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miques et politiques les plus aiguës, de cette question fondamentale, de la modification de la croyance générale, du dogme et des applications cultuelles et déontologiques qui en résultent; transformation qu'elle tenta d'opérer dans le sens spontané et naturel du mouvement humain, c'est-à-dire en suivant le courant d'idées et les mutations de sentiment qui s'étaient manifestés à cet égard bien avant 1789, et qui alors se résumaient dans l'action de Voltaire et de Rousseau attaquant surtout, l'un le catholicisme, l'autre la féodalité ou les inégalités sociales, mais concluant tous deux au déisme; et aussi dans celle des encyclopédistes, à la fois révolutionnaires et organiques, suivant les deux courants essentiels du mouvement de la civilisation générale, principalement représentés par Diderot et d'Holbach, Turgot, d'Alembert, Condorcet...

Et si la transformation nécessaire, indispensable et inévitable, eut de petits commencements, si elle fut longtemps à se traduire dans les faits et à se caractériser par des mesures décisives, si les réformateurs allèrent lentement et ne découvrirent pas tout d'abord leur dessein, c'est qu'ils avaient devant eux un objectif formidable, l'Église catholique, apostolique et romaine, si longtemps maîtresse, encore appuyée sur l'habitude et le respect des masses; colosse tant de fois séculaire qui, outre son prestige moral, avait une puissance féodale proportionnée à ses immenses richesses, sans parler du bras séculier si facilement exterminateur, entièrement enclin à satisfaire ses exigences, voire son bon plaisir, pour sauvegarder les apparences de la foi et se soutenir mutuellement.

On changea d'abord, et de fond en comble, la situation économique du clergé, ce qui diminuait d'autant sa puissance temporelle et son crédit, en remplaçant l'ancien système des bénéfices et dîmes, casuel, franches-aumônes, donations et legs, par un traitement annuel fixe payé au prêtre par l'État, et en reprenant au profit du Trésor public tous les biens dits ecclésiastiques. On changea en même temps, et profondément, la situation de l'ancienne hiérarchie sacerdotale, en diminuant ses attaches avec Rome et en la subordonnant plus étroitement à l'État. On substitua l'élection ou le choix par la nation, par le peuple, au choix du pape et du roi, pour la nomination des évêques. Enfin on supprima la milice du Saint-Siège, les moines, etc.

Aurait-on osé faire, aurait-on pu seulement concevoir de pareils changements en 1789, si les hommes du xvIe siècle eussent pensé et senti comme ceux du xn? si tous les esprits, plus ou moins, n'eussent été profondément modifiés, lors de l'ouverture des États-généraux, dans leur manière de voir, dans leur attachement à l'idée théologique

en général et au catholicisme romain lui-même? si, dans la conscience publique, le droit de libre examen n'eût désormais contre-balancé le principe du Credo quia absurdum, la foi aveugle et absolue? Mutation capitale, que l'on devait au mouvement d'abord spontané et bientôt systématique de décomposition spirituelle représenté par le protestantisme, dans les siècles précédents, et à la philosophie du temps ellemême, issue de la controverse religieuse, de la critique du dogme, ainsi que du progrès des sciences et des arts techniques.

Aussi, la Révolution, grâce à ce mouvement des esprits, devait-elle aller et alla, en effet, beaucoup plus loin en 1793, au plus fort de la domination de la doctrine révolutionnaire, au plein de ses applications à la destruction de tous les éléments de l'ancien régime, institutions religieuses, politiques et sociales, on songea, et très sérieusement, très énergiquement, à Paris et dans toute la France, à déchristianiser le pays par acclamation populaire et par voie administrative; on voulut supprimer légalement le catholicisme, et non seulement le catholicisme romain mais le catholicisme constitutionnel, mais le protestantisme et le judaïsme, toute foi chrétienne, toute tradition biblique, toute révélation, toute croyance théologique! On décida de remplacer les dogmes antiques, la foi en Dieu, par une conception nouvelle, le culte de la Raison, anticipation formelle sur cette doctrine de l'Humanité qui ne devait surgir définitivement que beaucoup plus tard, quand les lois naturelles de l'ordre et du progrès social seraient connues et le cycle des connaissances scientifiques ou positives complètement achevé... Tel était au moins le credo des réformateurs logiques et de quelque portée, car on ne détruit que ce qu'on remplace, et, en faisant table rase des croyances religieuses et des pratiques cultuelles de l'ancien régime, les novateurs réfléchis entendaient évidemment y substituer un procédé de ralliement intellectuel et moral conforme aux aspirations des temps nouveaux.

