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exposerait inévitablement une nation neutre à une accusation de manque de sincérité, ainsi qu'au mécontentement et aux justes plaintes du belligérant aux sujets duquel dans ces circonstances leur propriété ne serait pas restituée. »

Cas du navire espagnol

$ 2824. Les principes sur lesquels se fonde cette doctrine sont clairement exposés par le juge Story dans une décision rendue au La Amistad nom de la cour suprême des États-Unis.

de Rues et du corsaire vénézuélien La

Pendant la guerre de l'Espagne contre ses colonies de l'Amé- Guerrière. rique du Sud un navire espagnol, la Amistad de Rues, pris en haute mer par un corsaire vénézuélien, la Guerrière, avait été amené dans le port de la Nouvelle Orléans. Les propriétaires du navire espagnol provoquèrent une enquête, par laquelle il fut établi que le corsaire était venu pendant sa croisière et avant la capture renforcer son équipage aux États-Unis en violation de la neutralité de ce pays; la cour de district de la Nouvelle Orléans ordonna la restitution du navire et le paiement de dommages par le capteur.

Sur appel la cour suprême des États-Unis cassa la décision de la cour de district relative à ces dommages. En rendant son jugement le juge Story développa les observations suivantes :

«La doctrine affirmée jusqu'à présent par la cour est que toutes les fois qu'une capture est faite par un belligérant en violation de notre neutralité, si la prise est amenée volontairement dans notre juridiction, elle doit être restituée à ses propriétaires. Cette pratique est basée sur le droit général des gens, et la doctrine en est pleinement reconnue par l'acte du congrès de 1794. Mais la cour n'a jamais entendu étendre sa juridiction aux cas de violation de la neutralité au delà du pouvoir de décréter la restitution de la propriété spécifique, avec frais et dépens pendant la durée des procédures judiciaires.

« Or nous sommes requis d'accorder des dommages généraux pour pillage, et si les circonstances particulières d'un cas le demandent par la suite, nous pouvons être requis d'infliger des dommages exemplaires dans la même étendue que dans des cas ordinaires de préjudices maritimes. Nous répudions entièrement tout droit à infliger ces dommages, et nous considérons qu'il ne fait pas partie des devoirs d'une nation neutre de s'interposer, sur la seule base du droit des gens, pour régler tous les droits et les torts qui peuvent provenir d'une capture entre belligérants. Rigoureusement parlant il n'existe rien de semblable à des préjudices

Opinions

des

maritimes entre ennemis. Chacun a le droit incontestable d'exercer tous les droits de la guerre contre l'autre ; et l'on ne peut faire un sujet de plainte judiciaire de ce que ces droits soient exercés avec rigueur, lors même que les parties outrepassent les règles que les lois usitées de la guerre justifient. Du moins ces droits n'ont jamais été soumis à la compétence des tribunaux de prises des nations neutres. Les capteurs sont justiciables exclusivement de leur gouvernement pour tous excès ou toute irrégularité dans leur conduite, et une nation neutre ne doit intervenir que pour empêcher les capteurs d'obtenir des avantages injustes par une violation de sa juridiction neutre. Une nation neutre peut en effet infliger des pénalités pécuniaires ou autres aux parties pour une pareille violation; mais elle le fait ouvertement pour défendre ses propres droits, et non par voie de réparation en faveur du navire capturé.

<«< Quand une nation neutre est requise par l'un des belligérants d'agir en pareil cas, tout ce que la justice semble exiger, c'est qu'elle exécute loyalement ses propres lois et ne donne pas asile à la propriété injustement capturée. Elle est donc tenue de restituer la propriété, si elle se trouve dans ses ports; mais à part cela elle n'est pas obligée de s'interposer entre les belligérants. En effet s'il en était autrement, il n'y aurait pas de fin aux difficultés et aux embarras des tribunaux de prises neutres. Ils seraient forcés de se prononcer sous toute espèce de formes sur les transgressions maritimes in rem et in personam entre belligérants, sans avoir les moyens suffisants de constater les faits réels ou de contraindre les témoins à comparaître; ainsi ils feraient rentrer dans leur juridiction presque tous les incidents de prise. Une semblable ligne de conduite ferait naître nécessairement des irritations et des animosités, et entraînerait bientôt les nations neutres dans toutes les controverses et les hostilités des parties en lutte. Des considérations politiques viennent donc en aide à ce que nous regardons comme le droit des gens à ce sujet **. »

