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25 centimes par franc; on repartit ainsi sur les pauvres un excès d'impôt qui ne pesait auparavant que sur les riches; mais on se concilia ces derniers. Enfin on arrêta et on proclama définitivement l'étalon des poids et mesures que l'on dédia à tous les peuples et à tous les temps. On mit en ordre tous les matériaux et toutes les lois déjà rendues pour l'édification d'un code civil. On en jeta les bases. Enfin l'on changea la forme du serment. On statua qu'il serait prêté de la manière suivante: « Je jure fidélité à la République une et indivisible, à la liberté, à l'égalité et au système représentatif. »

Les deux commissions législatives nommèrent chacune une commission chargée d'arrêter un projet de constitution. Celle des anciens, élue le 22 brumaire, fut composée de Garat, Laussat, Lemercier, Lenoir-Laroche et Régnier; celle des cinq-cents, élue le 23 brumaire, fut composée de Lucien Bonaparte, Daunou, Boulay de la Meurthe, Chazal, Chénier, Chabaud et Cabanis. Dès leurs premières réunions, ces commissions pensèrent à consulter Siéyès, dont les mérites comme publiciste étaient alors reconnus de tout le monde, et doivent être mis au nombre des préjugés révolutionnaires les plus mal fondés; mais en définitive le travail dégénéra bientôt en une pure affaire d'arrangement entre des

gens dont la plupart pensaient surtout à bien profiter de la situation acquise, ou à se préparer un avenir conforme à leurs désirs, et parmi lesquels le plus habile fut Bonaparte. L'histoire secrète de la formation de la Constitution de l'an vIII est donc une chose curieuse, que nous devons recueillir. Nous allons laisser parler un des contemporains que ses nombreux contacts avec les hommes de ce temps a mis à même de tout savoir. Nous allons emprunter quelques pages à l'histoire du consulat par Thibaudeau. Son recit est conforme d'ailleurs à toutes les révélations que nous possédons sur cette époque ; et il est plus complet.

Excepté, dit-il, la proscription essayée sur les Jacobins, les actes du gouvernement n'avaient pas démenti le respect qu'il professait pour les droits civils; sous ce rapport, sa marche était rassurante. On ne doutait pas que Bonaparte ne voulût la gloire et

la prospérité de la France. Quant aux droits politiques, il avait bien proclamé le maintien de la République et des grands résultats de la révolution, la souveraineté du peuple, la liberté, l'égalité; mais ce n'étaient que de vagues et pompeuses paroles. Les craintes et les espérances que le 18 brumaire avait fait naître n'en éclataient pas moins de toutes parts. Elles se manifestaient par une foule d'écrits fugitifs dans lesquels les représentans officieux des divers partis traçaient à Bonaparte des plans de conduite et leurs vues sur le gouvernement qui leur paraissait convenir à la France. Ceux qui voulaient la monarchie lui conseillaient, les uns, de rappeler les Bourbons sur le trône; les autres, de s'y asseoir lui-même et de fonder sa dynastie. Les républicains, alarmés du retard de la Constitution et impatiens de la voir paraître, demandaient où étaient leurs sûretés et leurs garans. On leur répondait:

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Dans la moralité de deux hommes dont l'un jouit d'une grande › renommée, l'autre d'une gloire immense. Peut-on craindre › qu'ils retiennent illégalement l'autorité qu'ils ont reçue de la › loi, et qu'ils sacrifient à l'ambition, leur repos pendant leur vie; › après leur mort, leur mémoire? Non, Bonaparte n'imitera point › César ou Cromwell. Le héros de la France ne deviendra point › un ambitieux vulgaire. Il ne ternira point sa gloire; il ne se li› vrera point au pouvoir des enthousiastes, aux conspirations de > ses rivaux, aux complots sans cesse renaissans des partisans de › la monarchie qu'on appelle légitime. Pour un Cromwell qui > meurt dans son lit, combien de Césars assassinés! Non, Bona⚫ parte ne ressemblera point à des personnages dont, il l'a dit lui• même, les rôles sont usés. Sauveur de son pays, restaurateur › de la liberté, pacificateur du monde, quel honneur plus grand » peut-il ambitionner? Sans doute, dans l'organisation sociale qui ⚫ se prépare, il n'est point de bon citoyen qui ne désire le voir en> trer comme partie de l'autorité, surtout lorsque trois mois d'ex› périence auront justifié l'espérance universelle (1). ›

L'article 11 de la loi du 19 brumaire chargeait les commis

(4) Moniteur du 29 brumaire.

