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objets appartenant aux insurgés sudistes. Le Springbock ayant été amené à New York, la cause fut instruite devant un tribunal de prises, qui décida que les marchandises de contrebande trouvées à bord, ainsi que le reste du chargement et le navire lui-même, étaient de bonne prise. Le juge Betts résuma en ces termes les principes de sa sentence: « Lorsque dès la sortie du port neutre les articles de contrebande sont destinés à l'ennemi, ils sont légalement passibles de confiscation; lorsque en fait ces articles doivent être livrés et débarqués sur un point autre que celui spécifié dans les pièces de bord et qu'ils y sont réellement mis à terre et vendus, ce changement dans la destination déclarée à la sortie emporte confiscation; la répartition d'un chargement de marchandises illicites en plusieurs lots, transportés successivement à destination par des navires différents, ne détruit pas l'unité de l'opération primitive, laquelle subsiste intacte malgré les transbordements successifs auxquels elle a pu donner lieu; la subdivision par lots et l'emploi de plusieurs navires ne peuvent en effet avoir pour conséquence de rendre légitime et innocent ce qui, opéré en bloc, en une seule fois et par un seul bâtiment, aurait été défendu comme illicite.

«Que le navire doive simplement faire escale dans un port neutre et continuer ainsi son voyage vers un port ennemi, ou que le chargement doive être transbordé dans le premier port pour de là être réexpédié à destination du second, l'acte n'en constitue pas moins une infraction aux règles établies; et dans les deux cas il y a réellement une opération unique et complète depuis le point de départ jusqu'au lieu final de destination.

« La présence à bord d'un navire neutre d'une certaine quantité de marchandises illicites rend saisissable la totalité de la cargaison, et la capture peut en être prononcée aussi bien avant son arrivée dans le port intermédiaire d'escale que pendant son trajet du port neutre au port ennemi de destination.

Il est conforme aux règles générales du droit quejla saisie des objets de contrebande soit étendue à la portion licite du chargement, lorsqu'il est établi que l'ensemble du chargement appartient à un seul et même propriétaire. >>

Pour déclarer également de bonne prise la coque du Springbock le juge Betts se fonda sur ce que le droit international moderne sanctionne la condamnation des navires employés au transport dans les deux cas suivants : 1° lorsque le bâtiment et

Opinion des avocats de la couronne.

la cargaison appartiennent au même propriétaire; 2o lorsque la destination réelle de la contrebande saisie a été intentionnellement dissimulée. Le Springbock et sa cargaison n'appartenaient sans doute pas à une seule et même personne; mais la destination. avouée du chargement était fictive, puisque avant d'arriver à Nassau les marchandises devaient en réalité être réexpédiées vers un port ennemi.

D'un autre côté, la sentence admettait que le capitaine du Springbock n'ignorait pas quelle était la destination véritable de sa cargaison; qu'il avait quitté Londres sans se munir des factures et des manifestes exigés par les usages du commerce, et qu'il colorait cette négligence par des excuses de nature à corroborer le soupçon de mauvaise foi.

Finalement, la décision de première instance ayant prononcé la confiscation non seulement des articles de contrebande trouvés à bord, mais encore de toute la portion licite du chargement qui appartenait à la même personne et du navire auquel le transport en avait été confié, les propriétaires intéressés en appelèrent à la cour suprême de Washington, qui annula le jugement en ce qui concernait le navire et le confirma quant à la confiscation de la cargaison. C'est à tort, suivant nous, que la presse périodique, en s'occupant de cette grave affaire, a cherché à y rattacher des considérations de fiscalité, en montrant que le navire relâché pouvait valoir une trentaine de mille francs, tandis que la cargaison confisquée représentait une valeur de 1,650,000 fr. En réalité le point débattu dans l'espèce portait exclusivement sur une question des plus délicates du droit de prise et à l'égard de laquelle la valeur des objets capturés ne pouvait ni ne devait exercer la moindre influence (1).

