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'e capitaine, qui l'avait suivi du regard avec l'attention la plus profonde.

-Maintenant, lui dit-il, quand vous voudrez déjeuner, parrain...

A dix heures du matin, je veux toujours, répondit celui-ci.

Eh bien, alors, la voiture est en bas, et, à mon tour, je vous offre un déjeuner d'étudiant au café de l'Odéon. - Chez Risbecq? répondit le marin.

Ah! ah! vous connaissez cela ?

Mon cher ami, dit le marin, les restaurants et les philosophes sont les deux choses que j'aie le plus profondément étudiées, et je t'en donnerai une preuve en faisant cette fois la carte moi-même.

Les deux hommes montèrent en voiture et s'arrêtèrent au café Risbecq.

Le marin prit l'escalier sans hésitation, monta au premier, et dit au garçon en repoussant la carte que celui-ci lui présentait :

Douze douzaines d'huîtres, deux biftecks aux pommes de terre, deux turbots à l'huile, poires, raisins et chocolat à l'eau.

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Vous avez raison, parrain, dit Pétrus, vous êtes un grand philosophe et un vrai gourmand.

Ce à quoi le capitaine ajouta avec le même sang-froid: Sauterne première avec les huîtres, beaune première avec le reste du déjeuner.

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- Un bouteille de chaque ? demanda le garçon.

On verra, selon le cru.

Pendant ce temps, le concierge de Pétrus renvoyait les nombreux amateurs désappointés, en leur disant que son maître avait changé d'avis et que la vente n'avait plus lieu.

LXXXVIII

Quelles furent les opinions des trois amis sur le capitaine.

Après le déjeuner, le capitaine envoya chercher par le garçon une voiture de remise, et, comme Pétrus lui demandait :

Nous ne rentrons pas ensemble?

Bon! dit le capitaine, et cet hôtel qu'il faut que j'achète.

C'est juste, répondit Pétrus; voulez-vous que je vous aide dans vos recherches?

- J'ai mes affaires et tu as les tiennes, ne fût-ce que de répondre à la petite lettre que tu as reçue ce matin; d'ailleurs, je suis un esprit assez fantasque, je ne sais pas même si un hôtel bâti sur mes plans me plairait huit jours; juge ce que serait un hôtel acheté au goût d'un autre... Je n'y ouvrirais même pas mes malles.

Pétrus commençait à connaitre assez intimement son parrain pour comprendre qu'il fallait, pour rester bien avec lui, le laisser maître absolu de sa volonté.

Il se contenta donc de lui dire :

Allez, parrain ; vous savez qu'à quelque heure que vous reveniez, vous serez le bienvenu.

Le capitaine fit un petit signe de tête qui voulait dire : « Pardieu!» et sauta dans son remise.

Pétrus rentra chez lui, le cœur léger comme une plume. Il rencontra Ludovic, et reconnut à l'instant même, à la tristesse de son visage, qu'il devait lui être arrivé quelque malheur.

En effet, Ludovic venait annoncer à son ami la disparition de Rose-de-Noël.

Pétrus commença par plaindre le jeune docteur; puis ces mots s'échappèrent naturellement de sa bouche:

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As-tu vu Salvator?

Oui, répondit Ludovic.

Eh bien ?

Eh bien, j'ai trouvé Salvator calme et sévère comme toujours; il savait déjà la nouvelle que je venais lui apprendre.

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Que t'a-t-il dit?

Il m'a dit : « Je retrouverai Rose-de-Noël, Ludovic; mais ce sera pour la mettre dans un couvent où vous ne la verrez que comme médecin, ou quand vous serez décidé à la prendre comme femme. L'aimez-vous? »

- Et que lui as-tu répondu ? demanda Pétrus.

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La vérité, ami : c'est que j'aime cette enfant de toute mon âme! Je me suis attaché à elle, non pas comme le lierre au chêne, mais comme le chêne au lierre ; je n'ai donc pas hésité. Salvator, ai-je répondu, si vous me rendez Rose-de-Noël, sur ma parole, le jour où elle aura quinze ans, Rose-de-Noël sera ma femme! Riche ou pauvre ? » a ajouté Salvator. J'hésitai. Ce n'était pas le mot pauvré qui m'arrêtait, c'était le mot riche... « Comment! riche ou pauvre? répétai-je. Oui, riche ou pauvre? reprit Salvator. Vous savez bien que Rose-de-Noël est une enfant perdue ou une enfant trouvée; vous savez bien qu'en d'autres temps, elle a connu Roland; or, Roland est un chien d'aristocrate; il se pourrait donc que Rose-de-Noël reconnût un jour qui elle est, et il y a autant de chance pour qu'elle soit riche que pour qu'elle soit pauvre; la prenez-vous les yeux fermés?

