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se sont manifestées par les partages définitifs, par la vente d'une partie du bien communal qui fut racheté par certains des membres. Quelques Communes ont décidé de ne plus faire de répartitions et de rendre les lots héréditaires tout en restant sous le régime collectif. Peut-on, par contre, former le souhait de voir l'une des deux formes l'emporter sur l'autre?

Il semble bien que pour des peuples un peu primitifs comme ceux des campagnes russes, le Mir dégagé de toutes les causes accessoires qui le paralysent, peut présenter des avantages: il permet d'exercer une tutelle sur des hommes peu habitués à la liberté.

Il permettrait aussi, si aucun rouage n'était faussé, si la dotation de terre était suffisante et si les moujiks n'étaient pas écrasés par l'impôt, si la domination des mangeurs de Mir n'existait pas, d'assurer le bien-être minimum à chacun de ses membres; il serait donc réellement un préservatif, si l'ensemble de l'activité nationale et une suffisante liberté d'action laissée par la loi à chaque individu permettait au trop-plein de la population villageoise de s'écouler régulièrement et constamment.

« C'est ainsi, dit M. A. Leroy-Beaulieu, que le considèrent parfois « les paysans eux-mêmes et c'est pour cette raison que les moujiks aisés, devenus propriétaires individuels, hésitent à abandonner <«<leur commune. S'ils ne peuvent cultiver leur lot ils le cèdent ou <«<le louent à d'autres regardant les terres du Mir comme un en-cas << pour les mauvais jours, une réserve pour leurs enfants ou pour << eux-mêmes. Voici, par exemple, ce que répondaient les paysans « du gouvernement de Moscou à une enquête de l'Assemblée pro<«<vinciale. Si les lots devenaient propriété individuelle, ils seraient « souvent vendus au détriment des détenteurs ou de leurs descen«dants. Un paysan meurt laissant des enfants en bas àge, un chef « de ménage est appelé à l'armée, ce qui, avec les mariages pré«< coces, n'est pas rare; la veuve ou la jeune femme ne peut exploiter scule, elle ne peut payer un ouvrier ni même souvent «< affermer, vu le taux de l'impôt qui grève la terre. Si la vente était autorisée, elle serait obligée de se défaire de son champ, « tandis que maintenant le Mir le lui reprend pour le donner à une <«<famille comptant plus d'ouvriers et, lorsque ensuite le paysan pris « par l'armée revient du service, lorsque les enfants mineurs du « paysan décédé arrivent à l'âge d'homme, tôt ou tard ils sont remis <«<en possession d'un lot; de même, en cas de maladies, incendie, perte de bétail. »

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Il est permis de se demander si on peut réellement voir le refuge des malheureux en une institution qui retire leur lot aux familles dans les moments où elles se trouvent le plus dans le besoin. Mais, peut-on dire, en revanche, ils n'ont qu'une période difficile à traverser et la perspective leur reste de posséder à nouveau leur terre. Vue sous cet angle, il peut être vrai en théorie que « la Commune agraire reste le refuge des pauvres, des faibles ou des timides ». On oublie toutefois de tenir compte, pour l'avenir, de la nature humaine. Aujourd'hui les malheureux et les dépossédés sont nombreux, par suite de l'excès des impôts; mais les ivrognes et les paresseux, les malchanceux et les maladroits constitueront toujours une clientèle pour les usuriers et il arrivera souvent que les lots de ceux qui auraient justement besoin de la protection du Mir, comme le dit M. Leroy-Beaulieu, seront entre les mains des Miroiedy.

Il en serait évidemment de même, dira-t-on, avec la propriété individuelle. Certes et cela nous amène à nous demander, en concluant, si, comme quelques-uns le soutiennent, le mode de possession des Communes russes constitue un progrès ou un recul par rapport à celui des paysans occidentaux, si l'expérience du Mir prolongée jusqu'à nos jours vient à l'appui ou à l'encontre des théories collectivistes ou plutôt de leur application pratique. La question est trop ardue et délicate pour être traitée dans un cadre aussi modeste tout ce qu'on peut dire, croyons-nous, à la suite d'un examen aussi rapide, c'est que le fonctionnement de la Commune russe est faussé en trop de points pour qu'il soit permis d'en tirer une conclusion absolue, mais on doit constater que même en des questions où une entière liberté est laissée aux moujiks, où leurs coutumes sont respectées, beaucoup de bienfaits attendus de la propriété commune ne sont pas réalisés. C'est ainsi qu'en fait le droit de jouissance des moujiks sur le domaine commun n'est pas complètement sauvegardé contre eux-mêmes puisque, tournant la loi, ils peuvent l'engager aux usuriers ou même à des covillageois de bonne foi et, quelles que puissent être les causes extrinsèques de la misère, que de pareilles pratiques, qui sont sanctionnées par les mœurs, engendrent le prolétariat.

L'expérience du Mir montre encore à quel point un régime de propriété collective exige de discipline de la part de ceux qui le pratiquent, combien est nécessaire une autorité si absolue que,

1. A. Leroy-Beaulieu, L'Empire des Tzars.

maniée par des hommes imparfaits, elle dégénère presque fatalement en tyrannie. En regard de ces défauts qui lui sont propres, les plus saillants de ceux que l'on reproche à la propriété individuelle en matière foncière, c'est-à-dire le morcellement et les inconvénients qui en dérivent, se retrouvent dans le système opposé.

Il ne semble donc pas qu'on puisse s'appuyer sur l'exemple des paysans russes pour réfuter, au nom de la méthode d'observation, ceux qui reprochent aux théories collectivistes leur subjectivité et qui soutiennent qu'un tel système, pour pouvoir fonctionner, exige de ceux qui l'appliquent, un ensemble de qualités tel qu'on peut le qualifier d'utopie.

