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ANALYSES ET COMPTES
ET COMPTES RENDUS

A. Sorel. L'Europe et la Révolution française (6o partie La Trève, Lunéville et Amiens (1800-1805). — 1 vol. in-8, Plon, 1903.

Le 20 brumaire de l'an VIII, au moment où le général Bonaparte s'empare du gouvernement, la France occupe la rive gauche du Rhin. Son ambition séculaire est satisfaite. Mais la coalition menace la nouvelle frontière; l'Autriche ne veut pas nous voir en Italie; l'Angleterre ne peut nous souffrir en Belgique; la Russie les soutient et la Prusse se réserve. Pour garder le Rhin, il faut balayer sa rive droite, occuper la Hollande, protéger la Suisse et tenir l'Italie. Il faut que la France conquière, maîtrise ou domine la moitié de l'Europe, et c'est ce que l'Europe ne veut pas. Pour le moment, les avant-postes qui gardaient la nouvelle frontière nous ont été enlevés. Bonaparte engage une nouvelle campagne pour les reprendre.

En février 1801, la France consulaire a reconquis ses ouvrages avancés. Elle est en Italie, en Hollande, en Allemagne. L'Autriche, épuisée, traite. Mais, ce qui rend la paix possible la fait, du même coup, précaire. Le cabinet de Vienne n'y voit qu'une suspension d'armes. Derrière lui l'Angleterre et la Russie maintiennent debout la coalition. Les colonnes d'assaut sont un peu plus loin de nos bastions; elles veillent toujours, et tant qu'elles seront sous les armes, il n'y aura pas de sécurité dans la place.

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Le 8 octobre 1801, la diplomatie a fait ce que la guerre ne pouvait accomplir. La Russie, à son tour, traite avec la France révolutionnaire. Les derniers scrupules des princes s'évanouissent. Les dernières préventions semblent tomber. Du haut de nos bastions, si loin que porte le regard, nous ne voyons plus d'ennemis dans l'Europe apaisée. La victoire est complète, et du Texel à Tarente, personne ne la conteste. Mais l'Angleterre reste en armes, et cela suffit pour tout mettre en question. Ses flottes emplissent l'Océan et ruinent nos espérances de négoce et d'expansion coloniale; ses subsides sont là, tout prêts pour les coalitions futures; elle occupe Malte et l'Égypte et promène l'Union Jack dans des mers qui, dix ans auparavant, n'étaient sûres que sous les fleurs de lys. Prisonniers entre l'Océan, qui est anglais, et nos frontières, que la diplomatie britannique menace de coalitions nouvelles, nous ne tiendrons rien que lorsque le cabinet de Londres aura, à son tour, et le dernier, reconnu nos conquêtes et conclu une paix loyale. Jusque-là nous serons dans la situation périlleuse du grimpeur qui craint et risque d'autant plus qu'il est plus haut et plus près du but.

Le 26 mars 1802, l'Angleterre pose les armes. La guerre, cette fois, est

bien finie. Nous n'avons plus d'ennemis et la mer est libre comme la terre. Notre France, rajeunie par la Révolution et embellie de toutes ses conquêtes, va pouvoir vivre la plus belle vie de travail fructueux, d'expansion. pacifique, de conquète morale qu'elle ait jamais pu rèver. Mais cette ambition n'est, en effet, qu'un rève; la paix n'est pas durable, c'est, tout au plus, une trêve. L'élan irréfléchi des deux nations et les signatures des plénipotentiaires apposées au bas de l'acte d'Amiens ne peuvent rien changer à la nature des choses ni à la logique de la géographie. S'il est vrai que pour garder ses frontières naturelles la France doit occuper la Hollande, protéger la Suisse, annexer le Piémont, il est non moins évident que l'Angleterre ne pourra rouvrir sa maison de commerce avec la concurrence française à Rotterdam, à Amsterdam, à Anvers et à Gênes. Nous ne pouvons abandonner ces points; l'Angleterre ne peut nous y laisser. Pour les garder, nous irons plus loin; après Rotterdam nous prendrons Hambourg, après Gênes, Tarente. Pour nous en chasser, l'Angleterre se fortifiera dans Malte et ameutera contre nous une nouvelle coalition. La paix d'Amiens n'est qu'un leurre, une apparence vaine, l'ombre de l'ombre d'un traité, le plus audacieux défi jeté par acte authentique à la réalité des faits. C'est une idylle rédigée en articles par des plénipotentiaires en habits brodés. Nous signerons, dans la suite, beaucoup d'actes de ce genre; nous irons chercher toujours plus loin la signature, sur le Danube, puis sur le Niémen; nous croirons un jour, ou l'on croira pour nous, que l'acte définitif ne pourra être signé que sur l'Indus. Il sera dressé en effet, peu après, mais sur la Seine.

