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si ses décisions les plus sacrées rélèveraient, en dernier ressort, de la discrétion d'une cour étrangère? Est-ce que les constitutions qui donnent au pouvoir judiciaire l'autonomie et l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif, permettraient à celui-ci de nier à des jugements définitifs leur autorité, et de les assujettir à l'arbitrage, par devant une juridiction internationale? Si sous le régime d'autres constitutions cette singularité était admissible, ce que M. Ruy Barbosa ne sourait croire, pour autant qu'il les connaît, en ce qui concerne la constitution de son propre pays, il peut déclarer que cela serait impossible. Il y a dans la constitution brésilienne des textes précis, où l'on détermine péremptoirement que, dans les litiges contre le gouvernement du pays, ou entre des citoyens étrangers et des citoyens brésiliens, ainsi qu'entre des États étrangers et des sujets brésiliens, la justice fédérale est seule compétente. Comment donc le gouvernement du Brésil pourraitil admettre que dans certaines de ces questions on établisse l'intervention supérieure et décisive d'une cour internationale?

La difficulté n'a pas échappé à l'esprit clairvoyant de M. Lammasch, car il vient de nous dire que les sentences arbitrales, dans ces cas-là, n'auraient pas d'influence sur la chose jugée: elles statueraient seulement pour l'avenir, en établissant des règles, qui seraient obligatoires pour les cours nationales dans les questions à trancher ultérieurement, quand il s'agirait d'espèces identiques.

Si l'on admet cette doctrine, on évite une difficulté, pour en soulever une autre, non moins grave. En effet, elle a pour résultat de changer la nature et la portée de l'arbitrage, en lui substituant une notion toute autre, et elle sème, en même temps, dans le droit public interne des nations un autre germe de bouleversement, que les principes constitutionnels repousseraient d'une manière absolue.

Il n'est pas difficile de le prouver. Jusqu'ici on ne

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voyait dans l'arbitrage qu'une manière de régler des affaires pendantes. S'élevait-il un différend, que l'on ne réussissait pas à résoudre, les intéressés cherchaient dans une sentence arbitrale le moyen d'arriver à une entente par voie amiable. On ne considérait, donc, la justice arbitrale que comme le dernier remède pour résoudre une question litigieuse, jamais pour préjuger des questions futures. On s'aperçoit, ainsi, de l'abîme infranchissable, qui sépare la notion courante de l'arbitrage de celle que semblent impliquer les effets nouveaux attribués à une décision arbitrale.

Cependant, si cette idée triomphait, elle constituerait dans le droit public interne de tous les pays une innovation formidable, qui les obligerait tous à une réforme de leurs lois constitutionnelles. Qu'est-ce à dire que les sentences arbitrales disposeront pour l'avenir? C'est affirmer qu'elles auront force de loi. Une loi, c'est une règle de droit, applicable, dans l'avenir, à une certaine catégorie de questions. Messieurs, il est de la nature de la sentence qu'elle se borne à résoudre le cas soumis. Il est dans sa nature, en outre, qu'elle soit particulière à ce cas. Tout au contraire, il est de l'essence de la loi qu'elle soit commune à une classe déterminée d'hypothèses et qu'elle n'oblige que pour l'avenir. Donc, si l'on prend le jugement arbitral comme la solution générale d'une série éventuelle de cas futurs, exclusion faite précisément du cas antérieur dont l'examen l'a provoqué, on lui enlève le caractère de sentence, pour lui imprimer celui de loi.

Dès lors les cours arbitrales ne rendront plus des jugements: elles édicteront de véritables lois, pour les pays qui en ressortissent. Et ces décisions s'imposeraient non seulement à la jurisprudence des tribunaux nationaux, pour toutes les questions d'une même espèce, mais encore à l'action du pouvoir législatif, qui n'aurait qu'à s'incliner devant elles, et abandonner à l'autorité étrangère le champ où elle voudrait bien s'établir. Ce serait dès lors

cette concurrence d'un pouvoir étranger avec les pouvoirs nationaux dans le terrain législatif même, à laquelle faisait allusion aujourd'hui, dans cette séance, le Baron Marschall. Est-ce que les chambres législatives s'y soumettraient? Evidemment non. Est-ce qu'elles le pourraient, quand même elles y seraient disposées? Non, elles ne le pourraient pas. Le cas est encore plus clair en ce qui regarde les pays, comme le Brésil, dont les constitutions excluent toute intervention parlémentaire dans le domaine des autres pouvoirs, en n'accordant aux chambres législatives aucune autorité pour modifier les lois constitutionnelles.

