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que j'ai besoin de faire une ou deux commissions pour com pléter vos cinq cent mille francs.

Et, le sourire sur les lèvres, Salvator salua de la main Pétrus, lequel reprit, en songeant à tout ce qui venait de se passer, le chemin qui conduisait à la rue Notre-Dame-desChamps.

Comme nous n'avons rien à faire dans l'atelier du peintre, suivons Salvator, non point du côté de la rue aux Fers, où il n'avait nul dessein d'aller, quoi qu'il en eût dit à Pétrus, mais rue de Varennes, où était située l'étude du digne notaire que nous avons déjà eu l'honneur de présenter à nos lecteurs sous le nom de maître Pierre-Nicolas Baratteau.

XCV

Le stellio-notaire.

Il en est des notaires comme des poulets, avec cette différence que l'on mange les uns et que l'on est mangé par les autres. Il y a donc de bons et de mauvais notaires, comme il y a de bons et de mauvais poulets.

M. Baratteau appartenait à cette dernière catégorie: c'était un mauvais notaire dans toute l'acception du mot, et d'autant plus mauvais qu'il jouissait, dans tout le faubourg Saint-Germain, d'une réputation d'intégrité égale au moins à celle dont jouissait, à Vanvres, l'honnête M. Gérard.

Il était question, pour le récompenser de cette probité proverbiale, d'en faire un maire, un député, un conseiller d'État, ou quelque chose d'approchant.

M. Lorédan de Valgeneuse protégeait fort maître Barat

teau. Il avait usé de tout son crédit près du ministre de l'intérieur pour le faire nommer chevalier de la Légion d'honneur; on sait que le crédit de M. Lorédan de Valgeneuse était grand; aussi avait-il obtenu la croix demandée; l'honnėte notaire venait donc d'être décoré, au grand scandale de ses clercs, qui, sachant vaguement qu'il avait hypothéqué un immeuble dont il n'était point parfaitement certain d'êtr propriétaire, l'accusaient tout bas d'être coupable du crime de stellionat et appelaient ironiquement entre eux leur digne patron le stellio-notaire.

L'accusation n'était point parfaitement juste; le stelliona consiste, en termes de jurisprudence, à vendre deux fois à deux acquéreurs différents une même chose qui vous appartient. Maître Baratteau, si bien instruite que se crût la chronique scandaleuse, ne s'était pas précisément rendu coupable de ce délit; il avait hypothéqué une chose qui ne lui appartenait pas; ajoutons que, lorsqu'il avait commis cette peccadille, il était maître clerc et non pas notaire; qu'il ne l'avait commise que pour acheter son étude; que, l'étude achetée sur la dot de sa femme, il avait remboursé la dette et fait disparaître, par bonnes et valables quittances, le délit primitif. Cette qualification de stellio-notaire, que les clercs de maître Baratteau donnaient à leur patron, était donc doublement défectueuse. Mais il faut pardonner quelque chose à de jeunes praticiens, égarés par la vue d'un ruban rouge comme le sont les taureaux d'un cirque par la capa écarlate du torero.

C'était chez ce douteux personnage, après ce que nous venons de dire l'épithète ne paraîtra peut-être pas exagérée, -c'était, répétons-nous, chez ce douteux personnage que se rendait Salvator.

Il arriva au moment où maître Baratteau reconduisait un vieux chevalier de Saint-Louis, devant lequel il s'inclinait de la plus humble façon.

En apercevant Salvator à la place où il venait de saluer, avec tant d'humilité, son noble client, maître Barattéau jeta. sur le commissionnaire un regard dédaigneux qui équivalait à cette question: « Quel est ce manant ?>

Puis, comme Salvator faisait semblant de ne point comprendre la dédaigneuse et muette interrogation, maitre Baratteau la reproduisit tout haut en s'adressant à l'un de se

clercs avec cette variante, et en passant devant Salvator sans le saluer :

-

--

Que veut cet homme ?

- Je désire vous parler, monsieur, répondit le commissionnaire.

-

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Vous êtes chargé de me remettre une lettre?

Non, monsieur, je viens vous parler pour moi-même. - Pour vous-même ?

Oui.

Vous avez une affaire à couclure à mon étude?

- J'ai à causer avec vous.

Dites à mon maître clerc ce que vous avez à me dire, mon ami; ce sera la même chose.

Je ne puis le dire qu'à vous.

Alors, repassez un autre jour; aujourd'hui, je n'ai pas le temps.

Je vous demande pardon, monsieur, mais c'est aujour d'hui, et non pas un autre jour, qu'il faut que je vous parle de cette affaire.

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Le ton de fermeté grave avec lequel Salvator avait prononcé les quelques paroles que nous venons de rapporter, n'avait point laissé que d'impressionner maître Baratteau.