Dans ces belles pages qui font le centre et donnent la philosophie de l'œuvre entière, comme en voit bien la grande misère du régime, et comme on sent l'amertume profonde de cette ambition placée trop haut, poursuivie au prix de quels efforts, et toujours déçue! C'est, au début, une marche enthousiaste. La nation a vingt ans, la fortune lui sourit; elle triomphe sans peine, presque sans savoir comment. Mais l'ennemi ne se tient pas pour battu et revient à la charge. La France mesure mieux ses coups, les assène plus vigoureux et plus décisifs. Elle est maintenant armée de pied en cap et elle a un chef. Elle est plus grande, plus forte, mais aussi plus lourde et un peu lasse; elle ne va plus d'elle-même à l'ennemi, on la mène; elle ne fait plus le plan de campagne, on le fait pour elle; elle n'a plus besoin de penser, on lui demande seulement de frapper fort; un autre dirige le coup. La grande nation s'épuise à ces efforts répétés et aveugles qu'elle donne mécaniquement, comme un gigantesque appareil de guerre, obéissant et pensant, qui aurait l'intuition obscure du mal qu'il fait et de la fatigue qu'il endure.

A mesure qu'augmente l'effort physique, la pensée se replie, s'alourdit et s'endort; on ne la trouve bientôt plus qu'au centre, et dans un seul cerveau qui, par un excès de confiance et d'orgueil que seul le monde antique avait connu, ramasse en lui l'idée, la conçoit, la poursuit et l'exécute. Le flot tumultueux et trouble des pensées de la Révolution se ralentit, s'assagit et s'épure dans cette intelligence, comme la fonte impatiente et corrosive se fige en un métal rigide, clair et tranchant. Mais ce n'est, après tout, qu'une intelligence, sujette, comme les autres, à l'erreur et qu'un souffle peut faire dévier. Elle est à la merci du hasard elle trouve

sa grande force dans sa promptitude à concevoir et à exécuter; bien souvent elle ne doit son succès qu'à la légère avance qu'elle a su prendre sur l'adversaire; spectacle poignant que cette lutte dans laquelle on sent que la victoire est une question d'heures! Les derniers chapitres du livre nous font passer dans l'esprit le vent de cette course haletante et l'angoisse de cet effort toujours tendu, que le succès condamne à un effort plus grand. Jamais on n'a mieux montré, sous l'éclat artificiel, la faiblesse latente et, sous l'harmonie apparente, la profonde contradiction des choses.

Voilà ce que le tome VI de l'Europe et la Révolution française dit à tous. Il dit quelque chose de plus aux anciens élèves de l'auteur. Le tour puissant de la phrase, la solide construction des ensembles, l'allure vive et franche du développement leur rappellent le temps heureux où ils entendaient à l'École ces admirables leçons, non pas tant de diplomatie que de bon sens politique, qui sont restées si vivantes dans leurs mémoires ne pas vouloir que les autres soient autre chose que ce qu'ils sont; ne pas se faire passer soi-même pour autre que ce que l'on est, apprécier sainement autrui et se connaitre soi-même, c'est le moyen d'être juste et la seule manière d'être sage.

