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CHAPITRE XI.

SOPHISME QUI PROTÈGE LES PRÉV ARICATEURS

OFFICIELS.

Qui nous attaque, attaque le Gouvernement [ad metum].

CE E Sophisme consiste à considérer toute censure des hommes en place, toute dénonciation des abus, comme étant dirigée contre le Gouvernement lui-même, comme ayant pour effet nécessaire de l'avilir et de l'affoiblir.

Cette maxime est de la plus grande importance. Ceux qui la soutiennent savent bien ce qu'ils font. Si elle est une fois établie, tous les abus le seront aussi. Ceux qui en jouissent n'auront plus à craindre d'être troublés dans leurs jouissances. L'impunité sera pour celui qui fait le mal, et la peine pour celui qui le révèle.

Les imperfections d'un Gouvernement peuvent se réduire à deux chefs: 1.° la conduite de ses agents; 2.° la nature du système luimême, c'est-à-dire, des institutions et des lois.

Or, qu'on inculpe le système en général ou la conduite de ses agents, ces inculpations ne

peuvent que les déprécier plus ou moins, selon leur gravité, dans l'estime publique. Voilà ce qu'on ne peut nier. Mais que s'ensuit-il ?Des conséquences nuisibles pour le Gouvernement, ou des conséquences avantageuses? Telle est la question à examiner.

J'observe d'abord qu'il est bien injuste de confondre une attaque contre ceux qui gouvernent ou contre des institutions abusives, avec une inimitié contre le Gouvernement. C'est plutôt la preuve d'une disposition contraire; c'est parce qu'on aime le Gouvernement qu'on désire de le voir dans des mains plus habiles et plús pures, et qu'on souhaite de perfectionner le système de l'Administration.

« Une censure, dit Rousseau, n'est point » une conspiration. Critiquer ou blâmer quel»ques lois, n'est pas renverser toutes les lois. >> Autant vaudroit accuser quelqu'un d'assas>> siner les malades, lorsqu'il montre les fautes » des médecins. » Lettres de la Montagne. 6.°

Si je me plains de la conduite d'un individu dans le caractère de tuteur, ayant la charge d'un mineur ou d'un insensé, pourroit-on en conclure que je veux attaquer l'institution des Tuteurs? Entreroit-il dans l'esprit de personne telle fût ma secrète pensée ? Et si je montre

que

les imperfections de la loi relative aux tutelles, est-ce à dire que je ne veux point de loi de tutelle ?

Dire qu'on attaque le Gouvernement en censurant ses agents ou en relevant des abus publics, c'est dire qu'on ébranle les fondements de l'obéissance, et qu'on prépare la révolte ou l'anarchie.

Mais on connoît bien peu les principes sur lesquels repose la soumission des peuples, si l'on s'imagine qu'elle chancelle au moindre souffle de l'opinion publique, et qu'elle dépende de l'estime ou de la mésestime qu'on peut avoir pour tel ou tel Ministre, pour telle ou telle loi.

Ce n'est pas par égard pour les personnes qui gouvernent qu'on est disposé à leur obeir, c'est pour sa propre sûreté que chaque individu désire le maintien de l'autorité publique, c'est par le sentiment de la protection qu'il en reçoit contre les ennemis intérieurs et les ennemis étrangers.

S'il étoit même disposé à refuser son obéissance, par exemple, à ne pas payer les taxes, ou à ne pas se soumettre aux ordres des Tribunaux, il sent bien que ce ne seroit qu'un vœu impuissant et que sa résistance seroit une

folie, à moins que la même disposition ne se manifestat d'une manière assez générale pour détruire la force du Gouvernement. Mais quand un tel symptôme vient à éclater, ce n'est pas l'effet de la liberté de la censure, c'est celui d'un sentiment commun de malheur. Il n'y a point de liberté de la presse en Turquie : c'est cependant de tous les États connus celui où les révoltes sont les plus communes et les plus violentes.

La libre censure des agents et des actes du Gouvernement est, au contraire, un moyen de l'affermir, en ce qu'il place à côté du mal l'espoir de la guérison, en ce qu'il donne au mécontentement un moyen légitime de se faire entendre, et qu'il prévient, par-là, les complots secrets. La liberté de la presse est encore utile en ce qu'elle fournit à ceux qui gouvernent un indice assuré des dispositions de l'esprit public; en ce qu'elle met entre leurs mains un instrument puissant, pour rectifier l'opinion quand elle s'égare, et pour repousser d'injustes attaques ou de dangereuses calomnies: car la lice est également ouverte à tous; et, dans cette lutte, ceux qui possèdent le pouvoir ont de grands avantages sur leurs adversaires.

Quand ceux qui pourroient détruire les abus

ne le veulent pas, y a-t-il quelque autre moye■ d'y remédier, violence à part, que d'éclairer le public, en exposant l'incapacité ou la corruption de ceux qui gouvernent, et, par conséquent, en les dépréciant dans l'estimation générale? Préférez-vous un état de choses qui, en identifiant les gouvernants avec le Gouvernement, produise enfin un despotisme absolu ?

Non, dira-t-on. Si les censures étoient justes et modérées, elles seroient un bien. Ce sont les abus de cette liberté qui la rendent intolérable.

Le point de perfection seroit sans doute que la censure ne fût jamais injuste ni exagérée; mais cette perfection n'appartient pas à la nature humaine. Il faut nécessairement prendre un parti, admettre toutes les accusations ou n'en admettre aucune.

On n'a que le choix entre ces deux maux :' les admettre toutes, et par-là en admettre d'injustes; -les exclure toutes, et par là en ex

clure de justes.

Prenez le parti de l'exclusion, qu'en résultet-il? Dès qu'il n'y a plus de frein, les abus iront toujours en augmentant jusqu'à ce qu'on arrive à l'excès du mal. Les hommes en place doivent se corrompre de plus en plus, dès qu'on

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