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EN GALICIE

NOBLESSE POLONAISE ET PAYSANS RUTHÈNES

(Suite et fin 1.)

IV

Si étrange que puisse paraître la situation économique de la Galicie, une chose serait plus singulière encore ce serait qu'à un tel manque d'équilibre matériel ne correspondit pas un trouble profond dans les esprits et dans les âmes, et que l'anarchie morale n'enfantât pas les haines sociales.

La Schlachta polonaise jouit en Galicie de tous les avantages que procure une haute situation de fortune, jointe à un ensemble de traditions historiques, à un esprit de caste soigneusement entretenu. Elle a su acquérir dans la monarchie une position prépondérante. Depuis 1867, 16 ministres polonais ont siégé dans le conseil impérial; et dans le seul ministère des affaires étrangères on a compté jusqu'à 40 fonctionnaires polonais. « En Galicie, dit-on couramment, impossible de faire un pas sans tomber sur quelqu'un qui a été ministre, qui l'est ou qui le sera. » Dans la Galicie même, toute l'administration est aux mains des Polonais et les affaires qui relèvent de Vienne passeront sous les yeux d'autres Polonais. Le Landtag galicien est devenu peu à peu une sorte de parlement indépendant avec lequel le pouvoir central doit compter et composer. Une habitude séculaire a fortifié les Polonais dans cette idée qu'ils sont nés pour commander, et le peuple pour obéir. On se souvient du mot méprisant de Bismarck : « La Pologne, ce n'est que la noblesse et le clergé ». La noblesse, en effet, et le clergé qui, le plus souvent, marche à sa suite, recouvrent littéralement les classes inférieures. « Le paysan a des devoirs, le noble seul a des droits ». Cette parole perfide est d'ailleurs empreinte d'exagération : la constitution, dans

1. Voir les Annales du 15 septembre et du 15 novembre 1903.

A. TOME XIX.

1904.

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aucun article ne fournit prétexte à une telle interprétation. Mais l'administration provinciale, il faut l'avouer, prête souvent le flanc à la critique. Il est incontestable que, dans les actes de la vie courante, le Polonais jouit d'un privilège tacite, mais reconnu, par rapport à l'Allemand et au Ruthène. Il est certain, en outre, que les autorités accordent de préférence leurs faveurs et leurs subventions aux villes plutôt qu'aux campagnes, car les premières sont un foyer de polonisme, et à la Galicie occidentale de préférence à la Galicie orientale. Un exemple entre mille la première a été dotée, jusqu'à 1888, de 2,160 kilomètres de routes; la Galicie orientale, qui a une étendue deux fois supérieure, de 647 kilomètres seulement. Quelle est la part de responsabilité qui incombe à la Schlachta dans la misère du paysan galicien? C'est là une question infiniment délicate à élucider. Cette situation résulte d'un concours séculaire de circonstances politiques, religieuses, sociales, dont on ne saurait sans injustice faire porter tout le poids à la classe supérieure. Je dis à la classe supérieure. Faut-il, en effet, appliquer ici le terme de classe dirigeante, au sens large du terme, qui n'est pas du tout celui de «< classe gouvernante »? Cette noblesse de grands propriétaires a-t-elle fait tous les efforts possibles pour améliorer la situation des couches inférieures? Leur donne-t-elle l'exemple d'une vie de travail, régulière et stable, le modèle d'une capacité technique dans l'exploitation de ses grands domaines?

La plupart des grands seigneurs galiciens ne passent qu'une partie de l'année sur leurs terres. Le reste du temps s'écoule pour eux, soit à Lemberg ou à Cracovie, soit dans les grandes capitales, à Vienne surtout; pour quelques-uns, à Paris ou à Berlin. C'est là qu'ils contractent les habitudes de luxe et de bien-être qui ont substitué tous les raffinements modernes à la splendeur un peu barbare de leurs ancêtres. Lorsqu'ils reviennent dans leurs propriétés, ils étonnent leurs vassaux (le terme peut être employé ici) par le brillant de leurs équipages, ramenés du Prater ou du Thiergarten, par la richesse de leurs vêtements, dernier genre des tailleurs de Paris ou de Londres. Et cet éclat frise et côtoie une misère des plus profondes. S'en rend-il bien compte, ce seigneur qui, étendu sur les coussins de sa voiture, contemple d'un œil fatigué le paysan qui ôte respectueusement son bonnet, et la vaste plaine couverte de gerbes que lient les travailleurs sous l'œil sévère des surveillants? Je ne le crois pas, car il a l'âme généreuse. Mais son éducation ni son instruction ne l'ont prédestiné au rôle qu'il devrait

