere eft exaucée. Il devient fucceffivement, au gré de fes vœux, pâtre, fermier, bourgeois, financier, grand feigneur, miniftre, roi. Que peut-il defirer de plus? Cependant il n'est pas content, il importune encore Péroun, qui l'éleve au rang de ces puiffants génies dont fon trône eft entouré. . Mais de toutes les métamorphofes qu'avait: fubies le tronc d'arbre animé, c'érait à fon gré la plus trifte. Il fe croyair -retombé dans fon premier état : il n'avait plus de nouveaux defirs à former, de nouvelles efpérances à nourrir.

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Ce que la vie offre de jouiffances 1 réelles eft bien peu de chofe. Elle doit la plupart de fes charmes aux illufions: il -n'en eft pas de plus douces que celles de l'efpérance, & nous les devons aux defirs.!

Qu'importe quand nous éprouvons e des fenfations agréables, qu'elles foient

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