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Je vous disais tout simplement de vous asseoir, parrain. Et Pétrus appuya sur le titre.

Je veux bien, mais à une condition.

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C'est que tu vas m'écouter.

-Religieusement.

Et que tu répondras à mes questions.
Catégoriquement.

Alors, je commence.

- Et, moi, j'écoute.

Et, en effet, Pétrus, très-vivement intéressé, quoi qu'il en dit, par cette conversation, ouvrit, pour ainsi dire, ses oreilles à deux battants.

-

Voyons, commença le capitaine, ton brave homme de père n'a donc plus le sou? - Cela ne m'étonne pas. Quand je l'ai quitté, il était en train, et le dévouement, cela va plus vite que la roulette.

- En effet, son dévouement à l'empereur lui a enlevé les cinq sixièmes de sa fortune.

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· Et le dernier sixième?

Les frais de mon éducation le lui ont enlevé, ou à peu

De sorte que, toi, ne voulant pas ruiner tout à fait ton pauvre père, et cependant désirant vivre en gentleman, tu as fait des dettes... C'est cela ? Dis!

Hélas!

Mettons quelque amour là-dessous, désir de briller aux yeux de la femme que l'on aime, de passer devant elle au Bois avec un beau cheval, d'aller rejoindre à un bal dans une belle voiture?

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C'est incroyable, parrain, quel coup d'œil vous avez pour un marin!

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Pour être marin, mon ami, on n'en a pas moins un œur et quelquefois deux.

Malheureux que nous sommes,
C'est toujours cet amour qui tourmente les hommes!

Comment, parrain, vous savez par cœur des vers de

Chénier?

Pourquoi pas ? Dans ma jeunesse, je vins à Paris; je voulais voir M. Talma; on me dit : «Vous tombez bien, il

joue dans une tragédie de M. Chénier, Charles IX. » Je dis : Allons voir Charles IX. Pendant la représentation, on se dispute, on se boxe, on se cogne; la garde entre, on m'emmène au violon, où je reste jusqu'au lendemain matin. Le lendemain matin, on me dit que l'on s'est trompé et l'on me met à la porte; à la suite de quoi, je repars pour ne revenir à Paris que trente ans après. Je demande des nouvelles de M. Telma « Mort!...» je demande des nouvelles d M. Chénier: « Mort!... » je demande des nouvelles de Charles IX : « Défendu par autorité supérieure!... — Ah! diable! fis-je, j'aurais pourtant bien voulu voir la fin de Charles IX, dont je n'ai vu que le premier acte. C'est impossible, me répond-on; mais, si vous voulez le lire, rien de plus facile. Que faut-il faire ? - L'acheter. Rien n'était

.

plus facile, en effet; j'entre chez un libraire. « Les œuvres de M. Chénier? Voici, monsieur. - Bon! me dis-je, je lirai cela à bord. » Je retourne à bord, j'ouvre mon livre, je cherche pas de tragédie, rien que des vers! des idylles, des madrigaux à mademoiselle Camille. Ma foi, je n'ai pas de bibliothèque à bord, j'ai lu mon Chénier, je l'ai relu, et voilà comment j'ai fait cette imprudente citation. Seulement, j'ai été floué; j'avais acheté Chénier pour lire Charles IX, et Charles IX n'était pas de Chénier, à ce qu'il paraît. Oh ! les libraires! les libraires ! quels flibustiers !

-Pauvre parrain, dit Pétrus en riant, ce n'est pas la faute des libraires.

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- Comment! ce n'est pas la faute des libraires?

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Explique-moi cela.

- La tragédie de Charles IX est de Marie-Joseph Chénier, le conventionnel.

· Bon!

Et le livre que vous avez acheté est d'André Chénier, le poëte.

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Ah! ah! ah! ah! ah! fit le capitaine accentuant cette exclamation sur cinq tons différents.

Puis, après un moment de profonde réflexion :

-Alors, cela s'explique, dit Pierre Berthaut; mais les libraires n'en sont pas moins des flibustiers.

Pétrus, voyant que son parrain tenait à son opinion sur les libraires, et n'ayant aucun motif de défendre cette honorable corporation, résolut de ne point la combattre plus obs tinément et attendit que Pierre Berthaut reprît où il l'avait quittée une conversation qui ne laissait point que de lui paraître intéressante.

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Enfin, reprit le marin, nous disions donc que tu as des dettes; car nous en étions là, n'est-ce pas, filleul étrus ?

- Nous en étions là, en effet, dit le jeune homme.

LXXXIV

Un parrain d'Amérique.

Il se fit un instant de silence, pendant lequel Pierre Berthaut fixa sur son filleul un regard qui semblait vouloir lire dans le plus profond de son âme.