remplir. Soldat dans l'âme, il n'a plus l'occasion d'employer son épée. Diplomate de nature et de tempérament, il a plus l'usage du monde et des cours que les habitudes et les mœurs d'un gentleman farmer. Briller à la Hofburg, à la bonne heure! mais s'occuper de ses intérêts lui semble à la fois, et très sincèrement, au-dessous de sa dignité et au-dessus de ses forces. Et il confie la direction de ses affaires à des intendants, à des fermiers, chrétiens en général, mais parfois juifs, qui profitent de la situation pour exploiter le maître. en opprimant le paysan. En 1899, un journal polonais faisait cette remarque amère : « Dans les trois écoles d'agriculture de la province, 18 Galiciens seulement ont obtenu le diplôme ». Comme le genre de vie du propriétaire l'entraîne à des dépenses toujours accrues, vient un moment où sa propriété, si grande soit-elle, ne suffit plus à ses besoins matériels, à ses habitudes de famille, à ses aspirations politiques. Alors, comme ressources, restent l'endettement, ou bien l'entrée dans certaines combinaisons financières dont le caractère échappe à des gentilshommes plus familiarisés avec les finesses des chancelleries qu'avec les opérations de bourse. Quelques-uns cependant se rendent un compte plus exact de la situation. «< Voici mon opinion, aurait dit un jour le comte Mecielski Ni le climat, ni les impôts, ni les tarifs de transports, ni la concurrence américaine ou argentine, ni les questions de commerce ou de crédit, ni même les juifs ne sont coupables du déclin de nos affaires financières; la faute en incombe à nous, qui sommes de mauvais administrateurs; nous n'entendons rien à l'agriculture et nos terres rapportent trop peu 1. »

Il leur faut pourtant, à ces grands seigneurs, s'incliner parfois vers leurs vassaux, solliciter leurs suffrages afin d'entrer à l'assemblée provinciale ou au Parlement de Vienne. Le système des élections autrichiennes, restreint, il est vrai, la portée du suffrage universel; mais quiconque a des électeurs dépend d'eux, au moins dans une certaine mesure. Il y a pour les élections au Reichsrat cinq collèges : grande propriété, chambres de commerce de métiers, villes, circonscriptions rurales (le suffrage est à un degré dans les trois premiers, à deux degrés dans le quatrième). Enfin une cinquième curie élit ses députés au suffrage universel de tous les citoyens. D'après la moyenne des élections de 18911897-1901, un député de la première curie représente au Reichsrat

1. Protocole de la séance du Reichsrat, 28 octobre 1902, p. 15058.

et

110 électeurs, celui de la seconde 30 électeurs, alors que dans les villes il a derrière lui 3,154 voix, dans les campagnes 20,632, et dans la cinquième curie 86,805 votants. La situation des classes possédantes est donc singulièrement forte, et la géographie électorale a distribué les circonscriptions de manière à la rendre encore plus inexpugnable '.

Les résultats sont les suivants pour la Galicie. En 1901, dans la première curie, nous trouvons 20 députés, tous polonais; dans la seconde, 3 députés, tous polonais; dans la quatrième, 27 députés, dont 16 polonais; dans la cinquième enfin, 13 députés dont 9 polonais. Au total 61 députés polonais sur 78. Les Ruthènes ne sont représentés que par 8 voix en tout, et encore sont compris dans ce chiffre 3 Ruthènes pour la forme » (Paraderuthenen) élus contre des Ruthènes intransigeants avec l'appui des comités polonais.

