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Laissez-moi vous mettre sur la route, au moins. -Vous quitter le plus tard possible, après les obligations que je vous ai, sera un grand bonheur pour moi.

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Vous me donnerez bien le temps de mettre de côté mon habit d'ambassadeur?

A Votre Excellence personnellement, je donnerai le temps qu'elle me fera l'honneur de me demander.

· Alors, remontons en voiture et repassons par l'ambassade.

Le moine fit un signe d'assentiment.

La calèche attendait à la porte du Vatican; le moine et l'ambassadeur y montèrent.

Pas une parole ne fut échangée entre eux pendant le trajet; on arriva à l'ambassade.

M. de Chateaubriand rentra avec le moine dans son cabinet, après avoir adressé quelques mots à l'huissier.

Puis, de son cabinet, il passa dans sa chambre.

A peine la porte de sa chambre était-elle fermée, que l'on apporta une table à deux couverts toute servie.

Dix minutes après, M. de Chateaubriand rentra, ayant dépouillé son uniforme et s'étant revêtu de ses habits ordinaires.

Il invita frère Dominique à se mettre à table et à manger. J'ai fait vou, en partant de Paris, dit le moine, de prendre mes repas debout, de ne manger que du pain et de ne boire que de l'eau, jusqu'à mon retour à Paris.

Pour cette fois, mon père, dit le poëte, je partagerai votre vœu; moi aussi, je ne mange guère que du pain et ne bois guère que de l'eau. Il est vrai que cette eau est l'eau de la fontaine Trevi!

Tous deux mangèrent debout un morceau de pain et burent un verre d'eau.

Partons! dit le premier le poëte au moine
Partons, répéta celui-ci.

La voiture attendait.

- A Torre-Vergata, dit l'ambassadeur. Puis, se retournant vers le moine :

C'est ma promenade de tous les jours, dit-il; je n'ai donc pas même le mérite de me détourner de mon chemin pour vous.

La voiture gagna la rue del Corso, la place du Peuple

cu plutôt du Peuplier, car peuple et peuplier se disent de la même façon en italien - et puis la route de France.

On passa près de la ruine intitulée le Tombeau de Néron. Tout est Néron à Rome.

Voltaire a dit de Henri IV:

Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire.

Néron est le seul empereur dont se souviennent les Romains. « Qu'est-ce que ce colosse? - C'est la statue de Néron. Qu'est-ce que cette tour? C'est la tour de Néron. Qu'est-ce que ce tombeau ? C'est le tombeau de Néron.. Et tout cela est dit sans aucune exécration, sans aucune haine. Les Romains de nos jours lisent peu Tacite.

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Qui a pu valoir à l'assassin de son frère Britannicus, de sa femme Octavie et de sa mère Agrippine, cette immense popularité?

Ne serait-ce point qu'au milieu de tous ses crimes, Néron était artiste?

C'est du virtuose et non de l'empereur que le peuple se souvient; non pas du César à la couronne d'or, mais de l'histrion à la couronne de roses.

A une lieue à peu près du tombeau de Néron, la calèche s'arrêta.

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Voici où je m'arrête, dit le poëte; voulez-vous que la voiture vous conduise plus loin?

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Où s'arrêtera Votre Excellence, je m'arrêterai moimême, mais le temps seulement de lui faire mes adieux. Alors, adieu, mon père, dit le poëte, et Dieu vous conduise!

Adieu, mon illustre protecteur! dit le jeune homme. Je n'oublierai jamais ce que Votre Excellence a fait pour moi, et surtout ce qu'elle a eu le désir de faire.

Et le moine fit un pas en arrière, les mains croisées sur sa poitrine.

- Ne me donnez-vous point votre bénédiction avant de me quitter? dit le vieillard au jeune homme.

Le moine secoua la tête.

-Ce matin, dit-il, je pouvais encore bénir; mais, cette après-dinée, avec les pensées que j'ai au cœur, la bénédiction serait mauvaise et pourrait bien vous porter malheur.

Soit, mon père, dit le poëte. C'est donc moi qui vous bénis. J'use du droit que me donne mon âge. Allez donc, et que Dieu soit avec vous !

Le moine s'inclina une dernière fois et prit le chemin de Spolète.

Il marcha pendant une demi-heure sans se retourner une fois vers Rome, qu'il quittait pour ne la revoir jamais sans doute, et qui ne semblait pas occuper plus de place dans son esprit que le dernier village de France.

Le poëte le suivit des yeux, immobile et muet, tant qu'il put le voir, l'accompagnant de son regard au retour, comine avait fait Salvator au départ.

Enfin frère Dominique disparut derrière la petite montée de la Storta.

Pas une seule fois le pèlerin de la douleur n'avait retourné la tête.

Le poëte lui jeta un dernier soupir, et, la tête basse, les bras inertes, il s'en alla rejoindre un groupe hommes qui l'attendaient à gauche de la route, près d'une fouille commencée...