Il se retourna donc assez étonné, et, comme prenant son parti, mais sans faire entrer Salvator dans son cabinet:

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Eh bien, voyons, que me voulez-vous? dit-il. Contezmoi votre affaire en deux mots.

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Impossible, dit Salvator: mon affaire n'est point de celles qui se disent entre deux portes.

Vous serez bref, au moins?

J'ai besoin d'un bon quart d'heure d'entretien avec vous, et encore je ne sais pas si, au bout d'un quart d'heure, vous serez décidé à faire ce que je désire.

Mais, alors, mon ami, si la chose que vous désirez est si difficile...

Elle est difficile, mais faisable.

Ah çà! mais vous êtes pressant!... Savez-vous qu'un homme comme moi n'a pas de temps à perdre?

· C'est vrai; mais je vous promets d'avance que vous ne

regretterez point le temps perdu avec moi; je viens de la part de M. de Valgeneuse.

Vous ? demanda le notaire étonné, en regardant Salvator d'une façon qui signifiait : « Quel rapport ce commissionnaire peut-il avoir avec un homme comme M. de Valgeneuse? >

Moi, répondit Salvator.

- Entrez donc dans mon cabinet, dit maître Baratteau vaincu par la persistance de Salvator, quoique je ne comprenne pas quel rapport peut exister entre M. de Valgeneuse

et vous.

Vous allez le comprendre, dit Salvator en suivant maître Baratteau dans son cabinet et en fermant derrière lui la porte qui séparait le cabinet de l'étude.

Au bruit que fit Salvator, le notaire se retourna.

Pourquoi fermez-vous cette porte? demanda-t-il.

Pour que vos clercs n'entendent pas ce que j'ai à vous dire, répondit Salvator.

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C'est donc bien mystérieux ?

Vous en jugerez vous-même.

Hum! fit maître Baratteau en regardant le commissionnaire avec une certaine inquiétude, et en allant s'asseoir à son bureau comme un artilleur se place derrière un retranchement.

Puis, après un instant d'investigation sans résultat:
Parlez, dit le notaire.

Salvator regarda autour de lui, vit une chaise, la traîna vers le bureau et s'assit.

Vous vous asseyez? demanda le notaire étonné.

Ne vous ai-je pas prévenu que j'en avais pour un bon quart d'heure?

Mais je ne vous avais pas dit de vous asseoir.

Je le sais bien; seulement, j'ai présumé que c'était un oubli.

-Pourquoi avez-vous présumé cela ?

Parce que voici le fauteuil où était assise la personne qui m'a précédé.

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Mais cette personne était M. le comte de Noireterre, chevalier de Saint-Louis..

C'est possible; mais, comme il y a dans le Code : « Tous les Français sont égaux devant la loi; » que je suis Français

comme M. le comte de Noireterre, et même peut-être meilleur Français que lui, je m'assieds comme il s'est assis; seulement, comme j'ai trente-quatre ans, tandis qu'il en a soixante el dix, je m'assieds sur une chaise au lieu de m'asseoir sur un fauteuil.

/ Le visage du notaire manifestait un étonnement progressif.

Enfin, comme se parlant à lui-même :

Allons, dit-il, c'est quelque pari. Parlez, jeune homme. Justement! j'ai parié, avec un de mes amis, que vous auriez la complaisance de me prêter pour vingt-quatre heures une somme dont j'ai besoin.

Ah! nous y voilà, dit maître Baratteau avec cet insolent ricanement qui échappe aux gens d'affaires lorsqu'on leur communique certaines propositions qui leur paraissent insolites.

Oui, nous y voilà, dit Salvator, et c'est votre faute si nous n'y sommes pas arrivés plus tôt, convenez-en; moi, je ne demandais qu'à parler.

Je comprends cela.

– J'ai donc fait ce pari...

Et vous avez eu tort.

Que vous me prêteriez la somme dont mon ami (avait besoin.

Mon cher, je n'ai pas d'argent disponible en ce moment-ci.

Oh! vous savez, quand les notaires n'en ont pas, ils en font.

- Et, quand j'en ai, je ne prête que sur immeubles et par première hypothèque. Avez-vous des immeubles non grevés?

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- Moi, en ce moment du moins, je n'ai pas un pouce de terre.

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Eh bien, alors, que diable venez-vous faire ici?

Je viens de vous le dire.

Mon ami, dit maître Baratteau en appelant à son aide toute la majesté qu'il était capable de déployer, terminons cette plaisanterie, je vous prie; mes clients sont des gens prudents et sensés, qui ne prêtent pas leur argent au premier

venu.

– Mais aussi n'était-ce point l'argent d'un de vos clients

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