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extension, une adhésion plus solennelle des peuples civilisés, au moyen de restreindre et d'atténuer des maux quand ils sont devenus inévitables (Vifs applaudissements). »

M. le Président de la Confédération invite Messieurs les Délégués à désigner un président appelé à diriger leurs délibérations et il prie S. E. M. l'Ambassadeur de France de faire à ce sujet une proposition. S. E. M. Révoil propose aux suffrages de ses collègues M. Edouard Odier, en s'exprimant ainsi :

<< Messieurs, interprétant votre sentiment unanime, je vous propose de désigner par acclamation pour présider à nos délibérations, M. Odier, premier délégué de la Suisse, qui, avec tant de distinction, a prêté le concours de sa haute compétence aux travaux de la Conférence de la Paix, précurseurs et solidaires des nôtres (Vifs applaudissements) ». M. le Président de la Confédération, se faisant l'interprète des applaudissements de MM. les Délégués, déclare M. Edouard Odier élu à l'unanimité Président de la Conférence et l'invite à occuper le fauteuil de la Présidence.

PRÉSIDENCE DE M. ÉDOUARD ODIER

M. le Président prononce le discours d'ouverture suivant :

<< Monsieur le Président de la Confédération,

<< Messieurs les Délégués des Hautes Puissances,

<< Monsieur le Président du Conseil d'Etat,

<< Messieurs,

« L'honneur que cette auguste assemblée a bien voulu me faire en m'appelant à la présidence m'est extrêmement sensible et j'en témoigne à vous tous, Messieurs, ma profonde reconnaissance.

« Cet honneur, je le reporte sur la Suisse, qui a pris l'initiative de la Conférence, et sur le Canton de Genève, où fut signée, en 1864, la Convention que nous sommes appelés à reviser.

« Je ne puis oublier aussi que la haute distinction qui m'est conférée est due à une circonstance fortuite. Le premier Délégué désigné par le Conseil fédéral était M. le Ministre Lardy, qui aurait dû occuper ce fauteuil. Retenu par d'importantes négociations, il se trouve empêché de présider à nos délibérations, qu'il eût dirigées avec une autorité et une science que je ne possède malheureusement pas. A défaut de ces conditions essentielles, j'ai, du moins, la plus grande bonne volonté, que je vous offre sans réserve.

<< Messieurs,

« L'assistance à donner sur les champs de bataille aux soldats blessés et malades est une question d'ordre humanitaire qui ne soulève aucun

conflit, ni de race, ni de politique, ni de religion. La souffrance est le lot commun de l'humanité, et sauf peut-être quelques philosophes stoïques aux yeux desquels, si l'on en croit Montaigne, la pitié est passion vicieuse, tous les hommes aspirent à la suppression ou tout au moins au soulagement de la souffrance. Une des causes qui, à des intervalles plus ou moins éloignés, produisent le mal physique, la douleur et la mort: c'est la guerre, la crise violente qui arme, les unes contre les autres, les peuplades ou les nations.

« On a longuement disserté sur la guerre. Les uns y voient un fléau indispensable, un mal nécessaire, presque un moyen salutaire pour conserver la vitalité des peuples, l'énergie de la volonté, l'esprit du sacrifice, en tous cas un remède héroïque contre l'avilissement des caractères et l'abâtardissement d'une race.

« Pour les autres, qui tendent de plus en plus à devenir la majorité, la guerre est une calamité horrible, une tare de la civilisation, une ultima ratio incompatible avec les idées de solidarité, de charité, de fraternité humaine, qui doivent succéder dans les relations de peuple à à peuple à la jalousie, à la haine, à l'instinct de destruction.

«De plus en plus, la conscience universelle demande que la solution des conflits entre les peuples ne soit pas livrée au sort des batailles, que du moins l'on n'ait recours à ce moyen extrême que si toute tentative d'accommodement a échoué, et pour les cas seulement où ce que l'on nomme l'honneur national est engagé.