§ 2825. La plupart des publicistes sont d'accord pour ne reconpublicistes. naitre comme compétents en matière de prises que les tribunaux du pays des capteurs; cependant plusieurs ne le font pas sans réserves ni restrictions. Afin de mieux élucider les nombreuses et délicates questions internationales qui peuvent surgir de l'applica

Halleck, ch. 31, §3; Twis, War, § 235.

tion de ce principe de compétence, il nous parait nécessaire d'en

trer encore ici dans quelques développements sur le point de droit que nous examinons.

§ 2826. Étant posée l'éventualité de la saisie d'un navire neutre Lampredi. par un belligérant pour infraction aux devoirs de la neutralité, Lampredi, se fondant sur ce que ces infractions retombent sous l'empire du droit de nature, admet que le navire coupable doit être jugé par le tribunal des prises du capteur.

S2827. Galiani soutient, au contraire, que le souverain neutre doit seul être compétent pour juger les prises neutres.

$ 2828. Cauchy fait découler la compétence de l'État du capteur relativement à l'ennemi du droit de la guerre, « qui oblige les vaincus à subir la juridiction du vainqueur »; et il étend l'exercice de ce droit, partant la même compétence, aux neutres qui notamment transportent de la contrebande de guerre ou tentent de violer un blocus, parce qu'alors ils commettent des actes hostiles, qui les font rentrer dans la catégorie des ennemis.

Galiani,

Cauchy.

§ 2829. C'est aussi l'opinion de Hautefeuille. Pour lui le sujet Hautefeuille. neutre qui a manqué à ses devoirs en créant une cause légitime de capture s'est de fait isolé de sa nation et par là volontairement rangé dans la classe des belligérants; le considérant dès lors comme devant être abandonné par son gouvernement et assimilé à l'ennemi, il soutient que le coupable ne saurait être jugé que par les tribunaux du peuple entre les mains duquel il est tombé et auquel il a implicitement fait la guerre en favorisant son adversaire.

« La compétence des tribunaux belligérants, dit-il, pour juger les navires neutres saisis et conduits dans les ports du saisissant s'appuie donc principalement sur la non-solidarité des souverains neutres avec leurs sujets coupables de violation de leurs devoirs, sur le caractère hostile que l'infraction imprime à celui qui la commet, et sur l'espèce d'abandon fait par la nation du coupable, dont elle ne veut pas soutenir la conduite. Elle s'étend à tous les citoyens neutres coupables d'avoir violé les devoirs imposés par la loi primitive, par la loi secondaire, c'est-à-dire par les règles qu'ont posées les traités et adoptées toutes les nations, enfin par la loi spéciale aux deux nations intéressées, par les traités existant entre elles et encore en vigueur. Mais elle est limitée; elle s'arrête aux actes de violation des lois ayant un caractère international non contesté; elle ne peut jamais s'étendre à des infractions autres,

Massé.

Manning.
Wildman.

Phillimore.

parce qu'alors les bases sur lesquelles elle repose n'existent plus. »

$ 2830. Selon Massé, « il ne saurait y avoir d'autres juges de la validité des prises que l'État ou le souverain du capteur luimême, qui seul peut prononcer sur la légitimité ou la convenance des actes hostiles commis par ses délégués. »>

$ 2831. Les auteurs anglais et américains admettent pareillement la compétence de l'État du capteur : tel est l'avis de ManBurge. ning, de Wildman, de Burge et de Phillimore; ce dernier, comme nous l'avons fait observer, étend même cette compétence aux tribunaux de prises des gouvernements alliés des belligérants opinion fort contestable, à laquelle le jurisconsulte américain Kent apporte la rectification suivante :

Kent.

Wheaton.

Twiss.

Fiore.