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Mais les parents de Rose-de-Noël, en supposant le cas où elle les retrouverait, voudront-ils de moi ?- Ludovic, me dit Salvator, cela me regarde. Prenez-vous Rose-de-Noël pour femme, riche ou pauvre, telle qu'elle sera à quinze ans ? » J'ai tendu la main à Salvator, et me voilà fiancé, mon cher; seulement, Dieu sait où est la pauvre enfant!

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Et Salvator, où est-il?

Je l'ignore; il quitte Paris, je crois; il m'a demandé sept ou huit jours pour s'occuper des recherches que nécessite la disparition de Rose-de-Noël, et m'a donné rendez

vous chez lui, rue Màcon, jeudi prochain. Mais, toi, voyons, que fais-tu? que t'est-il arrivé? Tu as changé d'avis, à ce qu'il paraît ?

Pétrus, dans l'enthousiasme, raconta à Ludovic l'événement de la veille dans tous ses détails; mais ce dernier, sceptique comme un médecin, ne s'en rapporta pas à la simple parole de son ami, il voulut des preuves.

Pétrus lui montra les deux billets de banque qui lui restaient, des dix que lui avait prêtés le capitaine.

Ludovic prit un des deux billets, l'examina avec la plus scrupuleuse attention.

Eh bien, demanda Pétrus, est-ce qu'il serait apocryphe, par hasard ? et la signature Garat serait-elle fausse? Non, répondit Ludovic; quoique j'aie, dans ma vie, peu vu et peu touché de billets de banque, celui-ci me paraît de bon aloi.

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- Eh bien, après ?

Je te dirai, cher ami, que je crois peu aux oncles qui arrivent d'Amérique et encore moins aux parrains; il faudrait raconter cela à Salvator.

Mais, répliqua vivement Pétrus, ne viens-tu pas de me dire que Salvator sera absent de Paris pendant quelques jours et ne rentrera que jeudi prochain?

- C'est vrai, répondit Ludovic; mais tu nous le feras connaître, n'est-ce pas, ton nabab?

-

Pardieu ! c'est de droit, fit Pétrus. Maintenant, qui de nous deux verra le premier Jean Robert?

Moi, dit Ludovic je vais à sa répétition.

Eh bien, raconte-lui le capitaine.

Quel capitaine ?

Le capitaine Pierre Berthaut Monte-Hauban, mon parrain.

- En as-tu écrit à ton père ?

- De qui?

- De ton parrain.

- Tu comprends bien que ç'a été ma première idée; mais Pierre Berthaut veut lui faire une surprise et m'a sup plié de me taire de ce côté-là.

Ludovic secoua la tête.

Tu continues de douter? demanda Pétrus.
La chose me paraît si extraordinaire!

-

Elle m'a paru bien plus extraordinaire qu'à toi ; il m'a semblé et il me semble encore que je fais tout simplement un rêve. Chatouille-moi, Ludovic! quoique, je te l'avoue, j'aie grand'peur de me réveiller.

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Nimporte, reprit Ludovic, esprit plus positif que ses deux compagnons, c'est malheureux que Salvator ne soit pas là!

Oui, sans doute, dit Pétrus en posant la main sur l'épaule de son ami, oui, c'est malheureux; mais, que veux-tu, Ludovic il ne peut pas y avoir pour moi de malheur plus grand que celui auquel j'étais condamné. Je ne sais où les nouveaux événements me mèneront; mais je sais une chose: c'est qu'ils me détournent de la pente où me faisaient rouler les anciens. Or, au bas de la pente était le malheur. L'autre pente est-elle aussi rapide ? se termine-t-elle par un précipice? Je n'en sais rien; mais, sur celle-là, au moins, je roule les yeux fermés, et, si je me réveille au fond de l'abîme, j'aurai, avant d'arriver là, traversé du moins le pays de l'espérance et du bonheur.

Allons, soit! Te rappelles-tu Jean Robert, qui, le soir du mardi gras, demandait du roman à Salvator? En voilà ! Comptons d'abord Salvator et Fragola, passé inconnu,

mais roman dans le présent; Justin et Mina, roman; Carmélite et Colomban, roman, roman sombre et triste, mais roman; Jean Robert et madame de Marande, roman, le plus gai de tous, roman aux yeux de saphir et aux lèvres de rose, mais roman; toi et...

Ludovic!

C'est vrai... roman mystérieux, sombre et doré tout à la fois, mais roman, mon cher, roman! Enfin, moi et Rosede-Noël, moi, fiancé à une enfant trouvée, reperdue, et que Salvator promet de me retrouver, roman, mon cher, roman! Il n'y a pas jusqu'à la princesse de Vanvres, jusqu'à la belle Chante-Lilas qui, elle aussi, ne file son roman.

Comment cela?

Je l'ai vue passer avant-hier sur les boulevards dans une calèche à quatre chevaux, conduite à la Daumont par deux jockeys à culotte blanche et à veste de velours cerise. Je ne voulais pas la reconnaître, tu comprends bien, et je m'étonnais de la ressemblance; mais elle m'a fait un signe

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