Ai-je besoin de rappeler ici l'auguste intervention qui lançait il y a huit ans un appel à tous les peuples civilisés, les invitant à examiner la possibilité d'un désarmement partiel, d'une procédure d'arbitrage pour le règlement des conflits et d'un adoucissement dans les us et coutumes de la guerre ?

<< N'est-ce rien que ces nombreux traités d'arbitrage conclus chaque année entre les peuples pour la solution pacifique des conflits? Est-il téméraire ou illusoire d'y voir l'aurore d'une clarté nouvelle qui, se levant sur la terre, y répandra dans un lointain avenir la paix lumineuse et bienfaisante?

<< Mais il faut redescendre des hautes sphères de l'idéal et revenir à la réalité. La lutte armée est une contingence avec laquelle il faudra compter longtemps encore.

« Cependant la guerre étant admise comme un fait, ne peut-elle pas être modifiée dans les procédés d'exécution et dans l'effet cherché? Il semble que de nos jours il n'y ait plus assez de haine de peuple à peuple pour animer chaque soldat d'une rage personnelle contre celui qui combat en face de lui.

<< N'a-t-on pas vu dans mainte bataille, aux heures des armistices, les soldats, qui s'entretuaient quelques instants auparavant, fraterniser et se témoigner leur mutuelle estime? Puisque la lutte a pour but d'établir la suprématie d'un parti sur l'autre, ce résultat serait obtenu dès que serait mis hors de combat, pour la durée probable de la guerre, un nombre d'hommes suffisant à faire éclater cette suprématie. On ne rechercherait pas, dès lors, les engins les plus meurtriers et l'on proscrirait l'emploi des projectiles qui, en se déformant dans la plaie, produisent les effets les plus terribles.

<< En tout cas, le service sanitaire des armées devrait être amené à

ce point de perfection que toutes les chances de guérison des blessures fussent réunies.

«

<< Il est juste de constater que, si notre époque a vu perfectionner les engins de destruction, elle assiste, d'autre part, à de généreux efforts pour multiplier les soins aux blessés et pour accroître leurs garanties de complet rétablissement.

<< Aux temps barbares, on se préoccupait peu de leur sort: si on ne les achevait pas toujours, on les laissait trop souvent sans assistance. Il n'est même pas besoin de remonter bien haut dans la suite des âges pour constater à leur égard une certaine indifférence. Au xvi° siècle, le capitaine La Noue n'a-t-il pas écrit « que le lit d'honneur des blessés est un bon fossé où une arquebusade les aura jetés?» Il en parlait bien à son aise, le guerrier philosophe, et j'ai tout lieu de croire que si, au lendemain d'un combat où il eût été atteint par le feu d'une couleuvrine, il se fût réveillé de son évanouissement, bien couché dans un lit d'ambulance, il n'eût pas demandé à être reporté sur le lit d'honneur d'un bon fossé.

<< Heureusement tous les chefs d'armée ne furent pas aussi stoïques ou indifférents. L'historien allemand Gurlt a recueilli près de trois cents textes de cartels, conventions, armistices ou traités réglant le sort des blessés ou malades et du personnel sanitaire. Le plus ancien texte connu est la capitulation conclue le 30 novembre 1581 entre la ville de Tournay et Alexandre Farnèse, prince de Parme.

