Page images
PDF
EPUB

unique? N'est-ce pas là cette ressemblance qu'il nous importe le plus de conserver? Mais qui peut espérer de peindre dignement les traits de cette âme si belle, si simple tout à la fois et si sublime; de cette âme qui semblait être d'un ordre supérieur, et élevée au-dessus de la condition ordinaire des hommes ? Comment éviter d'être soupçonné par les uns d'avoir exagéré le tableau de ses vertus, et d'être en même temps accusé par ceux qui l'ont connu, de l'avoir à peine ébauché? Marchons entre ces deux écueils, en payant un juste tribut de louanges à la mémoire d'un homme qui a tant honoré son siècle, sa patrie et l'humanité. Tâchons de réunir la vérité de la ressemblance à la modestie du style plus son éloge sera simple, moins il sera indigne de lui.

PREMIÈRE PARTIEL

M. POTHIER naquit à Orléans le 9 janvier 1699, d'une famille honorable; son père était conseiller au Présidial. Il apporta en naissant un tempérament faible, qu'il fortifia par la tempérance et la sobriété, et des dispositions que l'étude et l'application développèrent par la suite. Il en est de l'esprit comme du corps: faute de l'exercice qui lui est propre, il perd l'usage de ses facultés, qui s'engourdissent dans l'inaction. La principale utilité d'un maître consiste à fixer la légèreté par l'application, à régler et à modérer l'imagination, à former le jugement; à donner du ressort à l'esprit en l'accoutumant à réfléchir, à examiner, à discuter. Mais il est infiniment plus rare de trouver ce talent dans les maitres, que des dispositions dans les jeunes gens; et faute de cette culture, combien de sujets deviennent incapa¬ bles des études suivies et sérieuses.

Ces secours manquèrent absolument à M. Pothier. Il perdit son père à l'âge de cinq ans, et ne trouva de ressources qu'en lui-même pour son éducation. Le collége des Jésuites était très faible, et il y fit de bonnes études, parce que les hommes de génie n'ont besoin que d'être mis sur la voie, et ne doivent leurs progrès qu'à eux-mêmes. Les bons auteurs de l'antiquité qu'on lui mit entre les mains, furent ses maîtres : dès qu'il parvint à les entendre, il sut les goûter; et le goût décide nécessairement du succès. Aidé d'une mémoire heureuse et d'une grande facilité, seul ensuite il perfectionna ses connaissances, et parvint à acquérir un fonds de littérature qu'il conserva toute sa vie, sans avoir le temps de le cultiver, et un discernement sûr, qui est le principal fruit des bonnes études.

Il fit son droit dans l'Université d'Orléans, qu'il devait un jour rendre si célèbre, et y trouva moins de secours encore pour l'étude des lois qu'il n'en avait trouvé au collège pour celle des lettres. Les pro

fesseurs qui occupaient alors les chaires de l'Université, absolument indifférents aux progrès des jeunes gens, se contentaient de leur dicter quelques leçons inintelligibles, et qu'ils ne daignaient pas mettre à leur portée. Ce n'était pas proprement la science du droit qu'ils enseignaient ils ne présentaient de cette science si belle et si lumineuse par elle-même, que ces épines et ces contrariétés qui lui sont étrangères, et qui n'y ont été introduites que par l'incapacité et la mauvaise foi des rédacteurs des Pandectes. Au lieu d'expliquer les textes d'une manière propre à instruire, ils ne remplissaient leurs leçons que de ces questions subtiles, inventées et multipliées par les controversistes.

A cette manière d'enseigner, on aurait pu croire qu'ils n'avaient d'autre objet que de fermer pour toujours le sanctuaire des lois aux étudiants, par le dégoût qu'ils savaient leur inspirer; semblables à ces anciens patriciens, qui, pour tenir le peuple dans leur dépendance, lui cachaient avec un si grand soin les formules des actions, et s'étaient approprié la connaissance des lois, qu'ils avaient soin de voiler sous une écorce mystérieuse. Un enseignement si peu instructif et si défectueux, ne pouvait satisfaire un esprit aussi solide et aussi juste que celui de M. Pothier: heureusement il ne fut pas capable de le rebuter; il en sentit les défauts, et suppléa, par son travail, aux secours qui lui manquaient. Dans toutes les sciences, ce sont les premiers pas qui sont les plus difficiles : il les franchit seul par l'étude sérieuse des Institutes, dans laquelle il s'aida du commentaire de Vinnius, et se prépara à aller puiser à la source même du droit, par l'étude la plus profonde et la plus suivie des Pandectes.

Il ne savait point encore, en terminant son cours, quel usage il ferait des degrés qu'il avait si bien mérités. Il s'agissait pour lui de se décider sur le choix d'un état : démarche si importante, et dans laquelle le hasard, un goût passager, ou les circonstances, décident souvent du sort de la vie. Il forma le projet d'entrer dans la congrégation des chanoines réguliers, et n'en fut détourné que par l'attachement qu'il avait pour sa mère. Il est à présumer que portant dans cet état un cœur plein de droiture et de religion, il eût été un excellent religieux : mais il n'eût été utile qu'à lui-même ; et la Providence le destinait à donner, dans la vie civile, l'exemple le plus frappant de toutes les Vertus chrétiennes et sociales, et à devenir, dans la science du droit, l'oracle de son siècle et de la postérité.

