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s'avançant vers le pauvre diable, comme s'il s'apprêtait à le prendre au collet.

Le domestique se souvint de l'entrée du capitaine Herbel chez son fils, et, n'ayant aucune raison de croire que le capitaine Monte-Hauban était d'humeur plus douce que son confrère, il pria poliment les amateurs de descendre, afin, que le capitaine pût jouir d'un tête-à-tête avec celui qu'il désirait tant voir.

A leur grand regret, les visiteurs évacuèrent l'atelier. Ils eussent voulu jouir de la joie qu'allait éprouver le brave capitaine en embrassant le fils d'un ancien ami.

Lorsque le domestique se trouva seul avec le capitaine : Qui annoncerai-je, monsieur? demanda-t-il à celui-ci. Annonce un des héros de la Belle-Thérèse, dit le capitaine en se rengorgeant.

G

Le domestique entra chez Pétrus.

LXXXIII

Abordage.

Resté seul, le capitaine Berthaut dit Monte-Hauban, s'enfonça dans une causeuse, passa la main dans ses cheveux et dans son collier de favoris; puis, croisant une de ses jambes sur l'autre et s'accoudant sur le sommet de son genou, il resta ainsi plongé en apparence dans les réflexions les plus profondes jusqu'au moment où Pétrus, soulevant la portière, apparut sur le seuil de l'atelier, sortant de sa chambre.

Il aperçut le capitaine dans la posture que nous venons de dire.

L'entrée. silencieuse de Pétrus ne fut point remarquée

sans doute du capitaine, car il resta le front appuyé sur sa main et dans la position d'un homme complétement absorbé.

Pétrus le regarda un moment, puis toussa pour tirer le visiteur de sa méditation.

Le capitaine frissonna en entendant cette voix, et, soulevant la tête, il ouvrit les yeux, comme un homme qui se réveille, regardant Pétrus sans sortir de la causeuse ni se lever.

Vous désirez me parler, monsieur ? demanda Pétrus. C'est la voix, la véritable voix de son père! s'écria le capitaine en se relevant et en allant au jeune homme. Vous avez connu mon père, monsieur? dit Pétrus en s'avançant.

- C'est la démarche, la véritable démarche de son père! s'écrià une seconde fois le capitaine.

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bien !

Si j'ai connu ton père... votre père? Je le crois morbleu

Puis, croisant les bras:

Mais regarde-moi donc, dit-il.

Je vous regarde, monsieur, dit Pétrus étonné.

En vérité, c'est tout le portrait de son père au même âge, continua le capitaine en regardant le jeune homme avec amour, ou, pour nous servir d'une expression populaire qui rend encore mieux notre pensée, en le mangeant des yeux. Oui, oui, et, à quiconque me dira le contraire, je répondrai simplement qu'il en a menti. Tu ressembles à ton père comme deux gouttes d'eau. Embrasse-moi donc, mon gars !

Mais à qui donc ai-je l'honneur de parler? demanda Pétrus de plus en plus surpris de l'air, du ton et des façons familières de cet inconnu.

A qui tu parles, Pétrus?... continua le capitaine en ouvrant les deux bras. Et tu m'as regardé et tu ne m'as pas reconnu! Il est vrai, ajouta-t-il mélancoliquement, que, la dernière fois que tu m'as vu, tu n'étais pas plus haut que cela.

Et le capitaine avec la main mesura un bambin de cinq ou six ans.

- J'avoue, monsieur, dit Pétrus, de plus en plus décon

tenancé, que, malgré les nouvelles indications que vous ve◄ nez de me donner... non... je ne vous reconnais pas.

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- Je te pardonne, dit d'un air de bonté le capitaine; et cependant, continua-t-il avec une légère nuance de tristesse dans la voix, j'aurais préféré que tu me reconnusses: on n'oublie pas d'ordinaire un second père.

Que voulez-vous dire? demanda Pétrus en regardant fixement le marin, car il se croyait enfin sur la voie.

- Je veux dire, ingrat, répondit le capitaine, qu'il faut que les travaux de la guerre et le soleil des tropiques m'aient bien changé, puisque tu ne reconnais pas ton parrain.

Comment! vous seriez l'ami de mon père, Berthaut, surnommé Monte-Hauban, qui vous êtes séparé de lui à Rochefort et qu'il n'a jamais revu depuis?

Eh! pardieu, oui! Ah! vous y voilà donc, mille sabords! ce n'est pas sans peine. Allons, viens donc m'embrasser, mon petit Pierre; car tu t'appelles Pierre, comme moi, puisque c'est moi qui t'ai donné mon nom.

C'était une vérité incontestable, quoique le nom de baptême du jeune homme eût subi une légère modification. De grand cœur, mon parrain, répondit en souriant Pétrus.

Et, comme le capitaine lui ouvrait ses deux bras, il s'y jeta avec une effusion toute juvénile.

De son côté, le capitaine le serra sur sa poitrine à l'étouffer.