<< Voici, d'après Gurlt, cité par M. Louis Gillot dans son beau livre sur la revision de la Convention de Genève, le résumé des prescriptions contenues dans ces documents: Depuis l'époque où la mise en liberté sans rançon des médecins et infirmiers a été décidée (traité entre la France, l'Espagne et les Etats-Généraux du 26 mai 1673), il est établi que les médecins et infirmiers ne peuvent pas être dépouillés; qu'on doit leur accorder une complète liberté de mouvement dans l'intérieur des pays auxquels ils appartiennent; plus tard, il est dit qu'ils peuvent, munis de passeports des généraux commandants, retourner librement dans leur patrie; enfin, il est même déclaré qu'ils ne doivent jamais être faits prisonniers. Quant aux blessés et malades tombés entre les mains ennemies, on prend soin que même de la part de l'adversaire, le traitement et tous les secours nécessaires à leur situation leur soient assurés et que les frais qui en résultent soient liquidés convenablement et payés par le parti contraire; on convient de s'envoyer réciproquement et à intervalles réguliers des listes authentiques de ceux qui sont en traitement et de ceux qui sont morts. Dans le traité de 1743 entre le comte de Stair et le duc de Noailles, il est même dit que les blessés peuvent se faire emmener où bon leur semble, sous la condition, cependant, qu'ils ne feront plus de service militaire jusqu'à ce qu'ils aient été échangés ou que leur rançon ait été payée.

«

<< D'autres conventions disposent que les prisonniers de guerre qui, en suite de blessures, de vieillesse où d'infirmité, ne sont plus propres au service, doivent être renvoyés dans leur pays.

« On voit que la prescription de secourir les blessés, même ceux de l'ennemi, était devenue une règle générale; mais elle ne revêtit jamais le caractère de loi internationale permanente.

<< Ainsi les sentiments d'humanité, la bonne volonté envers les victimes

de la guerre, existaient depuis longtemps: ce qui manquait, c'était les moyens d'exécution. Les preuves abondent de la détresse du service sanitaire officiel.

« Après Malakoff, selon l'historien Gama, les ambulances des alliés en Crimée renfermaient 14.447 malades ou blessés, et dans ce « moment critique, les médecins d'ambulances n'étaient que 80 ».

« Le cœur ému par la pensée de tous ces êtres souffrants, tombés sur le champ de bataille et appelant à leur aide sans qu'aucune voix leur répondit, des philanthropes, des écrivains conçurent l'idée d'un appel aux bonnes volontés de tous les pays civilisés.

<< Ne devrait-on pas établir comme un droit international, le premier ⚫ de tous les devoirs humains, la pitié pour le frère blessé et sans < secours? » écrivait déjà en 1820 le docteur Wasserfuhr.

<< Après la guerre d'Italie, abondante en sanglantes rencontres, trois écrivains de nationalité différente, l'Italien Palasciano, le Français Arrault et le Genevois Henri Dunant, reprirent la même idée.

. En avril 1861, Palasciano montre l'insuffisance des soins donnés aux blessés; il propose la reconnaissance, par les Gouvernements, << du principe de la neutralité des combattants blessés ou grièvement • malades pendant tout le temps des traitements, et l'augmentation « illimitée du personnel sanitaire. »

Presque en même temps Arrault écrivait: « Un soldat blessé n'a < plus d'ennemi; il a droit aux égards de tous, et il devient un objet de « secourable pitié. » Pour assurer ce concours, il demandait la reconnaissance internationale de l'inviolabilité du personnel sanitaire, des fourgons d'ambulances, des ambulances légères et de tous les objets qu'ils renferment.

« Enfin, en 1862, parut le célèbre ouvrage d'Henri Dunant: Un Souvenir de Solferino, peinture émouvante des souffrances du blessé abandonné, parfois même maltraité, et réquisitoire chaleureux contre l'insuffisance des moyens de secours. La conclusion s'imposait évidente, urgente il est de toute nécessité d'augmenter les secours aux blessés; pourquoi ne pas utiliser des trésors inépuisables de bonté, de charité, de dévouement qui ne demandent qu'à trouver leur emploi ? Pourquoi ne pas créer des associations volontaires de secours aux blessés et aux malades? On sait quel retentissement eut le Souvenir de Solferino; il fut traduit dans toutes les langues. L'idée était désormais lancée; des hommes dévoués, à idées pratiques et judicieuses, à vues larges et étendues entreprirent de la réaliser. Et ici, qu'il me soit permis, bien que citoyen de Genève, de rendre un hommage mérité à cette modeste société qui a nom: la Société d'utilité publique de Genève, et à son dévoué président d'alors, M. Gustave Moynier, qui, depuis bientôt quarante-cinq ans, a consacré toute son énergie, tout son talent d'organisation, toute son ardeur philanthropique à la cause des militaires blessés et malades (Applaudissements unanimes).