Souvent notre excellent maitre répétait ces axiomes, car il était convaincu de leur vérité, et nous l'écoutions volontiers, car il sait communiquer sa conviction.

M. CAUDEL.

Maurice Courant. Okoubo. (Collection des Ministres et Hommes d'État.) F. Alcan, éd.; 1 vol. in-18, Paris, 1903.

Le personnage dont la biographie fait l'objet de ce volume a été l'un des art isans les plus remarquables de la transformation du Japon féodal en état politique du type contemporain. « Son action

mème ».

dit M. C.

paraît à la ba se de chaque institution. De 1862 à 1878, il a été le ressort de la Restauration, à tel point que sa figure personnelle s'efface un peu dans les faits qu'il a détournés et dirigés: il devient l'incarnation de la Restauration C'est donc, forcément, un fragment de l'histoire japonaise, et de la partie de cette histoire la plus intéressante pour nous, que l'auteur est amené à écrire pour exposer la vie de son héros. Peu de personnes étaient aussi bien préparées que M. C. pour remplir cette tâche difficile. Il connait le monde japonais; il a pu le pénétrer et le comprendre, chose si difficile pour des Européens, et il sait la langue japonaise, ce qui lui a permis de puiser aux sources mêmes, seul moyen de faire œuvre sérieuse dans un travail de ce genre.

Si le livre paraît d'un abord un peu sévère, la cause en est notre ignorance de ce Japon d'autrefois, si compliqué, si touffu, et la présence de mots étrangers dont la lecture et la compréhension nous arrêtent nécessairement quelque peu. Mais le tableau, très clair, très complet, du Japon de 1830 nous met à même de comprendre les causes de la réforme, et les difficultés considérables qu'elle devait rencontrer.

Ce Japon d'autrefois il n'y a pas encore un demi-siècle qu'il a disparu a beaucoup de ressemblance, extérieurement au moins, à notre France

du moyen âge.

Il y a un empereur du Japon, mais il ne gouverne pas : le pouvoir appartient au chôgun, autorité rivale, dont l'office est héréditaire comme celui du tenno. Lui-même, d'ailleurs, est soumis à l'influence des daïmios, souverains dans leurs domaines. Le peuple adore l'empereur, qui vit isolé dans son palais, comme une divinité, mais la fidélité au clan existe seule

encore.

Les réformateurs, aux environs de 1850-60, se proposent d'abord de réconcilier les deux noblesses rivales qui se sont consolidées autour du tenno et du chôgun. Mais les événements les obligent bientôt à dépasser leur but initial. L'entente est impossible; les deux autorités ne peuvent subsister plus longtemps côte à côte. Le mérite du petit groupe qui marche de l'avant, sans souci des difficultés futures, et auquel Okoubo donne la direction, c'est d'avoir compris la nécessité de créer une patrie japonaise, c'est la seule chance qu'il y ait de résister aux étrangers qui ont imposé leur contact au Japon au milieu du XIXe siècle et avec lesquels il serait impossible de refuser plus longtemps d'entrer en relations.

Absorbé par son œuvre, fasciné par le but poursuivi, Okoubo rompit résolument et, il semble, sans regret, avec les idées anciennes, les vieilles traditions. Il déserte son clan, il met sans hésitation toute son énergie et toute son intelligence au service de l'Empereur et du Japon nouveau. Il se donne tout entier à la « grande patrie » qu'il s'efforce de créer.

Malgré les obstacles, en dépit des mauvaises volontés, il réussit dans sa tâche. Le jour même de sa mort, le 14 mai 1878, s'entretenant avec ses fidèles de ses projets d'avenir, il disait : « Pour achever notre grande réforme il faut compter trente ans ; dans les dix ans déjà écoulés depuis la Restauration, nous avons pacifié le pays et jeté les fondements. Les dix années qui s'ouvrent seront plus importantes encore, parce qu'il nous faut préciser l'administration, enrichir le peuple, devenir forts en face de l'étranger: avec vous tous, je travaillerai, je l'espère, à cette ouvre. Dans la troisième décade, il faudra progresser et perfectionner: ce sera l'affaire de nos suc

cesseurs ».