Or ce fait si considérable et si étrange à nos yeux, inattendu pour tant d'observateurs qui en avaient laissé passer, sans prendre garde, la préparation séculaire, et qu'un beaucoup trop grand nombre d'esprits, en dehors du vulgaire, est habitué à considérer encore comme un acte de démence, ou comme une farce impie, détestable, comme une profanation et un sacrilège, est, au contraire, par les démonstrations de l'histoire, au jugement de la Philosophie positive qui nous couvre ici de son autorité, une manifestation sociale toute naturelle et tout à fait conséquente avec ses antécédents, un fait psychologique des plus liés, un processus mental normal et très rationnel, puisqu'il est venu reconnaître et proclamer deux contingences de premier ordre : à savoir que

le théologisme, chez les nations les plus avancées, ayant épuisé toute son action, avait entièrement accompli, et depuis longtemps, sa tâche civilisatrice; qu'il y était normalement fini; et que, d'autre part, comme le ralliement de l'espèce ne peut s'obtenir sans un gouvernement spirituel, sans une direction intellectuelle et morale, en se soustrayant définitivement à la tutelle fictive et provisoire de Dieu, on n'entendait pas pour cela anéantir le procédé synthétique par excellence, l'institution-mère à laquelle notre espèce doit tant pour sa constitution en sociétés régulières et pour le perfectionnement de sa nature, la religion! mais que l'on voulait le « régénérer », au contraire, l'élever et lui assurer l'amélioration suprême en lui faisant changer d'objet, en mettant l'Humanité à la place de Dieu, et lui procurant enfin un dogme réel, une foi stable et définitive, le système complet des sciences. Le culte de la Raison, avec ses accessoires, sacrements civiques, autels de la Patrie, calendrier républicain, enseignement moral, fêtes sociales, décadaires et annuelles, n'avait pas d'autre origine, d'autre pressentiment, d'autres tendances ni d'autre but. Et il est si vrai que la relation du concret à l'abstrait existe, que le lien logique qui unit la pratique à la théorie, la politique à la religion considérée comme explication générale du monde et de l'homme et comme direction synthétique de nos sentiments et de nos pensées réagissant sur nos actes, se maintient toujours au fond des événements humains, et que cette harmonie, cette union sont dans l'ordre naturel et permanent des choses, qu'on voit la religion de l'an II marquer, en ce temps de destruction et de prodigieux enfantement, l'apogée de l'action républicaine; tout comme la décroissance de cette politique d'affranchissement et de rénovation, sa perversion rapide par le retour à la tyrannie, à la confusion des deux pouvoirs spirituel et temporel, à la domination arbitraire d'un seul, sous Robespierre, coïncident avec le renouveau de théologisme marqué par l'imposition légale, meurtrière et rétrograde du culte de l'Etre-suprême : de même qu'avec Bonaparte et la restauration du gouvernement militaire, se relèvent les autels du catholicisme.

Voilà donc bien le sujet de notre livre, l'objet de notre étude : après des considérations très résumées, philosophiques et historiques, sur la décomposition spontanée de l'ancien régime envisagé dans ses éléments spirituel et temporel, l'Église et la royauté, décomposition constituant la Révolution même et amenant la grande crise, cette convulsion de tout un peuple que l'on appelle communément la Révolution française, nous montrerons l'autorité, le prestige et l'influence des anciennes forces publiques diminuant de siècle en siècle

et tombant rapidement, après la convocation des États-généraux en 1789, par le fait de l'action accélérée de l'émancipation religieuse et politique antérieure; ainsi que l'avancement du progrès républicain toujours proportionnel à la désaffection envers l'autel et le trône, marchant en raison de l'émancipation et de la mésestime où étaient arrivés l'ancien culte et l'ancien dogme, pour s'élever, en 1793, à l'apogée du mouvement de rénovation sociale, par l'avènement du culte de la Raison!... mais subissant presque aussitôt un recul funeste et qu'on ne put désormais arrêter, par un retour au théisme, par le triomphe éphémère du déisme légal, de la religion de Rousseau ou de la croyance officielle à l'existence de l'Etre-suprême et de l'immortalité de l'âme, le parti de Robespierre l'ayant emporté sur ceux de la Commune et de Danton, qui représentaient l'émancipation théologique de Diderot et de d'Holbach..., transition inévitable pour arriver au rétablissement prochain de l'ancien régime, par l'Empire, tout au moins dans ses éléments spirituel et temporel, le catholicisme et la monarchie; l'ordre administratif et économique établi en 1791 étant tenu essentiellement, et fort prudemment, en dehors de cette rétrogradation.