Néanmoins, si tout permet de supposer que ce régime serait inapplicable dans nos pays où chacun a pris l'habitude de la liberté individuelle, où l'âpreté du paysan et son amour de la terre rendraient illusoire toute espérance de voir germer la solidarité indispensable à son exercice, en revanche, à condition d'être amendé, à condition que la liberté leur soit rendue de sortir de l'indivision, en justifiant de moyens suffisants, que la Commune soit considérée en réalité comme une ressource à laquelle n'ont recours que ceux qui le veulent, il nous paraît que le Mir peut constituer une excellente institution, au moins transitoire, pour la Russie, pour ces paysans que cinq siècles de servitude à leurs seigneurs et à ce Mir lui-même ont rendus pour le moment inaptes à la liberté absolue et à la propriété entière. Grâce à lui, ils seront à même de prendre contact avec la civilisation et de faire leur apprentissage moral, de manière à pouvoir, en toute indépendance d'esprit et de réflexion, choisir le genre d'existence qui leur semblera s'adapter le mieux à leurs aspirations.

GEORGES ALFASSA.

L'ARMÉE DE DEUX ANS

Le service de deux ans a été voté par le Sénat. Il le sera par la Chambre des Députés. Tout a été dit, pour et contre. Le débat se poursuivra sans doute avec la même ampleur. Il prélude par le rapport de l'honorable M. Berteaux, dont on peut louer, avant toute discussion, et la conscience apportée à l'étude d'une aussi grave question, et la forme remarquable de la rédaction. Le projet de loi a été quelque peu retouché et amendé; certaines modifications, si elles sont adoptées par la Chambre, trouveront des contradicteurs, et peut-être une opposition formelle au Sénat, mais après des navettes et des concessions réciproques, la loi nouvelle sera promulguée et aussitôt appliquée, sinon pour 1905, probablement pour 1906.

Le principe même paraît désormais acquis, il s'est formé dans le Parlement une majorité intransigeante à son sujet, et l'idée de la réduction du service a fait son chemin dans le pays, sans pourtant avoir déterminé dans la masse de la nation un de ces courants d'opinion irrésistibles, qui emportent toutes les objections, fondées ou spécieuses. Il y a plus de résignation indifférente que d'enthousiasme; charge pour charge, l'allègement des uns compense la surcharge des autres, et Jacques Bonhomme pourra penser que c'est surtout le bourgeois qui en pâtira.

En réalité, la réduction progressive de la durée du service actif est la résultante logique et implacable du principe de la nation armée, de même que la nation armée est issue des principes mêmes de la Révolution, de la souveraineté du peuple et de la Déclaration des Droits de l'homme. Taine l'a exprimé avec la vigueur habituelle de sa pensée et la précision de son style 1.

Le citoyen nait électeur, du coup il naît conscrit. Le service obli

1. Les origines de la France contemporaine. Le régime moderne. Nous recommandons la lecture des pages 284 à 296. Taine a prévu toutes les conséquences du système de la nation armée, et en particulier, qu'en se laissant entrainer à appliquer l'égalité littérale on institue l'inégalité positive. Mais Taine est aujourd'hui un rétrograde!

gatoire et égal est le compagnon naturel, le frère jumeau du suffrage universel« tous les deux conducteurs ou régulateurs aveugles et formidables de l'histoire future, l'un mettant dans les mains de chaque adulte un bulletin de vote, l'autre mettant sur le dos de chaque adulte un sac de soldat ». Or, l'égalité de l'obligation militaire imposant à tous les citoyens valides le passage sous les drapeaux pour y recevoir l'instruction pendant une période qui doit être, en principe, elle aussi, égale pour tous, il s'ensuivait logiquement que cette période ne pouvait dépasser les limites compatibles d'une part avec le nombre même des citoyens disponibles, quelles que soient les exigences de l'instruction militaire, et d'autre part avec les intérêts généraux de l'État et de la société qu'il représente. A l'ancien régime, basé sur le service à long terme d'un nombre restreint de soldats, se substituait fatalement le régime nouveau du service à court terme, obligatoire pour tous. Les législateurs atténuèrent d'abord la rigidité du principe d'égalité; ils crurent juste et prudent de tenir compte de certaines considérations d'ordre militaire, d'ordre social, d'ordre humanitaire, ils comprirent combien il était difficile de faire passer dans la pratique l'équivalence théorique des devoirs sociaux et des charges individuelles. Mais la diminution progressive du service actif devait être le terme rigoureux de l'évolution des idées égalitaires et démocratiques tendant à l'application absolue à tous des principes de la Révolution. C'est ainsi qu'on passa du service de cinq ans au service de trois ans, qu'on en arrive aujourd'hui au service de deux ans, et qu'on a pu même proposer et discuter le service de dix-huit mois et d'un an.

Nous ne pouvons, ni ne voulons, dans cette courte étude, ouvrir une discussion générale sur la valeur même du principe égalitaire, ni même analyser et passer au crible de notre critique les articles du projet de loi qui est soumis au Parlement, notre intention est simplement de dégager les conséquences de la loi adoptée, de montrer que le service de deux ans, dans son esprit comme dans sa lettre, doit faire subir de profondes modifications à la constitution même de l'armée, et qu'il importe au pays que des mesures subséquentes et immédiates viennent fixer les traits de l'armée nouvelle, dont il doit exiger, comme de l'ancienne, les garanties indispensables à la sécurité, à l'indépendance et à la prospérité nationales.

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