sions des deux conseils de préparer des changemens à la Constitution; sous le vague de ces mots, on s'était proposé d'en faire une nouvelle. C'était un point entendu dans les conférences qui avaient précédé le renversement du directoire; mais, comme on l'a dit, elle n'était point rédigée. D'ailleurs Bonaparte s'était bien gardé d'ouvrir une discussion qui aurait pu devenir une source de divisions et lui susciter des obstacles. Il savait bien qu'il fallait d'abord s'emparer du pouvoir pour le constituer à son gré. Dans le large cadre tracé par l'article 12 de la loi du 19, Siéyès voyait enfin avec une satisfaction secrète le moment venu de donner à la France l'organisation qu'il avait long-temps méditée. Les services éminens qu'il avait rendus dès le commencement de la révolution, ses connaissances, sa renommée, promettaient qu'après avoir échappé aux tempêtes dont le vaisseau de l'état avait été battu, pilote habile, il al ait le conduire au port et jeter l'ancre. Il avait en partie exposé son système aux principaux acteurs des journées de brumaire; ils avaient paru fortement l'approuver. Des membres de la commission du conseil des cinq-cents avaient recueilli ses idées, et les mettaient en œuvre. Lucien Bonaparte trouva que c'était une peine inutile. Suivant lui, la Constitution était fort simple. Il ne fallait à la République qu'un président, un conseil-d'état, des ministres et des préfets. On n'avait eu que trop de bavardage, il n'y avait plus besoin de tribune. L'essentiel était de songer aux hommes de la révolution et d'assurer leur sort. Quant à lui, il s'adjugeait d'avance le ministère de l'intérieur. Ce discours fut un motif de plus pour que, dans la commission des cinq-cents, on s'occupât avec encore plus d'activité de rédiger la Constitution. On avait déjà avancé l'organisation du pouvoir législatif, lorsque Bonaparte, jaloux de prendre part au travail, convoqua les commissions, chez lui, au Luxembourg. Des représentans trouvèrent ce procédé contraire à la dignité de leurs fonctions et à leur indépendance; cependant ils déférèrent tous à la convocation. Dès ce moment, Bonaparte présida les commissions et les fit délibérer sur la Constitution en sa présence.

« On a beaucoup parlé, dit-il d'abord, des idées du citoyen

› Siéyès. Dans une autre bouche que la sienne elles peuvent être › dénaturées; je désire les entendre de lui-même, dans toute leur » pureté, sans mélange. Alors Siéyès les exposa, les développa avec le talent d'un homme pénétré de son sujet, et produisit une impression profonde. Bonaparte lui-même en fit l'éloge « C'est › très-beau, dit-il, cependant il y a aussi des objections à faire à > ce système, il faut prendre le temps d'y réfléchir. A demain ! » Le lendemain, on rentra en matière. On s'aperçut bientôt que Bonaparte était revenu de son opinion de la veille sur le plan de Siéyès, et stipulait bien plus l'étendue, la force, l'indépendance du pouvoir, que les garanties nationales. Quand il fut question de rédiger: « Citoyen Daunou, dit Bonaparte, allons, prenez la plume et mettez-vous là! Daunou s'en défendit; Bonaparte insista; Daunou céda. La discussion prit alors une marche régulière. Bonaparte y prenait part, la résumait, mettait les questions aux voix, recueillait les suffrages, et Daunou rédigeait les articles.

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› Du premier abord il se forma, on ne peut pas dire deux partis, mais deux opinions dans cette assemblée. Les uns, ayant pour chef Siéyès, croyaient, en soutenant son plan, défendre la République et les libertés nationales; les autres, obéissant à Bonaparte, déférant à ses vues, dotaient généreusement le pouvoir par conviction, ou pour flatter celui qui allait en être constitutionnellement revêtu et dont on briguait déjà les faveurs : c'était la majorité. Sans être précisément orageux, les débats eurent quelquefois beaucoup de vivacité. Bonaparte s'enflammait contre les défenseurs des institutions républicaines. Répondant un jour à Mathieu : « Votre discours, lui dit-il, est un discours de club. » Cette apostrophe jeta de la froideur dans l'assemblée. Bonaparte saisit l'occasion de revenir à Mathieu et de s'excuser de sa vivacité.

› C'était surtout dans les élections que la Constitution de l'an in avait paru le plus vicieuse. Avant le 18 fructidor, elles portèrent des royalistes au corps législatif; cette journée les en chassa. Après, vint le tour des Jacobins; le 22 floréal les écarta. Aux

élections suivantes, ils reparurent, se maintinrent et se disposèrent à écarter leurs rivaux. Il n'y avait donc rien de stable; c'était chaque année le triomphe d'un parti. Un gouvernement plus habile, ou constitué plus fortement que le directoire, aurait-il évité cette bascule? Siéyès ne le crut pas. Il imagina donc d'ôter au peuple les élections directes et de le réduire à faire des listes de notabilités, à nommer des candidats, parmi lesquels un sénat élirait les membres du corps législatif et du tribunat, et le gouvernement nommerait tous les fonctionnaires judiciaires et administratifs. Dans le plan de Siéyès il y avait pourtant une disposition transitoire d'une grande importance. Par surcroît de précaution, la première fois, et pour dix ans, ses listes devaient être composées de tous les individus républicoles qui avaient été nommés par le peuple à des fonctions publiques, ou qui avaient exercé des emplois à la nomination du gouvernement, et qui étaient par conséquent intéressés à maintenir les principes et les résultats de la révolution. Ainsi, tout citoyen qui avait été législateur, directeur, membre des principaux tribunaux, des administrations supérieures, ambassadeur, général de division, etc., était porté de droit sur la liste nationale. Les fonctionnaires inférieurs formaient chacun, d'après la hiérarchie, les listes départementales et communales on complétait ces listes par des notabilités de toute espèce, dans la propriété, l'industrie, les arts et les sciences. Siéyès croyait qu'après dix ans, la République étant solidement assise, on pourrait sans danger laisser au peuple la formation des listes, et peut-être même lui rendre les élections. directes. Ce système, il est vrai, semblait devoir paralyser les partis, et promettre que le calme succéderait aux orages; mais en transportant le droit d'élection dans un sénat, on dénaturait le gouvernement représentatif. Il y avait à craindre que le provisoire ne devînt définitif. Le peuple ne prenant pas un grand intérêt à nommer de simples candidats, la médiocrité devait triompher dans la formation des listes et dans les élections. En le privant de la nomination de ses mandataires, on le rendait indifférent au gouvernement de ses affaires, on éteignait l'esprit national. Bonaparte était contre les

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