Il se détermina pour la magistrature, et fut reçu conseiller en 1720. Le choix de cet état fixa absolument celui de ses études, et dès lors la littérature ne fut plus pour lui qu'un amusement passager. Encore fut-il obligé d'y renoncer par la suite, lorsque ses occupations se multiplièrent; mais il avait tiré de ces fleurs les fruits les plus utiles, la

connaissance des bons auteurs, et l'habitude, qui lui devint si nécessaire, d'entendre et d'écrire la langue latine. Conversait-il avec ses amis, il retrouvait dans sa mémoire, comme dans un dépôt fidèle, les plus baux endroits d'Horace, et surtout de Juvénal, dont il aimait principalement la force et l'énergie; et il les récitait avec un feu qui lui était propre.

Pendant les dix à douze premières années après sa réception, il joignit à l'étude du droit celle de la religion et de la théologie, qu'il aimait à puiser dans les sources, et principalement dans saint Augustin, et dans les ouvrages des grands hommes de Port-Royal, pour lesquels il avait la plus grande vénération. M. Nicole fut toujours son auteur favori, comme il l'est de tous ceux qui ont dans l'esprit de la justesse, et qui préfèrent la solidité du raisonnement aux agréments de l'éloquence: il en continua la lecture toute sa vie.

[ocr errors]

Mais cette étude particulière ne prenait rien sur les devoirs de sa place. Sa grande facilité, et une économie rigoureuse de son temps lui donnaient le moyen de suffire à tout. Il fit usage le premier, au bailliage d'Orléans, du droit qu'ont les rapporteurs d'opiner dans les affaires dont ils font le rapport, quoiqu'ils n'aient pas vingt-cinq ans ; et jamais cette exception à la règle ne fut mieux appliquée. Tandis qu'il commençait dans son cabinet à acquérir ce fonds de connaissances, que cinquante ans du travail le plus assidu devaient rendre si riche et si étendu, il apprenait au Palais à en faire l'application, et se formait par l'usage, que rien ne peut suppléer dans l'exercice de la magistrature. Il y joignait de fréquentes conversations avec un avocat très instruit. Ses promenades mêmes étaient des conférences : il s'associait le plus souvent un ami avec lequel il avait appris l'italien; et pour n'en pas perdre l'habitude, ils agitaient dans cette langue les questions qui se présentaient.

A peine fut-il majeur, qu'on s'aperçut au Palais combien ce jeune magistrat avait déjà d'acquit. A mesure qu'il étudiait une matière, il en composait un traité; persuadé que la meilleure, peut-être la seule manière de se rendre propre une science, est de la travailler par écrit. La nécessité de mettre de l'ordre dans ses idées, de les bien concevoir pour les bien rendre, de les envisager sous toutes les faces, force l'esprit à l'application, et l'accoutume à la justesse et à la méthode ; avantage que la lecture, même répétée, ne peut jamais procurer.

M. Pothier n'eut pas plutôt commencé à étudier le Digeste, qu'il sentit cet attrait invincible qu'éprouva le père Malebranche à la lecture de l'Homme de Descartes : il reconnut sa vocation, et la suivit.

Les lois d'un peuple aussi célèbre que les Romains, forment une par

tie plus intéressante de son histoire, que celle de ses victoires et de ses conquêtes. Cependant, si cette connaissance n'était pour nous qu'un objet de simple curiosité, le travail de M. Pothier serait d'une utilité médiocre, et dès lors on peut assurer qu'il ne l'eût pas entrepris. Mais les lois romaines seront dans tous les temps, et pour tous les peuples, la vraie source du droit et de la justice distributive. Otez-en ce qui s'y trouve de particulier aux mœurs de ce peuple, à sa constitution, à sa forme de procéder, le surplus est puisé dans les vraies notions du juste et de l'injuste, appliquées aux différentes actions que les hommes peuvent avoir à exercer.

Le droit civil devint donc le principal objet de ses études: il s'y sentit entraîner par un goût qui est le garant et la cause des succès. Mais plus il avançait dans ce travail, plus il sentait l'imperfection et le désordre de la compilation qui nous reste des lois romaines. Il ne fut pas dégoûté par ce défaut : il était, sans le savoir encore, destiné à le réparer. Tous les jurisconsultes, depuis la découverte des Pandectes, avaient senti les inconvénients de ce désordre; tous l'ont surmonté pour eux-mêmes à force de travail; aucun n'a osé entreprendre d'applanir cette difficulté pour les autres. M. Pothier n'y aurait pas songé non plus, s'il n'y eût été engagé de manière à ne pouvoir s'y refuser. Il avait commencé ce travail de lui-même et pour sa propre utilité ; mais sa modestie ne lui permettait pas de former le projet de l'achever et de le publier. Il avait jugé de la difficulté de l'entreprise, par le peu de succès de Virgelius, célèbre jurisconsulte allemand, qui l'avait tentée. Cependant il avait achevé des Paratitles sur les Pandectes, et ce travail était un acheminement. Il avait fait plus; il s'était formé un plan pour rétablir l'ordre des textes, et l'avait rempli sur plusieurs titres importants. Il communiqua un de ces essais à M. Prévôt de la Janès, conseiller au Présidial, et professeur de droit français, qui, jugeant de la possibilité du succès par ce qu'il en voyait, trouva le moyen de forcer la modestie de M. Pothier.

