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L'AME JAPONAISE

D'APRÈS UN JAPONAIS

Depuis de nombreuses années le problème japonais me préoccupe vivement et j'en observe les phases avec une croissante anxiété. Dès l'époque de la guerre sino-japonaise j'étais persuadé, comme je le suis encore, que l'objectif secret du Japon, le but lointain ou proche que visent ses efforts est la main mise sur la Chine, la substitution de la dynastie du Soleil Levant à la dynastie mandchoue. Je me passionnai d'autant plus pour ce problème que l'énergique poussée de la Russie vers l'Extrême-Orient et vers le Pacifique devait, à mes yeux, rendre inévitable, à brève échéance, la lutte à laquelle nous assistons.

J'entrepris donc, il y a trois ans, d'exposer successivement, dans mon cours du Collège de France, et l'état présent de la Chine et l'état du Japon. Or, au mois de décembre 1903, à l'issue d'une leçon où j'avais traité de l'esprit public au Japon, un Japonais sortit du rang de mes auditeurs pour me montrer un petit volume paru à Tokio, l'an 2561, c'est-à-dire en 1901. C'était l'œuvre d'un de ses compatriotes, le professeur Inazo Nitobé, il portait pour titre « Bushido, l'âme du Japon ». Je demandai à mon interlocuteur de me confier cet opuscule pour quelques jours, mais il ne voulut point s'en dessaisir et je ne pus qu'en noter le titre pour le faire rechercher en librairie. La recherche fut longue. Ce n'est qu'au bout de plus d'un an, au mois de janvier dernier, que le livre me parvint directement de Tokio, sous la forme d'une traduction allemande. Cette traduction a été revue et contresignée par l'auteur. Sa fidélité n'est donc pas douteuse. Elle a été faite au surplus sur une rédaction anglaise émanée de l'auteur lui-même et publiée à Philadelphie.

M. Nitobé a étudié, en effet, et en Europe et aux États-Unis. Il paraît connaitre bien les langues d'Occident et affecte visiblement de se montrer familier avec toutes les productions, anciennes ou modernes, de la pensée occidentale. J'ai eu la curiosité de relever

A. TOME XIX. JUILLET 1904.

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les noms ou les écrits qu'il cite. La liste est interminable, et hors de proportion avec un petit volume de 141 pages. Philosophes, historiens, poètes, économistes, mathématiciens, l'ancien et le nouveau testament, le Coran, la grande Charte, tout y passe. Shakespeare et Lamartine voisinent avec Virgile, Bismarck avec Karl Marx, Mommsen avec Lecky et Taine, Herbert Spencer avec Berkeley et avec le théosophe Böhme, mon cher collègue M. Cheysson avec Théodore Waitz; et puis viennent des professeurs allemands, anglais, américains, italiens, etc. N'est-ce pas saisir sur le vif un trait piquant du caractère japonais? la prétention à un savoir encyclopédique, propre à éblouir, dont la profondeur importe moins que la surface? A chaque ligne on sent aussi la préoccupation de mettre en parallèle la civilisation japonaise avec celle du monde entier et de bien établir que loin de lui être inférieure elle peut ou doit l'emporter sur elle. Ce n'est donc pas seulement en peinture c'est en action aussi que l'âme japonaise s'offre à nous dans cet écrit. Nous pouvons tirer parti des déformations que le peintre a fait subir à son modèle aussi bien que des traits originaux qu'il a su fixer. Pour y parvenir je serrerai le texte d'aussi près que possible', tout en disposant dans un ordre logique les développements que l'auteur n'a pas toujours su enchaîner avec méthode.

L'ame japonaise dans le passé et dans le présent. Le chevalier japonais, le samouraï, tient dans l'histoire de son pays la même place que dans l'histoire de la société anglaise le gentleman (117). Il est le centre et l'objet presque exclusif de toute l'ancienne littérature, de la littérature érudite ou courtoise comme de la littérature populaire contes, chansons ou drames.

Il est le parangon de la nature entière : « Comme la fleur du cerisier sauvage (Sakura) est la reine des fleurs, ainsi, dit un proverbe, le samouraï est le seigneur des hommes ». Son type idéal est le type même de la perfection; son code moral, le Bushido, n'est pas seulement un Ordène de chevalerie, mais un miroir où se reflète l'âme même du Japon (Yamato-Damashii) (121)*.

1. Les chiffres entre parenthèse renvoient aux pages de l'édition allemande. 2. C'est l'ensemble des préceptes, des règles traditionnelles, auxquels les samouraï ou Bu-shi devaient plier leurs sentiments et leurs actes (4).

3. Je fais allusion aux règles de la chevalerie française, telles qu'elles sont retracées dans le petit poème du XIIIe siècle qui porte ce titre et que Barbazan a publié (Paris, 1759).

4. Dans le curieux ouvrage publié par un délégué officiel à notre Exposition

Si cela est vrai du Japon féodal, en est-il de même du Japon moderne? La réponse n'est pas douteuse. L'âme d'une nation ne périt pas (123).