§ 2832. «La question de savoir si la prise est légale ou non, ditil, appartient exclusivement aux tribunaux du pays du capteur. Le tribunal du capteur peut siéger sur le territoire de son allié; mais c'est une règle incontestée que le tribunal des prises d'un allié ne peut pas condamner et qu'aucun tribunal des prises ne peut légalement fonctionner dans un pays neutre. »>

S 2833. Wheaton, bien qu'admettant la compétence actuelle des tribunaux de prises, la considère comme illégitime à l'égard des neutres; mais il voit une garantie contre les actes de violence et de partialité qu'ils pourraient commettre dans la responsabilité dont le gouvernement du capteur couvre ses tribunaux; il ne peut cependant s'empêcher de faire remarquer que ces tribunaux n'ont pas toujours indemnisé les propriétaires condamnés arbitrairement par eux.

S 2834. Ces scrupules paraissent partagés par le publiciste anglais sir Travers Twiss, lorsqu'il dit : « S'il faut reconnaître que les formes judiciaires offrent aux neutres prima facie une meilleure garantie que leur propriété ne sera confisquée qu'autant qu'ils auront manifestement violé le droit des gens, ces mêmes formes judiciaires peuvent servir à violer l'exercice oppressif du droit de belligérant, si les juges ne comprennent pas le danger de laisser la méthode de leur droit municipal s'insinuer dans l'enquête sur un sujet qui n'est pas régi par les lois locales. »

§ 2835. Le publiciste italien Fiore fait aussi des réserves il reconnaît que dans le cas où le navire capturé est conduit dans un port du belligérant au nom duquel la saisie a été opérée, il doit être jugé par le tribunal que le belligérant a établi; mais si

le capturé se croit lésé, il doit s'adresser à son gouvernement, qui a l'obligation de le défendre. D'où il s'ensuit que le souverain du capteur n'a de juridiction ni sur le navire du capturé ni sur l'équipage, mais bien sur ses propres délégués, dont il a le droit d'examiner et de juger la conduite.

$ 2836. Le professeur Pierantoni pousse cette conclusion encore plus loin dans un mémorandum concernant un différend survenu en 1858 entre la Sardaigne et le roi de Naples à l'occasion de l'expédition Safri, il dit : « La juridiction du souverain qui commissionne des croiseurs, reconnue par le droit des gens, est acquise par la force; mais elle ne saurait être en aucun cas considérée comme une juridiction complète. »

§ 2837. Les publicistes allemands ne sont pas d'accord entre eux sur la question de compétence.

Pierantoni.

Si Kaltenborn admet comme juste la pratique ordinaire d'après Kaltenborn. laquelle le belligérant exerce la juridiction, Heffter, par con- Heffter. tre, tient cette juridiction pour suspecte et imparfaite, n'étant

à l'abri de contestation que lorsqu'elle est consacrée par des traités formels; autrement la déclaration de prise, selon lui, est au fond une mesure essentiellement politique, en faveur de laquelle on pourrait légalement invoquer tout au plus l'analogie du forum arresti sive deprehensionis (le tribunal du lieu de l'arrestation ou de la prise), bien entendu dans les cas seulement où le neutre a violé réellement ses devoirs envers le belligérant. Enfin il conteste la valeur des jugements rendus par les tribunaux de prises, auxquels il n'accorde l'autorité de la chose jugée que dans le territoire où ils sont rendus, et que les juges étrangers ne sont aucunement tenus de respecter.

$2858. Martens regarde pareillement comme une affaire d'usage et de traités plutôt que de droit absolu et de saine justice l'attribution de la juridiction dans les disputes qui s'élèvent à l'égard des prises entre le capteur et les réclamants au seul souverain du capteur, lors même que celui-ci se serait vu forcé de conduire sa prise dans le port d'une tierce puissance; aussi constate-t-il que les procédures et les décisions de ces tribunaux offrent un vaste champ de plaintes aux puissances neutres.

$ 2839. Klüber, posant en principe qu'en vertu de leur indépendance politique les États ne reconnaissent aucun juge commun et aucun d'eux surtout la juridiction de l'autre sur les siens, déduit de là que d'après le droit des gens naturel aucun tribunal

Martens.

Klüber.

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