Le Japon a perdu trop tôt, sans doute, ce sage réformateur, assassiné par quelques fanatiques, incapables de comprendre la grandeur de la transformation à laquelle son nom mérite de demeurer attaché.

A. V.

Paul Matter. La Prusse et la Révolution de 1848. 1 vol. in-16, 304 pages; Paris, Félix Alcan.

Il est du plus haut intérêt pour nous autres Français d'étudier comment la Prusse a évolué au cours du XIXe siècle, et comment s'est formée cette force non seulement militaire, mais politique, contre laquelle nous nous sommes si rudement heurtés. Une crise, celle de 1848, a failli modifier cette

évolution nous savons gré à M. Matter de nous avoir donné une histoire précise et vivante de cette crise d'où aurait pu sortir une Prusse libérale, désireuse de fonder l'unité allemande, non sur des agressions étrangères, mais sur la simple conciliation des intérêts politiques et économiques de la Germanie.

Depuis 1815 deux tendances, deux espérances se manifestaient chez une partie du peuple prussien. La première était une tendance nationale unitariste faire l'unité de l'Allemagne avec la Prusse comme puissance centrale et dominante; la seconde était une tendance politique et sociale conquérir des libertés et une représentation populaire, à l'exemple des nations. qui s'étaient donné des régimes représentatifs. Frédéric-Guillaume IV, bien que très attaché au passé, avait depuis son avènement (1840) annoncé à plusieurs reprises qu'il préparait un plan de représentation populaire, sorte de plenum des États provinciaux. Une Commission, dont faisaient partie Bodelschwigg et le grand juriste Savigny, avait été formée pour étudier ce plan. Mais le frère du roi (futur empereur Guillaume Ier) et un parti réactionnaire puissant, qu'on appelait la Camarilla, faisaient une vive opposition à cette politique de réformes.

Les lettres patentes et les ordonnances de février 1847 donnèrent une demisatisfaction aux libéraux : le roi pouvait convoquer un Landtag uni; mais il n'y était pas obligé. La première convocation de ce Landtag, en 1847, laissa subsister une profonde défiance entre le souverain et les libéraux : ceux-ci eurent conscience que le roi, mécontent de leurs réclamations, ne convoquerait plus de Landtag d'ici plusieurs années.

Survient la Révolution de Février 48 à Paris l'Allemagne tressaille; tous les unitaires, M. de Radowitz en tête, supplient Frédéric-Guillaume de se mettre à la tête du mouvement national. Celui-ci espère un moment que l'agitation restera nationale et non politique. Mais la révolution sanglante des 18 et 19 mars à Berlin le détrompe le peuple veut des réformes; il est obligé de faire partir son frère, de convoquer le Landtag uni pour le 2 avril, de permettre une loi électorale et la réunion d'une Consti

tuante.

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M. Matter nous présente, dans un récit très alerte et très attachant, la lutte de l'Assemblée nationale prussienne contre les hobereaux, contre le prince Guillaume, rentré en grâce, contre Bismarck déjà influent, contre le roi lui-même, puis le transfert de cette assemblée à Brandebourg, enfin sa dissolution.

La Constitution octroyée du 5 décembre fut le dernier succès des progressistes. Le nouveau Parlement se vit bientôt ajourné et dissous. Et dès le milieu de 1849 des élections, faites sous la pression la plus violente du gouvernement, créèrent une Chambre conservatrice, « une Chambre introuvable, suivant l'expression de M. Matter.

C'en était fait de l'espoir d'une Prusse libérale. Quelques mois après, le refus de Frédéric-Guillaume d'accepter l'empire que lui offrait le parlement de Francfort, consacrait le triomphe des partis réactionnaires et particularistes prussiens, qui désiraient fonder l'hégémonie de la Prusse sur sa puissance militaire et non sur le libre consentement des représentants de toute l'Allemagne. C'était la main de fer d'un Bismarck et non la parole

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