Sous ce régime de pouvoirs limités et infranchissables, si le pouvoir législatif essayait de donner force impérative, soit contre les jugements des tribunaux en ce qui touche une affaire décidée, soit contre leur jurisprudence, en l'astreignant, pour des cas futurs, constitutionnellement de leur ressort, à une règle d'obligation générale, ces tribunaux, auxquels on a donné l'attribution et imposé le devoir de refuser obéissance à toutes les lois inconstitutionnelles, désobéiraient ouvertement, dans l'exercice le plus légitime de leurs fonctions, à l'acte de la législature. L'avènement de cette doctrine ne serait donc pas possible dans ces pays, sans une réforme qui affecterait les principes mêmes de leurs institutions constitutionnelles.

M. Ruy Barbosa n'ignore pas que dans quelques constitutions de ce type on donne expressément aux traités internationaux le caractère de lois nationales. Mais de même que les lois nationales sont strictement soumises à la constitution, qu'elles ne pourraient violer sans devenir insubsistantes, de même les conventions internationales, pourqu'elles puissent être ratifiées par les chambres, doivent être d'accord avec les règles constitutionnelles. C'est seulement à cette condition qu'elles pourraient être admises parmi les lois nationales.

De tout ce qui précède il s'ensuit que, dans l'admission de tout principe d'arbitrage obligatoire, il faut sousentendre toujours comme sauvegardée l'autorité constitutionnelle de la justice nationale.

XXXII.

Composition de la cour de prises.

Comité d'examen.

Première Commission, de la Deuxième
Sous-Commission.

DEUXIÈME SÉANCE 1

M. Ruy Barbosa donne lecture de l'exposé suivant: L'organisation de la cour internationale des prises et celle de la cour internationale d'arbitrage sont deux problèmes de nature tout à fait différente, qui évidemment doivent obéir dans leur solution à des principes divers. La constitution de la cour permanente d'arbitrage est une affaire d'intérêt universel. Elle ne regarde pas les nations d'après leur importance relative. On n'y pourrait reconnaître des différences d'intérêts, si ce n'est en faveur des faibles contre les forts.

La constitution de la cour internationale des prises, au contraire, n'affecte que les Etats qui ont des intérêts sur la mer, c'est à dire presque exclusivement ceux qui possèdent une marine marchande. C'est donc en proportion de la valeur de cette marine que l'on aurait à mesurer leurs droits dans la question. Voici pourquoi il nous semble juste d'établir un accord entre les pays qui se partagent la navigation commerciale du monde, pour tenir compte de cet état de choses, qui ne concerne qu'eux

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mêmes, en distribuant les rôles à chacun des intéressés dans cette judicature commune, selon l'importance respective de leur marine marchande.

Nous n'aurions, par conséquent, rien à objecter aux bases mêmes du projet franco-anglo-germano-américain. Son principe nous paraît raisonnable. Mais l'application nous en semble souvent injuste, inégale, contradictoire; et c'est ce que nous démontrerons d'une façon brève, mais précise, surtout en ce qui touche notre pays.

Il y est classé parmi les États, auxquels on réserve seulement deux juges, sans aucun suppléant, pour deux ans sur six.

Cette classification est-elle équitable?

On va voir que non.

Par rapport à notre marine marchande nous ne disposons, officiellement, que des données statistiques recueillis en 1901, assez incomplètes même pour cette époque-là et encore plus insuffisantes aujourd'hui; car dans cette branche de l'activité nationale notre progrès s'est manifesté d'une manière évidente. Cependant nous n'avons pas besoin d'autres éléments, pour faire voir l'injustice flagrante du projet à l'égard du Brésil.

D'après les renseignements officiels, officiellement reconnus comme ne pas embrassant l'étendue totale de notre navigation, elle avait 338 vapeurs et 497 vaisseaux de plus de cinquante tonneaux chacun, représentant les derniers 76.992 et les premiers 140.748 tonneaux; ce qui fait un total de 835 bateaux, avec 217.740 tonnes.

Eh bien: la marine marchande belge, en 1903, n'a plus que 102.000 tonneaux; celle du Portugal, en 1904, est à peine de 113.535 tonneaux; celle de la Roumanie, en 1905, compte seulement 94.007 tonneaux. Remarquez bien que nous prenons, pour ces trois pays, des années postérieures à 1901, où finit la statistique touchant le Brésil. Néanmoins, malgré cet avantage à leur bénéfice, la marine marchande brésilienne excède de 115.CDD tonneaux

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