Nous pourrons de la sorte embrasser tout le mouvement religieux, de juillet 1789 à juillet 1801, époque du Concordat, et en tirer les hauts enseignements qu'il comporte dans l'avenir, pour l'amélioration définitive de notre situation sociale actuelle; car c'est le rôle indispensable de l'histoire d'éclairer l'avenir par la connaissance du passé, pour améliorer le présent.

Nos pères de 1793 eurent, à cet égard, la divination des choses. futures, la foi dans l'avenir, auxquelles nous devons emprunter l'élan magnanime, fécond, la direction sûre qui nous permettront, avec les acquisitions qu'a pu faire la pensée moderne, de terminer enfin leur

œuvre.

Nous allons donc jeter un coup d'œil sur la genèse et l'évolution de l'idée de Dieu, sur l'invention des dieux et de dieu par l'homme; nous les suivrons depuis leur origine jusqu'à nos jours, à travers le temps et l'espace, suivant les àges et selon les lieux. Puis, dans cette histoire naturelle de la religion, prenant à part la manifestation de 1793, tout humaine et laïque, nous la considérerons dans ses analogies et ses différences avec les cultes qui l'ont précédée et avec la conception dernière qui forme le couronnement de la grande synthèse scientifique qui s'est constituée de siècle en siècle, en dehors des divers dogmes théologiques et métaphysiques qu'elle est appelée à remplacer un jour.

C'est seulement après une telle exposition que nous pourrons nous rendre compte, apprécier la valeur et constater la légitimité de la tentative religieuse du tiers-état français en l'an II.

I

Préparation humaine.

FÉTICHISME, ASTROLATRIE, POLYTHÉISME.

1. Fétichisme.

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Origine et nature de l'évolution humaine, Logique essentielle du fétichisme.

« L'homme a partout commencé par le fétichisme le plus grossier, comme par l'anthropophagie la mieux caractérisée, a dit Auguste Comte, dont nous allons suivre ici la doctrine; malgré l'horreur et le dégoût que nous éprouvons justement aujourd'hui au seul souvenir d'une semblable origine, notre principal orgueil collectif doit consister précisément, non à méconnaître vainement un tel début, mais à nous glorifier de l'admirable évolution dans laquelle la supériorité graduellement développée de notre organisation spéciale nous a enfin tant élevés au-dessus de cette misérable situation primitive, où aurait sans doute indéfiniment végété toute espèce moins heureusement douée1. »

A cette déclaration essentielle nous ajouterons, pour mieux établir la médiocrité de notre point de départ et la grandeur de notre évolution, le tableau qu'un des esprits les plus fermes et les mieux renseignés de l'antiquité romaine, Caïus Plinius Secundus, a tracé de la faiblesse native du principal agent de la civilisation :

Le premier rang, à bon droit, est attribué à l'homme, pour qui la nature paraît avoir engendré tout le reste; elle fut si cruelle dans le prix qu'elle attacha à de si grands bienfaits, qu'il n'est pas possible de juger si elle fut pour l'homme meilleure mère que trop cruelle marâtre.

Avant tout, seul de tous les animaux, elle voile sa nudité de dépouilles étrangères; aux autres elle a varié les téguments: ce sont des tests, des coquilles,

1. Cours de Philosophie positive, t. V, p. 32. Voir tout ce volume et le suivant ainsi que le tome III du Système de Politique positive (Philosophie de l'histoire). — Consulter en outre Du culte des dieux fétiches ou parallèle de l'ancienne religion d'Égypte avec la religion actuelle de Nigritie, par le président de Brosses, M DCC LX. — Les plus récentes explorations du continent africain ont permis d'y constater la persistance séculaire du fétichisme et de l'anthropophagie, notamment dans l'Oubanghi.

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