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convenu. Du moment où l'on est payé d'avance, plus d'ob

jection.

Mais, moi, j'en ai une.

- Laquelle?

Si... si...

M. Gérard n'osait pas achever.

- Si quoi?

- Si je n'allais pas vous trouver, moi? Ой?

Sur la grande route?

Pourquoi ne m'y trouveriez-vous pas ?
Parce qu'étant payé d'avance...

Ah çà! vous vous défiiez donc de Barnabé?

Vous vous défiez bien de moi, vous!

Vous n'avez pas de numéro, vous, et j'en ai un... et un fameux! un numéro qui porte bonheur à ceux qui le regardent passer, le numéro 1.

J'aimerais mieux, dit M. Gérard, qu'il portât bonheur à ceux qui sont dedans.

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Il leur porte bonheur aussi; il porte bonheur à tout le monde, le numéro 1.

Tant mieux, tant mieux, dit M. Gérard en tâchant de calmer l'enthousiasme de son cocher pour son numéro.

· Et l'on vous attendra à partir de onze heures, sur la grand'route, puisque vous le désirez comme cela.

C'est bien, dit M. Gérard à voix basse.

A cent pas au-dessus de la Cour-de-France. Est-ce bien cela?

Oui, oui, dit M. Gérard, c'est bien cela, mon ami; mais il est inutile de le crier si haut.

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C'est juste, motus! et puisque vous avez des raisons de vous cacher...

Mais je n'en ai pas! dit M. Gérard. Pourquoi voulezvous que j'aie des raisons de me cacher?

Oh! ça ne me regarde pas. Du moment où je suis payé, ni vu ni connu. A onze heures, on sera à l'endroit en question.

Je tâcherai de ne pas vous faire attendre.

Oh! faites-moi attendre, je ne m'en plaindrai pas. Vou m'avez pris à l'heure; je vous mènerai, si vous voulez, comme cela jusqu'à la vallée de Josaphat, et vous serez pro

bablement le seul qui serez venu au jugement dernier en fiacre.

Et, tout joyeux de son mot, maître Barnabé rentra en riant dans le cabaret, tandis que, essuyant la sueur qui lui coulait du front, M. Gérard reprenait le chemin du château.

LXXXI

Un objet difficile à placer.

M. Gérard retrouva la porte entr'ouverte et sa bêche appuyée au mur.

Il referma la porte à la clef et mit la clef dans sa poche. Tout à coup, il tressaillit et s'arrêta, les yeux fixés sur les fenêtres du château.

La fenêtre était éclairée.

Un moment de terreur fit frissonner le misérable de la tête aux pieds.

Tout à coup, il se rappela les deux bougies qu'il avait laissées allumées.

Il comprit l'imprudence qu'il avait commise.

Cette lueur qu'il avait vue, d'autres pouvaient la voir: on savait le château inhabité, et cette lueur devait donner lieu à bien des conjectures.

M. Gérard s'avança donc d'un pas précipité vers le château, détournant toujours ses regards de l'étang, remont rapidement le perron, et se précipita par les degrés.

Il souffla une bougie, et s'apprêtait à souffler l'autre, quand il songea qu'il lui faudrait traverser le corridor e descendre l'escalier sans lumière.

Il n'y avait pas songé un instant auparavant, préoccupé qu'il était par la crainte qu'on ne vit la lumière.

74

Cette crainte matérielle passée, la crainte idéale était re

venue.

Que pouvait craindre M. Gérard dans les corridors et les scaliers d'une maison déserte?

Ce que craignent, si peu de ressemblance qu'il y ait entre ux, l'enfant et le meurtrier: les fantômes.

Dans l'obscurité, M. Gérard tremblait d'entendre marcher derrière lui sans savoir qui marchait.

Il craignait de se sentir arrêté par sa redingote sans savoir qui l'arrêtait.

Il lui semblait qu'au détour du corridor il se trouverait tout à coup en face de quelque spectre, spectre d'enfant ou spectre de femme.

N'y avait-il pas eu deux meurtres, et peut-être trois, dans cette maison maudite?

Voilà pourquoi M. Gérard avait conservé une bougie allumée.

Il pouvait sortir par deux portes: la porte du perron, la porte du cellier.

Arrivé dans le vestibule, il hésita.

En face de la porte du perron était l'étang, le terrible étang!

Avant d'arriver à la porte du cellier, il fallait traverser le caveau voûté où avait été étrangiée Orsola.

M. Gérard se rappelait les tâches de sang des dalles.

Il préféra cependant sortir par le cellier; il n'était pour rien dans ce sang-là.

Il tenait la bougie d'une main; il prit sa bêche de l'autre, descendit l'escalier, traversa la cuisine, hésita un instant avant de pousser la porte du cellier, secoua sa tête pour en faire tomber la sueur; ses deux mains étaient occupées, il ne pouvait s'essuyer le front.