Et à combien s'élèvent nos dettes... à peu près ?

A peu près? demanda Pétrus en souriant.

- Oui; les dettes, mon gars, c'est comme les défauts, dit

le capitaine on n'en sait jamais le chiffre exact.

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Je sais pourtant celui des miennes, dit Pétrus.

Toi ?

- Oui, moi.

Eh bien, cela prouve que tu es un homme d'ordre, filleul. Voyons le chiffre.

Et Pierre Berthaut se renversa dans son fauteuil, cligna des yeux et tourna ses pouces l'un autour de l'autre.

Mes dettes s'élèvent à trente-trois mille francs, dit Pétrus.

– A trente-trois mille francs! s'écria le capitaine.

Ah! ah! fit Pétrus, qui commençait à s'amuser des originalités de son second père, comme s'était intitulé le marin, vous trouvez le chiffre exorbitant, n'est-ce pas ?

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Exorbitant! mais c'est à-dire que je ne m'explique pas comment tu n'es pas mort de faim, mon pauvre garçon !... Trente-trois mille francs! mais, à ton âge, si j'eusse vécu sur terre, j'aurais dû dix fois cette somme. Et c'eût été bien peu encore auprès de ce que devait César!

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Nous ne sommes César ni l'un ni l'autre, mon cher parrain; de sorte que vous me permettrez, comme je l'ai déjà dit, de trouver le chiffre exorbitant.

- Exorbitant! quand on a cent mille francs dans chaque poil de sa brosse; car j'ai vu tes tableaux, et je m'y connais, moi qui ai vu les Flamands, les Italiens et les Espagnols. Eh bien, ta peinture est tout simplement de la peinture de la grande école.

-Tor beau, tout beau, parrain! répondit modestement Pétrus.

C'est de la grande peinture, te dis-je, insista le marin. Eh bien, quand on a l'honneur d'être un grand peintre, on ne peint pas à moins de trente-trois mille francs de dettes par an. C'est un chiffre fixe, cela; le talent représente bien un capital d'un million, que diable! et, avec la réduction de M. de Villèle, eh bien, trente-trois mille francs font juste la rente d'un million.

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Ah! ah! mon parrain, dît Pétrus, savez-vous une chose?

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- N'en faites pas fi; je connais de très-honnêtes gens qui

s'en contenteraient.

Des gens de lettres?

-Oh! oh! encore !

Non, c'est fini; revenons à tes dettes.
Vous y tenez donc bien?

Oui; car j'ai une proposition à te faire.
Relativement à mes dettes ?

Relativement à tes dettes.

- Voyons, faites; vous êtes un si singulier homme, parrain, que, de votre part, je m'attends à tout.

Eh bien, voici ma proposition: je t'offre de devenir è l'instant même ton unique créancier.

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- Plait-il?

Tu dois trente-trois mille francs, et c'est pour lef payer, n'est-ce pas, que tu vends tes meubles, tes tableaux, tous tes bric-a-brac ?

- Hélas! fit Pétrus, l'Évangile n'est pas plus vrai.

Eh bien, je paye les trente-trois mille francs, et tu gardes les bric-à-brac, les tableaux et les meubles. Pétrus regarda sérieusement le marin.

Que voulez-vous dire, monsieur ? lui demanda-t-il.

- Bon! il paraît que j'ai pris mon filleul à rebroussepoil, dit Pierre Berthaut. Excusez-moi, monsieur le comte de Courtenay je croyais parler au fils de mon vieil ami Herbel.

-

Eh bien, oui, oui, oui, dit vivement Pétrus, oui, cher parrain, vous parlez au fils de votre bon ami Herbel, et c'est lui qui vous répond et qui vous dit: Ce n'est pas le tout que d'emprunter trente-trois mille francs, même à son parrain, il faut savoir comment on les lui rendra.

- Comment tu me les rendras, filleul? C'est bien facile : tu me feras un tableau d'après cette esquisse.

Et il montrait à Pétrus le combat de la Belle-Thérèse contre la Calypso.

Un tableau de trente-trois pieds de long sur seize et demi de hauteur, reprit-il. Tu me mettras sur le pont près de ton père, au moment où je lui dis : « Je serai le parrain de ton premier, Herbel et nous serons quittes. »

Mais où mettrez-vous un tableau de trente-trois pieds de long?

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Dans mon salon.

Mais vous ne trouverez jamais une maison avec un salon de trente-trois pieds de long.

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Alors vous êtes donc millionnaire, parrain ?

Si je n'étais que millionnaire, mon enfant, dit Pierre Berthaut d'un ton dédaigneux, j'achèterais du trois pour cent, je me ferais quarante à cinquante mille livres de rente et je vivoterais.

-Oh! oh oh ! fit Pétrus.

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