« Pour qu'une idée généreuse se transforme en un progrès réel dans les mœurs et la législation, il faut une somme d'efforts, une persévérance, une foi véritable qui ne se laissent rebuter par aucune difficulté, décourager par aucun échec, lasser par aucune dose d'indifférence ou de mauvais vouloir.

< Le semeur doit avoir à ses côtés des bras qui arrosent le sol, qui

arrachent les mauvaises herbes, qui protègent les jeunes plantes jusqu'au moment où le moissonneur pourra venir pour la moisson triomphante.

<< Telle fut l'entreprise de la Société d'utilité publique de Genève, encouragée et assistée par de puissantes influences. Elle aboutit à la Conférence internationale, tenue à Genève en octobre 1863, qui décida la création d'un réseau de comités de secours dans tous les pays, et à la Convention de Genève du 22 août 1864.

<< Ce qu'est devenue l'œuvre universellement connue sous le nom de Croix-Rouge, je n'ai pas à l'exposer ici : les rameaux de l'arbre se sont étendus sur le monde entier.

<< Dans chaque pays, des comités centraux dirigent et contrôlent l'activité d'innombrables Sociétés de secours volontaires qui, tout en se tenant prêtes pour l'évènement d'une guerre, mettent leur personnel et leur matériel au service des populations atteintes par d'autres calamités.

<< Les plus augustes patronages leur sont acquis et l'on sait notamment quel intérêt portait à la Croix-Rouge la noble souveraine qui fut la première impératrice d'Allemagne.

pas

<< La Convention de Genève a mis plus de temps que l'œuvre de la Croix-Rouge à s'imposer à l'opinion, et cela se comprend, car il n'est de matière plus délicate que le droit des gens, et toute limitation des droits de l'Etat est difficile à faire accepter par les Gouvernements. << Pourtant, son utilité fut promptement reconnue et sa nécessité ne paraît plus contestée par personne. Lorsqu'en 1866 éclata la guerre entre l'Autriche, l'Italie et la Prusse, ces deux derniers Etats avaient déjà adhéré à la Convention. L'Autriche, la Saxe et le Hanovre ne l'avaient pas encore fait. Néanmoins, les armées prussiennes reçurent l'ordre de se conduire à l'égard des « officiers et médecins des établis<< sements sanitaires autrichiens conformément aux principes humani<< taires garantis par ce traité ».

<< De son côté, l'Autriche adhérait à la Convention avant même la fin de la guerre. A l'expérience, on avait constaté des lacunes et des défectuosités dans le traité de 1864. En 1868 déjà, une nouvelle Conférence, réunie à Genève, avait cherché à l'améliorer. Mais avant que les articles additionnels de 1868 eussent été ratifiés par les Puissances signataires de l'acte de 1864, la guerre éclatait, en 1870, entre la France et la Prusse. Ce fut, pour la Convention de Genève, une épreuve sérieuse. Elle n'était pas assez généralement connue, aussi les cas de non-observation n'ont-ils pas manqué, non plus que les abus auxquels elle a donné lieu; les lacunes du traité se firent de nouveau sentir. Malgré tout, l'impression générale lui resta favorable.

<< C'est un fait consolant et incontestable », a écrit Bluntschli, « que << dans aucune guerre européenne précédente, l'on n'a déployé une <«< charité aussi active, ni donné des soins aussi empressés aux blessés << et aux malades amis ou ennemis, que dans la dernière guerre franco<< allemande. »

Et de Corval disait de son côté : « Nous avons besoin d'une pareille loi internationale si, à l'avenir, chaque guerre ne doit pas << être purement carnage, pillage et incendie sans frein. »

«

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