Bien que le Japon soit en pleine période de transformation, Bushido est resté le principe dirigeant, l'esprit vivifiant de la société japonaise (126-7). Tous les protaganistes, tous les créateurs de l'ordre nouveau les Sakouma, Saigo, Okubo, Kido, parmi les contemporains les Ito, Okuma, Itagaki, etc., sont pénétrés de l'esprit samouraïste. Le mobile de la rénovation du Japon n'a été ni le désir d'accroître le bien-être matériel et les richesses, moins encore un instinct d'imitation servile des mœurs occidentales, mais le point d'honneur chevaleresque de vouloir marcher de pair avec les grandes nations, de n'être plus regardé par elles ce qui était intolérable (128) du haut de leur grandeur.

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C'est de Bushido qu'a jailli, comme une source vive, le patriotisme japonais, tranchons le mot : son chauvinisme exalté. Je ne puis qualifier d'autre sorte le sentiment que l'auteur résume en cette interrogation et sa réponse : « Existe-t-il une nation qui soit plus fidèle et plus patriote? Non, il n'en existe pas » (129).

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A ce brevet que le Japonais se décerne, M. Nitobé sent qu'il faut apporter quelques correctifs, ne fût-ce que par condescendance pour le jugement des étrangers. Ceux-ci, dit-il, reprochent volontiers aux Japonais leur outrecuidance ou leur vanité démesurée comme aussi leur susceptibilité outrée (130). C'est l'exagération du point d'honneur. Bushido donc en est responsable. Il l'est également du manque d'esprit philosophique. La trempe du caractère nuit à la spéculation de l'esprit. Elle bannit tout idéalisme.

Quelles sont après cela les vertus ou qualités propres à l'âme japonaise?

La première est loin de nous être présentée sans voile; elle est tout enveloppée d'ambiguités et paraît plutôt avoir dégénéré en son contraire. Le texte anglais l'appelle Rectitude or Justice; le texte allemand: Aufrichtigkeit oder Gerechtigkeit, ce qui peut vouloir dire à la fois franchise, sincérité, droiture, bonne foi, loyauté, sentiment du juste, et autre chose encore! Et que nous apprend exacte

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de 1900, M. Hitomi, je lis : Le Yamato-Damashi est la fleur de l'ame japonaise qui répandit son parfum sur les plaines du Yamato, au travers de vingt-cinq siècles et demi de son histoire... Cet esprit eut à la fin du XVIe siècle un magnifique épanouissement... formant ce que l'on appelait boushi-do (morale des chevaliers), émanation directe du Yamato-damashi ». (Le Japon, Paris, 1900, p. 260-261.)

ment l'auteur? Il nous dit que « dans les temps (sont-ils passés?) où la ruse tenait lieu de tactique militaire et la fourberie de ruse de guerre, cette vertu mâle, franche et honnête était le joyau le plus brillant et le plus estimé » (17). Aujourd'hui, avoue-t-il, en opposition à elle, ancienne, s'est développée, sous le nom de Gi-ri, une sophistique, une hypocrisie (Heuchelei) qui pénètre tout. Mais alors que reste-t-il de ce joyau?

A-t-il même existé jamais? Si j'en crois les définitions qu'on nous cite (17) comme émanées de samouraï il n'est pas douteux que droiture et loyauté ne fussent circonscrites en d'étroites limites, restreintes à un objet spécial: le devoir d'affronter en face le danger, de ne s'y soustraire point par des subterfuges, « d'entrer sans hésiter, et en conformité de la saine raison dans une voie tracée, de mourir s'il est bien de mourir, de frapper s'il est bien de frapper ». Qu'est-ce là, sinon la rigidité du caractère, laquelle n'exclut ni l'emploi de moyens tortueux ni l'entrée dans une voie dont la fin peut n'être pas morale? Et la preuve n'en est-elle pas dans ce Gi-ri qui apparaît comme sa dégénérescence. La « saine raison » (Gi-ri, littéralement, ne signifie pas autre chose) se réduit à une apparence spécieuse, à un masque trompeur sous lequel les sentiments les moins nobles s'abritent et dictent des ordres que la pseudo-vertu consiste à exécuter, sans raisonner, sans faiblir, sans broncher. Une mère, par exemple, doit sacrifier, s'il le faut, tous ses enfants pour sauver son premier né, une fille doit se prostituer sur l'ordre de son père et dans le seul but de lui procurer l'argent nécessaire à ses débauches (19).

Quelque vingt pages plus loin, la rubrique varie mais le fond se retrouve. Je vois rangée parmi les vertus du Bushido la vérité ou véracité (41 suiv.) et je me demande ce qu'il peut bien en être si la sincérité et la loyauté font défaut. L'auteur lui-même ne reconnaîtil pas « qu'une morale relâchée en affaires est le pire défaut qui a terni l'honneur de la nation » (43)? Mais cela provient, dit-il, de ce que les marchands jadis formaient la dernière classe de la société, qu'entre eux et le chevalier, qui tenait la tête, s'interposaient l'agriculteur et l'artisan. Cette lie monta à la surface quand le négoce se développa par l'ouverture du Japon aux marchés étrangers, et si les samouraï, après l'abolition de la féodalité, se firent marchands. eux-mêmes, leur bonne foi se trouva être le plus grand obstacle à leur réussite. Ils firent faillite quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent (44). Ils préfèrent l'honneur à l'argent. C'est fort bien, c'est fort honorable

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