S2474. Ainsi déboutés dans leurs instances, les ayant droit réclamèrent l'intervention du cabinet de Londres afin d'obtenir une indemnité du gouvernement de Washington. Le Foreign office, après avoir quelque temps hésité à intervenir, finit par soumettre la demande aux avocats de la couronne, qui se prononcèrent dans les termes suivants :

« Nous reconnaissons que la loi a été interprétée fidèlement dans le jugement de la cour suprême des États-Unis et que la justice en est évidente, si le chargement pris en Angleterre devait

(1) Voir le Mémoire diplomatique, du 23 avril 1868.

effectivement être transbordé à Nassau pour être ultérieurement conduit dans un port ennemi. Par contre, si, comme le prétendent les réclamants, l'embarquement de la cargaison a eu lieu sans autre intention que celle de la remettre au consignataire de Nassau pour être vendue bona fide par ses soins, il n'y avait pas lieu à confiscation, alors même qu'elle se serait composée intégralement d'objets de contrebande de guerre, ou que les acheteurs de Nassau l'auraient acquise avec l'arrière-pensée de la réexpédier à l'ennemi. La première observation que nous ferons, c'est que toutes les fois qu'un navire semble réellement et de bonne foi destiné à un port neutre (et c'est ici le cas), c'est aux capteurs à fournir la preuve claire et concluante du contraire. La cour suprême de Washington a dit avec raison que la confiscation doit reposer sur la destination. primitive et originaire du chargement; mais quand on examine de près les arguments invoqués à l'appui de la condamnation, on voit qu'ils sont inexacts en fait et erronés en droit.

<< Ainsi le premier argument affirme que le port de Nassau n'était pas le lieu de destination réelle; il ne repose que sur la forme irrégulière des connaissements, qui ne spécifiaient pas le contenu des colis et ne désignaient les consignataires que sous la simple qualification de représentants autorisés, laquelle est invoquée comme preuve qu'il s'agissait de dissimuler les destinataires véritables. Or nous avons sous les yeux une déclaration des principaux courtiers royaux de Londres, qui est d'accord avec notre expérience personnelle et atteste que les documents en question sont libellés dans la forme usitée et requise pour un port comme celui de Nassau. Il est vraisemblable que le tribunal a été induit en erreur par cette circonstance que les chargements pour les ports des États-Unis requièrent des indications plus détaillées pour satisfaire aux exigences des douanes américaines; mais comme les connaissements incriminés sont de tout point réguliers et conformes au libellé usité pour les ports des colonies anglaises, on prétendrait à tort en inférer une présomption d'intention frauduleuse.

« Le deuxième argument dont on s'est prévalu consiste à prétendre que les intéressés ne pensaient pas à réaliser la vente de leurs marchandises à Nassau même, puisque la cargaison devait être délivrée à ordre. Il est certain que le connaissement ainsi libellé signifiait le contraire d'une vente quelconque déjà effectuée dans ce port; mais ce n'est pas là la thèse soutenue par les réclamants, qui affirment simplement avoir expédié les marchandises

à un agent chargé d'en poursuivre la vente. Or, du moment qu'il en est ainsi, la forme des connaissements est des plus régulières. Nous pensons done que sur ces deux points importants la sentence a pris pour base une interprétation fautive des faits.

« La cour suprême s'appuie également sur le caractère et la composition de la cargaison pour en déduire que la destination finale ne pouvait pas être Nassau. Ce point, sur lequel la sentence insiste tout particulièrement, nous semble reposer sur une erreur manifeste. Le fait qu'une partie du chargement, voire même la totalité, constituait un cas de contrebande, loin de prévaloir contre la destination déclarée, la prouve indirectement, parce qu'il était beaucoup plus plausible d'expédier de la contrebande de guerre vers le port neutre de Nassau que vers les ports des belligérants. D'autre part, le commerce d'un neutre avec Nassau ne pouvait en aucun cas être qualifié d'illicite. Si A livre dans un lieu un chargement de fusils avec l'intention de le vendre sur place, ces armes ne peuvent être confisquées sous le prétexte que le vendeur doit s'attendre à ce que B les achètera pour les réexpédier dans un port belligérant. La nature du chargement ne justifie donc pas, à nos yeux, l'induction de la cour suprême que le chargeur ne les a pas expédiées de Londres pour les vendre à Nassau.