De tels résultats, on le conçoit, ne s'obtiennent qu'en faisant <«< donner » à fond toutes les forces que la richesse, l'influence mettent à la disposition de la Schlachta. Il est exagéré de prétendre, comme le font les radicaux socialistes, que les élections ne sont en Galicie qu'une « comédie constitutionnelle »; mais elles sont à coup sûr le résultat d'une pression effrénée. A peu près tous les fonctionnaires de la province sont aux ordres du comité central polonais, depuis les capitaines de district jusqu'à la force armée et à la gendarmerie. Presque à chaque élection il y a des morts et des blessés. Celles de 1897 furent particulièrement mouvementées dans la Ruthénie, où l'on opéra d'un seul coup 800 arrestations. Toute période électorale est signalée par les procédés quelque peu arbitraires qui rendent sceptique sur la validité du scrutin. Tantôt, ce sont les réunions électorales ruthènes que l'autorité interdit, sous prétexte d'une menace d'épidémie, pour laquelle ces réunions seraient un foyer de propagation; si bien que les paysans dénomment ce procédé la « peste électorale des Polonais » (Polnische Wahlpest). Tantôt ce sont les électeurs que l'on surveille à l'entrée, pour ne laisser pénétrer que ceux dont le dévouement est connu, tantôt l'ouverture du scrutin est brusquement avancée ou la clôture anticipée, selon le caprice du commissaire impérial et royal.... Il faut le dire tous les Polonais n'approuvent pas de tels procédés. Le journal Kraj de Pétersbourg, organe officieux de la noblesse polonaise en Russie, écrivait, au sujet des élections de 1900: « Le

1. Statistisches Handbuch, p. 408.

comité central polonais possède en Galicie une véritable toute-puissance, le gouvernement ne lui cherche nulle difficulté; la meilleure. preuve en est dans le résultat des dernières élections au Reichsrat et au Landtag. Dans ces élections, les apparences de la légalité ont été sauvegardées.... Tout de même, une victoire plus modeste aurait peut-être été plus raisonnable '.... »

Pour faire contre-poids à une telle puissance, il faudrait, à défaut de classes populaires conscientes de leur force, une bourgeoisie nombreuse et organisée. Cette catégorie sociale existe en Galicie. Dans les villes, elle est même nombreuse. Une partie de cette classe moyenne est polonaise d'origine. L'autre partie se compose surtout d'Allemands immigrés, soit aux xive et xve siècles, soit à l'époque des essais de germanisation de Joseph II. Des étrangers fondèrent alors les maisons de banque et de commerce, s'emparèrent des professions libérales. Mais aujourd'hui, ils sont polonisés, leur nom même a perdu le plus souvent toute désinence germanique. Toute la bourgeoisie ne nourrit pas de sympathies très vives à l'égard de la Schlachta. Avocats, professeurs, ne se privent pas dans leurs discours et dans leurs livres, de dénoncer les actes arbitraires de l'administration galicienne. Mais lorsqu'il s'agit de passer des discours à l'action, soit apathie, soit défiance de l'élément petit-russien, cette même bourgeoisie emboite le pas derrière les candidats officiels. Aux dernières élections, elle a voté en masse pour les Schlachzigen. Ces remarques visent surtout la fraction. élevée de la bourgeoisie, à laquelle sa position de fortune donne droit de vote; car les petits bourgeois demeurent très hostiles à la noblesse. Si la Galicie venait un jour à connaître sans restriction le suffrage universel, la noblesse verrait son influence anéantie dans les villes.

Quant aux juifs, leur nombre énorme, 811,000, en pourrait faire un élément important dans les destinées de la province. Baucoup sont fort pauvres. Les Israélites citadins désignés dans les statistiques sous le nom de commerçants (Handeltreibende) semblent parfois toucher le fond de la misère humaine; ils possèdent une boutique, où la valeur de l'installation et des marchandises atteint rarement 50 florins; les jours sont rares où ils font pour 1 florin d'affaires. Le bénéfice, soit quelques kreutzer, doit nourrir tout une famille, et le juif est prolifique! On affirme que, dans les villes

1. Sembratovicz, Polonia irredenta, p. 39.

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