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HISTOIRE DES ASSEMBLÉES POLITIQUES

Les douze parlements qui se partageaient le reste du territoire, avaient chacun une égale autorité dans l'étendue de leur ressort; il dépendait d'eux, quand le roi n'intervenait pas, d'empêcher, dans les provinces de leur juridiction, la promulgation d'un édit exécuté dans d'autres provinces; et Voltaire constatait qu'en France on changeait de lois presque aussi souvent que de chevaux de poste.

Le défaut d'unité se rencontrait également dans l'administration. Les provinces successivement ajoutées à l'ancien domaine royal par la conquête la diplomatie ou les mariages, avaient conservé leur organisation intérieure, leurs priviléges particuliers, et elles formaient, chez une même nation, autant de pays séparés.

La création des intendants, au dix-septième siècle, n'avait ramené un peu d'ordre dans ce chaos qu'en y établissant le despotisme. Les intendants étaient des délégués du roi, affranchis, à l'instar du roi, de tout contrôle local, et dont la responsabilité envers le pouvoir central était d'autant plus illusoire que leur commandement était plus vaste et leurs attributions plus multiples.

Ils étaient trente-quatre pour toute la France; et chacun, dans sa généralité (1), avait la haute sur

(1) On appelait généralités les circonscriptions financières éta

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veillance de la justice, de la police et des finances. La main des intendants pouvait donc s'étendre sur toutes choses, sur les tribunaux, les impôts, les arsenaux, les fortifications, la levée des milices, la marche des troupes, les fournitures et la solde, les hôpitaux, la police, les prisons, le vagabondage et la mendicité (1). En sorte que Law disait avec raison « Le royaume de France est gouverné par trente intendants; vous n'avez ni parlements, ni états, ni comités, ni gouverneurs, j'ajouterai presque ni roi ni ministres. Ce sont trente maîtres des requêtes, commis aux provinces, de qui dépend le bonheur ou le malheur des provinces, leur abondance ou leur stérilité (2). »

Mal administrés, les contribuables n'étaient pas mieux jugés. A des lois incertaines, obscures et différentes dans un même royaume, sur un même

blies sous François Ier et Henri II pour le recouvrement de l'impôt. Lorsque Richelieu avait institué les intendants en 1635, il avait trouvé commode de se servir de ces divisions qui avaient à ses yeux le grand mérite d'avoir été tracées par le pouvoir royal et qui lui offraient en outre l'avantage de placer les receveurs généraux des finances sous l'autorité directe de ses nouveaux agents.

(1) Et ils s'acquittaient assez mal de ce dernier service. On comptait en France, à cette époque, environ 10,000 brigands et vagabonds. (Voy. Taine, l'Ancien Régime, p. 498 et suiv.)

(2) Mém. du marquis d'Argenson, cité par le baron de Beauverger dans les Institutions civiies de la France.

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objet; à des juridictions multiples (1) qui variaient, non suivant la nature du procès ou du délit, mais suivant le rang des personnes ; à l'arbitraire du code criminel qui privait l'accusé de défenseur et autorisait le juge, suivant le mot de Pothier, à géminer les peines, ajoutez la vénalité des offices de judicature (2), et vous aurez l'image affaiblie de la plus terrible plaie qui puisse ronger un peuple.

Aussi la France était-elle envahie par la misère; elle avait, en permanence, la famine en bas, le déficit en haut. Les impôts écrasaient la nation, sans produire assez pour payer les dépenses de l'Etat. Les contributions directes frappaient toutes une seule classe de biens et de personnes, la classe roturière. Les propriétés nobles étaient, en droit, affranchies de la taille; les personnes nobles s'étaient, en fait, à peu près complétement exemptées de la capitation et des vingtièmes.

Quant aux contributions indirectes, elles livraient les citoyens à la merci des traitants dont la ferme

(1) Il se trouve en plusieurs endroits quatre degrez de jurisdiction seigneuriale, et il faut passer par six justices avant qu'avoir arrest. De cette sorte, les procez vivent et durent autant que les hommes. (Ch. Loyseau, de l'Abus des justices de village, cité par Berryat-Saint-Prix dans sa Théorie du droit constitutionnel.)

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(2) Les magistrats payaient leurs charges fort cher, mais ils s'en remboursaient sur le public. Dans son Etat de la France en 1789, M. P. Boiteau estime que la justice coûtait annuellement 80 millions d'épices aux plaideurs.

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ne représentait pas la moitié des sommes arrachées au pays. En outre, un grand nombre de redevances, soit en nature, soit en argent, allaient directement, en vertu du droit féodal, non dans le trésor royal, mais dans la caisse de simples particuliers. Ainsi drainée par tant de canaux, la richesse publique se tarissait, et l'heure de la banqueroute approchait.

Après s'être adressé successivement et sans fruit aux notables d'abord, puis au Parlement (1), pour obtenir la réforme de l'impôt et l'établissement. d'une subvention territoriale payée par les privilégiés, Louis XVI se détermina à convoquer les Etats-Généraux. Un arrêt du Conseil royal en date du 8 août 1788, ordonna leur réunion pour le 1er mai 1789.

Cette nouvelle augmenta l'agitation qui régnait dans tous les esprits; on vit se développer les

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(1) Les notables avaient été réunis le 29 janvier 1787 sur le conseil de Calonne. En ouvrant leur session, le roi avait annoncé qu'il voulait ⚫ améliorer les revenus de l'Etat et assurer leur libération entière par une répartition plus égale des impositions; libérer le commerce des différentes entraves qui en gênaient la circulation, et soulager la partie la plus indigente de ses sujets. La prompte exécution de ce généreux programme eût sans doute amorti la violence du mouvement révolutionnaire qui se préparait. Les notables ne trouvèrent pas dans le spectacle des malheurs de l'Etat la force nécessaire pour sacrifier leurs propres intérêts, et ils se séparèrent sans avoir rien fait. Saisi directement par le roi de nouveaux projets d'impôts, le Parlement refusa de les enregistrer, déclarant que les Etats-Généraux seuls pouvaient accorder des subsides.

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germes de mécontentement qui existaient non-seulement dans le tiers-état, mais même dans les deux premiers ordres, et on s'aperçut que l'édifice social était aussi ruiné que l'édifice politique.

Il n'y avait plus ni noblesse ni clergé unis pour la défense d'intérêts communs; il y avait une grande et petite noblesse, un haut et un bas clergé dont les membres s'enviaient réciproquement et étaient prêts à se trahir. Car des priviléges s'étaient créés au sein même du privilége; les dignités, les charges, les grades et les abbayes étaient la proie d'un petit nombre; la masse des nobles et des ecclésiastiques végétait obscurément au fond des provinces, avec un peu plus d'orgueil et presque autant de pauvreté que le reste de la nation.

Pour défendre ces deux ordres divisés contre eux-mêmes, la monarchie avait une armée dont vingt-trois régiments étaient composés d'étrangers et surtout d'Allemands; la milice nationale se recrutait de paysans arrachés à leur village par la force ou par la ruse, à qui on donnait « six sous par jour, un lit étroit pour deux, du pain de chien, et depuis quelques années des coups comme à un chien (1). »

(1) Taine, l'Ancien régime, p. 512. Ce fut, en effet, pendant la seconde moitié du xvIII° siècle que l'on essaya d'introduire dans l'armée française la discipline prussienne, avec les coups de bâton

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