Le même soir, il écrivait à madame Récamier:

J'ai besoin de vous écrire, car j'ai le cœur triste.

» Cependant, je ne vous parlerai pas de ce qui m'attriste le cœur; mais je vous parlerai de ce qui m'occupe l'esprit : de mes fouilles. Torre-Vergata est un bien de moines, situé à une lieue à peu près du tombeau de Néron, sur la gauche en venant de Rome, dans l'endroit le plus beau et le plus désert. Là est une immense quantité de ruines à fleur de terre recouvertes d'herbes et de chardons. J'y ai commencé une fouille avant-hier mardi, en cessant de vous écrire ; j'étais accompagné de Visconti, qui dirige la fouille. Il faisait le plus beau temps du monde; une douzaine d'hommes armés de bêches et de pioches qui déterraient des tombeaux et des décombres de maisons et de palais dans une profonde solitude, offrait un spectacle digne de vous; je faisais un seul vou: c'est que vous fussiez là. Je consentirais volontiers à vivre avec vous, sous une tente, au milieu de ces débris.

› J'ai mis moi-même la main à l'œuvre; les indices sont excellents; j'espère trouver quelque chose qui me dédom

magera de l'argent que je mets à cette loterie des morts. Dès le premier jour, j'ai trouvé un bloc de marbre grec assez considérable pour faire le buste du Poussin. Hier, nous avons découvert le squelette d'un soldat goth et le bras d'une statue de femme. C'était rencontrer le destructeur avec la ruine qu'il avait faite; nous avons une grande espérance de retrouver ce matin la statue. Si les débris d'architecture que j'amène au jour en valent la peine, je ne les renverserai pas pour vendre les briques, comme on fait ordinairement: je les laisserai debout, et ils porteront mon nom; ils sont du temps de Domitien, nous avons une inscription qui nous l'indique. C'est le beau temps de l'art romain.

› Cette fouille va devenir le but de mes promenades; je vais aller m'asseoir tous les jours au milieu de ces débris, et puis, quand je serai parti avec mes douze paysans à demi nus, tout retombera dans l'oubli et le silence... Vous représentez-vous toutes les passions, tous les intérêts qui s'agitaient autrefois dans ces lieux abandonnés ? Il y avait des maîtres et des esclaves, des heureux et des malheureux, de belles personnes que l'on aimait et des ambitieux qui voulaient être ministres; il y reste quelques oiseaux, et moi, encore pour un temps fort court; nous nous envolerons bientôt. Dites-moi, croyez-vous que cela vaille la peine d'être un des membres du conseil d'un petit roi des Gaules, moi barbare de l'Armorique, voyageur chez deз sauvages d'un monde inconnu des Romains, et ambassadeur auprès de ces prêtres que l'on jetait aux lions? Quand j'appelai Léonidas à Lacédémone, il ne me répondit pas ; le bruit de mes pas à Torre-Vergata n'aura éveillé personne, et, quand je serai à mon tour dans le tombeau, je n'entendrai pas même le son de votre voix. Il faut donc que je me hâte de me rapprocher de vous et de mettre fin à toutes ces chimères de la vie des hommes. Il n'y a de bon que la retraite et de vrai qu'un attachement comme le vôtre.

› F. DE CHATEAUBRIAND. ▾

La malle qui part tous les jours à six heures du soir de Rome emporta cette lettre, et, vers onze heures de la nuit, laissa entre Baccano et. Nepi un pèlerin assis sur une pierre au bord de la route.

Ce pèlerin, c'était frère Dominique, qui faisait sa première halte sur le chemin de Rome à Paris.

XCIV

Épitre d'un maître chanteur.

Pendant que l'abbé Dominique revient à Paris, le cœur brisé par le sombre résultat de son pèlerinage, que nos lecteurs nous permettent de les conduire rue Mâcon, chez Salvator.

Là, ils apprendront quel terrible événement avait amené, à sept heures du matin, Régina chez Pétrus.

Salvator, absent depuis quelques jours, venait de rentrer chez lui, lorsqu'il fut interrompu au milieu des tendresses de Fragola et des caresses de Roland, par trois coups frappés à la porte.

A cette manière de frapper, il reconnut un des trois amis; il alla ouvrir: c'était Pétrus.

Salvator recula de deux pas devant la figure décomposée du jeune homme.

Il lui prit vivement les deux mains.

Mon ami, lui dit-il, il vient de vous arriver un grand nalheur, n'est-ce pas ?

- Un malheur irréparable, répondit Pétrus d'une voix presque inintelligible.

-

Je ne connais qu'un malheur irréparable répondit gravement Salvator: c'est la perte de notre honneur, et je n'ai pas besoin d'ajouter que j'ai autant de foi dans le vôtre que dans le mien.

Merci, répondit affectueusement Pétrus en serrant éner, giquement les mains de son ami.

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