Enfin, il poussa du pied la porte du cellier; le vent s'engouffra par le châssis brisé, la bougie s'éteignit.

Il demeura dans l'obscurité, prisonnier en quelque sorte des ténèbres.

Un cri lui échappa en même temps que la flamme mourait; puis il frissonna et se tut; il avait peur que le son de sa voix n'éveillât les morts.

Il lui fallait traverser le cellier ou retourner en arrière.

75

Retourner en arrière : et si le spectre d'Orsola le suivait!...

Il préféra continuer son chemin.

Ce qui se passa dans cette âme, plus tremblante que la feuille du peuplier, pendant les cinq secondes que le meurtrier mit à traverser la voûte sombre, serait impossible a décrire.

Enfin, il atteignit le bûcher..

Là, il se crut presque sauvé.

Mais la porte, qui donnait sur le parc, était fermée, la clef n'était pas à la serrure; le pêne était rouillé, ne glissait plus dans la gàche, et résista à sa première secousse. Les forces furent près de manquer au malheureux.}

* Il lui semblait qu'il ne repasserait pas à travers le cellier sans mourir de terreur.

Il réunit toutes ses forces.

La serrure céda; la porte s'ouvrit.

Le vent frais de l'extérieur vint frapper son front humide et glaça la sueur sur son visage.

Mais cette impression lui parut d'une douceur infinie après l'atmosphère étouffante du souterrain.

Il respirait donc l'air pur de la nuit!

*Ses poumons se dilatèrent.

Il ouvrit la bouche pour remercier Dieu : il n'osa.

S'il y avait un Dieu, comment lui, Gérard, était-il libre, et M. Sarranti en prison?

Il est vrai que, selon toute probabilité, M. Sarranti dormait de ce sommeil calme qui donne au juste la force de monter sur l'échafaud, tandis que lui veillait, le remords et la terreur dans l'âme, les genoux tremblants, les mains tremblantes, le front ruisselant de sueur.

Et dans quel but terrible veillait-il? quelle était l'œuvre effroyable qui lui restait à accomplir?

Il lui fallait exhumer et cacher les os de sa victime.
En aurait-il le courage? en aurait-il surtout la force?
Il allait le tenter du moins.

Il traversa d'un pas rapide et presque ferme tout l'espace qui se trouvait à découvert et éclairé du château au parc. Mais, lorsqu'il se trouva sous l'ombre des grands arbres, lorsque la mystérieuse et murmurante obscurité du bois s'é

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tendit à sa droite et à sa gauche, la main glacée de la terreur le saisit de nouveau aux cheveux.

D'ailleurs, il était dans l'allée qui conduisait au massif. Il commençait à voir le grand chêne; il commençait à distinguer le banc.

L'angoisse avait beau le tirer en arrière, il fallait aller en avant.

Il était aussi fatalement entraîné que le patient forcé d'al ler à l'échafaud.

Un instant, il se demanda si l'échafaud n'était pas préférable à ce qu'il allait faire.

Un coup qui l'eût frappé sans qu'il s'y attendit, et qui l'eût tué roide et sans souffrance, il l'eût béni.

Mais l'agonie d'un jugement, mais le cachot, suant et froid vestibule du sépulcre, mais le bourreau et sa sombre toilette, mais l'échafaud peint en rouge dont on aperçoit de loin les deux bras décharnés, mais les degrés qu'il faut monter, soutenu par les valets de la guillotine, quand les forces manquent, mais la bascule qui vous enlève, mais le fer triangulaire qui glisse dans la double rainure : voilà ce qui fait la mort cruelle, hideuse, impossible !

Voilà ce qui faisait qu'aux yeux de l'assassin, il valait encore mieux déterrer ce cadavre, mourir de terreur peut-être en le déterrant, que mourir de la mort des Castaing et des Papavoine.

Il entra résolûment dans le massif et se mit à l'œuvre. D'abord, il fallait retrouver le trou exact.

Il s'agenouilla et tâta avec la main.

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Un frisson mortel lui passa dans les veines, non point à cause de ce qu'il faisait, c'était bien terrible cependant! mais quelque chose de bien autrement terrible l'impressionnait.

Il lui semblait qu'à cette place, bien connue de lui, la terre avait été remuée il n'y avait pas longtemps.

Arriverait-il trop tard?

Une crainte fit place à l'autre.

Il plongea, avec la frénésie de l'effroi, sa main dans le soi mouvant, et jeta un cri de joie.

Le squelette y était toujours.

Il avait senti cette douce et soyeuse chevelure d'enfant qui avait tant épouvanté Salvator.

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