« Le dernier argument invoqué par la cour de Washington pour démontrer si l'on avait eu ou non l'intention de réaliser à Nassau même la vente bona fide des marchandises saisies est également fondé sur une appréciation erronée des faits. La cour dit en effet : <«< Si ces circonstances sont considérées comme insuffisantes pour « autoriser une conclusion péremptoire et absolue, on trouve une présomption bien plus forte dans la présence à Nassau du navire «la Gertrudis, évidemment destiné à forcer le blocus des ports <«< sécessionnistes après avoir effectué le transbordement des mar«chandises que le Springbock devait amener. Tout autorise à << penser que le premier de ces navires avait été expédié à la Pro

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vidence pour y attendre l'arrivée du second. Or ce point parti<«< culier, dont le tribunal américain s'est fait une arme pour donner « de la consistance à ses inductions, est complètement erroné; «< car le navire Gertrudis, loin d'attendre à Nassau l'arrivée du Springbock, se trouvait ancré en Irlande dans le port de Queens<< town; l'induction tirée d'un transbordement prémédité à Nassau << tombe ainsi d'elle-même. »

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« Il nous semble qu'aucun des arguments sur lesquels s'est

appuyé le tribunal ne suffit pour établir le seul cas qui eût rendu possible la confiscation et que toutes les circonstances de l'affaire se concilient parfaitement avec l'hypothèse, repoussée par les capteurs, d'une vente projetée à Nassau. Le rapport de M. R. W. Hart, qui nous a été communiqué, donne plus de force encore aux droits des réclamants; il y est démontré en effet comment à cette époque s'effectuaient à Nassau les ventes des chargements de l'espèce qui nous occupe, et ses déclarations formelles en ce qui concerne la cargaison du Springbock, ainsi que les instructions données pour sa vente, sont parfaitement d'accord avec les faits qui ressortent de l'enquête.

<< Prenant en considération l'ensemble des circonstances, nous nous sommes convaincus que si les faits servant de base à l'affaire avaient été clairement exposés et exactement compris tels qu'ils nous semblent résulter des documents placés sous nos yeux, la cargaison n'aurait pas été condammée. En conséquence la sentence est, dans notre opinion, entachée d'un abus de justice.

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Opinion de la presse eu

§ 2475. La presse européenne s'est beaucoup occupée de l'affaire que nous venons d'analyser, et elle a presque unanimement ropéenne. condamné comme dangereuse la jurisprudence consacrée à cette occasion par la cour suprême de Washington. Mais si ce reproche est fondé, il n'est pas moins délicat de se placer, pour réfuter cette jurisprudence, en dehors des conditions historiques et positives du droit international, ainsi que l'ont fait quelques-uns des écrivains qui l'ont combattue, en soutenant que le voyage d'un navire neutre entre deux ports qui le sont également ne permet en aucun cas d'attribuer à sa cargaison le caractère de contrebande de guerre, parce que ce caractère dépend uniquement de la réalité de la destination. « Une fois que la destination est bien déterminée, dit Gessner, il est parfaitement indifférent que le navire neutre fasse escale dans un port neutre d'où la contrebande de guerre doit être transportée dans un port belligérant, ou que les destinataires prennent possession de la marchandise dans le port neutre. Le lieu de destination n'a aucune importance; tout dépend de la destination elle-même, du fait que la marchandise est ou n'est pas destinée à un belligérant, du fait que l'on peut ou ne peut pas déduire des circonstances qu'elle sera appliquée aux besoins de la guerre. >>

Aussi lorsque le publiciste anglais Historicus (M. Vernon Harcourt) dit que pour constituer la contrebande de guerre il est in

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