Oh! morbleu! que cela fait de bien! s'écria ce dernier. Puis, l'écartant de lui, mais sans le lâcher:

C'est que c'est son père tout craché, dit-il en le contemplant avec admiration. Ah! ton père avait juste ton âge quand je l'ai connu... Mais, non, non, j'ai beau être partial pour lui, non, sacrebleu! il n'était pas si beau que toi. Ta mère y a mis du sien, mon petit Pierre, et cela n'a rien gâté. Ah! ton jeune visage me rajeunit de vingt-cinq ans, mon gars. Allons, assieds-toi, je te verrai plus à mon aise. Et, s'essuyant d'une main les yeux avec le revers de sa manche, il le fit asseoir de l'autre sur le canapé.

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Ah çà! je ne te gêne pas, dit-il avant de s'asseoir luimême, et j'espère que tu as quelques instants à me donner? Tout le reste de la journée si vous voulez, monsieur ;

je n'aurais pas les quelques instants que vous me demandez, que je les prendrais.

Monsieur... qu'est-ce que c'est que cela, monsieur? Ah oui, la civilisation, la ville, la capitale. Si tu étais un paysan, tu m'appellerais ton parrain Berthaut, tout court. Vous êtes un caballero, et vous m'appelez monsieur. Le capitaine poussa un soupir.

- Ah! dit-il, si ton père, mon pauvre vieil Herbel, savait que son fils m'appelle monsieur !

- Promettez-moi de ne pas lui dire que je vous ai appelé monsieur, et je vous appellerai parrain Berthaut, tout court.

- A la bonne heure, voilà qui est parler. Quant à moi, que veux-tu! c'est une vieille habitude de marin; mais il faut que je te tutoie : je tutoyais ton pauvre père, qui était mon ancien et mon chef. - Juge donc ce que ce serait si un gamin comme toi, car tu es un gamin, m'imposait l'obligation de dire vous.

Mais je ne vous impose aucunement cette obligation, dit en riant Pétrus.

Et tu fais bien. D'ailleurs, je ne saurais plus, en disan vous, comment te dire ce qu'il me reste à te dire.

Il vous reste donc quelque chose à me dire?
Sans doute, monsieur mon filleul.

Alors, parrain, dites.

Pierre Berthaut regarda un instant Pétrus en face.
Puis, comme s'il faisait un effort:

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Eh bien, mon pauvre garçon, accoucha-t-il enfin, nous sommes donc dans la panne?

Pétrus tressaillit en rougissant.

Comment, dans la panne? Qu'entendez-vous par là, demanda Pétrus, qui ne s'attendait aucunement à la question et surtout à la brusquerie avec laquelle elle était faite.

Sans doute, dans la panne, répéta le capitaine; autrement dit, les Anglais ont donc jeté le grappin d'abordage sur notre mobilier ?

Hélas! mon cher parrain, dit Pétrus en recouvrant son sang-froid et en essayant de sourire, les Anglais de terre sont bien plus terribles que les Anglais de mer!

- J'avais toujours entendu dire le contraire, fit avec une fausse bonhomie le capitaine; il paraît que l'on m'a trompé. Cependant, dit vivement Pétrus, il faut que vous sa

chiez tout je ne suis aucunement forcé de vendre mon mobilier.

Pierre Berthaut secoua la tête en manière de dénégation.
Comment, non? dit Pétrus.

Non, répéta le capitaine.

Cependant, je vous assure...

- Voyons, filleul, espères-tu me faire accroire que, lorsqu'on a fait une collection comme la tienne; que, lorsqu'on a réuni à ton âge ces potiches du Japon, ces bahuts de Hollande, ces porcelaines de Sèvres, ces figurines de Saxe, moi aussi, je suis un amateur de bric-a-brac, me feras-tu accroire que l'on se défait de tout cela volontairement et de gaieté de cœur ?

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Je ne vous dis pas, capitaine, répondit Pétrus essayant d'échapper au mot parrain, qui lui semblait ridicule, je ne vous dis pas que ce soit volontairement et de gaieté de cœur que je vends tout cela; mais c'est sans y être forcé, contraint, obligé, dans ce moment du moins.

Oui, c'est-à-dire que nous n'avons pas encore reçu de papier timbré, qu'il n'y a pas encore de jugement, que c'est une vente à l'amiable pour éviter une vente par autorité de justice; je comprends parfaitement tout cela. Filleul Pétrus est un honnête homme qui préfère avantager ses créanciers des frais, plutôt que d'enrichir les huissiers; mais je n'en dis pas moins : il y a de la panne là-dessous.

-Eh bien, pris à ce point de vue, j'avoue qu'il y a du vrai dans ce que vous me dites, répliqua Pétrus.

Alors, dit Pierre Berthaut, il est bien heureux que je sois entré ici vent arrière. C'est tout bonnement Notre-Dame de la Délivrance qui m'y a conduit.

- Je ne vous comprends pas, monsieur, dit Pétrus.

- Monsieur!... qu'est-ce que c'est que cela? s'écria Pierre Berthaut en se levant et en regardant autour de lui; où y a-t-il un monsieur ici, et qui est-ce qui a appelé ce monsieur?

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Voyons, voyons, asseyez-vous, parrain, c'est un lapsus

linguæ.

Ah! bon! voilà que tu me parles arabe, la seule langue que je ne sache pas. Morbleu! parle-moi français, anglais, espagnol, bas breton, je te répondrai, mais pas de lapsé lingus, je ne sais pas ce que cela veut dire,

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