Il annonça à M. le chancelier d'Aguesseau le mérite et les talents de l'auteur, son application infatigable, son plan et ses succès (1). M. le chancelier, qui sentait toute l'importance de cette entreprise, chargea M. de la Janès d'encourager M. Pothier, qui promit enfin ce qu'on exigeait de lui, et ne s'occupa plus qu'à remplir cet engagement. Il envoya à M. le chancelier plusieurs essais de son travail. Ce magistrat en fut très satisfait, l'invita à venir en conférer avec lui, et lui communiqua ses vues pour la perfection de l'ouvrage, par un mémoire d'observations

(1) On sera bien aise de trouver ici l'extrait de quelques lettres de M. le chancelier à M. Pothier: elles se sont trouvées dans le cabinet de M. de la Janès, qui les

qu'il lui remit le 24 septembre 1736, qui prouve en même temps l'étendue des connaissances de M. le chancelier, et l'idée qu'il s'était formée de cette entreprise.

rassemblait. M. d'Orléans de Villechauve a bien voulu me les communiquer. Ces lettres prouvent en même temps l'étendue des connaissances de M. le chancelier, l'estime qu'il faisait de l'auteur, et l'idée qu'il s'était formée de cet ouvrage, dont il avait l'exécution très à cœur. L'approbation d'un homme tel que M. d'Aguesseau contient le plus grand éloge.

La première lettre ne se trouve pas. Voici la seconde :

<< Monsieur, j'ai reçu le travail que vous avez fait sur le titre de Solutionibus; «< je profiterai du premier moment de loisir que j'aurai pour l'examiner avec toute «< l'attention que mérite un ouvrage si difficile à bien exécuter, et dont l'entreprise seule mérite des louanges. Je vous communiquerai avec plaisir les ré<< flexions que j'y aurais jointes, afin que vous puissiez mettre le public en état de profiter un jour du fruit de vos veilles. 16 février 1736. »

(4

[ocr errors]

Troisième lettre : « Je suis fort content de ce que j'ai vu du travail que vous << avez entrepris, et même bien avancé, sur la jurisprudence romaine; et j'y trouve « un ordre, une netteté et une précision qui peuvent rendre cet ouvrage aussi « utile que l'entreprise est louable. Il me semble seulement qu'on pourrait le por«ter à une plus grande perfection; et j'ai fait quelques remarques en le lisant, qui tendent à cette fin. Comme il serait bien long de s'expliquer par écrit sur « une pareille matière, je ne serais pas fâché d'avoir quelques conversations avec << vous pour vous expliquer plus aisément ma pensée. Vous allez être dans un << temps de vacations, et si vous voulez en profiter pour venir passer deux ou trois jours à Paris, je serai fort aise de connaître un homme de votre mérite, et de << vous faire part de mes réflexions. Mais si vous n'avez point d'autres raisons qui << vous appellent en ce pays, il sera bon que vous m'avertissiez par avance du temps dans lequel vous pourrez y venir, afin que je vous fasse savoir si je serai << libre de mon côté dans le temps qui vous conviendra. Le bon usage que vous « savez faire de votre loisir m'engage à ménager vos moments avec une attention «< que vous devez regarder comme une preuve de l'estime avec laquelle je suis, << Monsieur, etc. 8 septembre 1736. »

[ocr errors]
[ocr errors]

M. Pothier se rendit à Paris sur cette lettre, et conféra avec M. le chancelier, qui lui remit, le 24 septembre, un écrit contenant ses vues pour la perfection de l'ouvrage. On voit par l'exécution, que M. Pothier en a fait usage. M. le chancelier termine ce petit mémoire par la comparaison du travail de Vigelius avec le plan de M. Pothier, qui lui est si supérieur. Voici comme il s'en explique :

[ocr errors]

« L'ouvrage de Vigelius, qui a eu une idée fort approchante de celle de M. Pothier, pourra lui être d'un très grand secours; et il y a quelque chose de meil<«<leur et de plus utile dans le dessein de M. Pothier, parce qu'il n'emploie que « les termes des lois, et présente le texte dans sa pureté; au lieu que Vigelius « écrit presque toujours d'après lui-même, sans s'assujettir aux expressions des jurisconsultes, et se contente de citer les lois dont il emprunte les principes.

་་

[ocr errors]

M. Pothier envoyait de temps en temps à M. d'Aguesseau des morceaux de son

« PreviousContinue »