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rale par la suite. Pour y être demeurés obstinément attachés, nos coloniaux de l'Ancien Régime ne méritent donc pas un jugement trop sévère; ils appliquaient correctement des idées à peu près universellement reçues et qui comptent d'ailleurs maintenant encore des représentants. Elles ne sont en effet qu'une manifestation particulière du protectionnisme. Les protectionnistes sincères en arrivent donc tout naturellement à prôner le prétendu « Pacte colonial », à tel point que quelques uns des plus autorisés proposaient récemment de restaurer dans une certaine mesure le système exclusif. Et au premier aspect, ce système, il faut le reconnaitre aussi, ne laisse pas non plus de paraître séduisant. Il semble ne point sacrifier les colonies tout en donnant pleine satisfaction à la métropole, et, dans la métropole même, favoriser simultanément des intérêts divers. Colons assurés de vendre leurs récoltes, armateurs assurés de les transporter, consommateurs et industriels métropolitains assurés d'avoir des denrées exotiques et trouvant pour leurs produits un marché privilégié tout le monde sans exception y doit trouver son compte. Oui, en théorie; mais, dans la pratique, ces combinaisons, ingénieuses jusqu'à l'artifice, tiennent rarement leurs promesses. Leur précision même les rend tyranniques et elles supposent en outre un état d'équilibre difficile à rencontrer, impossible à maintenir. Sous peine de léser ce que les industriels métropolitains considèrent comme leurs droits incontestables, les colonies ne sauraient rien fabriquer de ce dont elles ont besoin. Le gouvernement put songer un moment à créer des manufactures au Canada et Colbert invitait un intendant à s'en occuper, mais le Canada n'était qu'une colonie bâtarde et d'espèce inférieure. Rien de pareil ne saurait exister dans les colonies types. Leur industrie doit se borner à rendre transportables les produits du sol, à convertir par exemple, le jus putrescible des cannes en sucre brut. Elles trangresseraient le système en forgeant des outils, en tissant des pièces d'étoffes, voire en tannant simplement des peaux. On le leur interdit donc, mettant ainsi de sérieuses entraves au développement de leur prospérité. Il faudrait en outre, pour bien faire, que la production coloniale et la consommation métropolitaine d'une part, d'autre part l'activité industrielle ou commerciale métropolitaine et les besoins coloniaux demeurassent rigoureusement proportionnés. Mais il n'en saurait être perpétuellement ainsi et, pour ne citer qu'un exemple, quand viennent des années de mauvaises récoltes, la métropole se déclare incapable d'expédier les farines que les colonies demandent. Il se peut

aussi qu'elle ne produise point tel article indispensable; il se peut enfin qu'elle le fournisse à des prix plus élevés que tel autre pays, ce qui révèle un nouvel inconvénient. L'obligation d'acheter très cher en France ce qu'ils trouvent à bon compte dans les contrées voisines, irrite les colons et, stimulé par l'appât de gros bénéfices, le commerce frauduleux, le fameux« interlope », terreur de la métropole, se développe alors immensément. Par une contradiction vraiment paradoxale, l'exclusif ne saurait être assuré de fonctionner normalement que dans l'hypothèse absurde où il deviendrait inutile, s'il n'y avait qu'un pays sur la terre, une métropole unique en tête-à-tête avec ses colonies. La seule présence d'étrangers suffit pour ébranler l'édifice et la concurrence qu'on voulait écarter finit par produire ses effets habituels. Des circonstances de temps et de lieu interviennent aussi, parfois des considérations de pure politique : tant et si bien que, tout en demeurant convaincus de l'excellence du système, les gouvernants d'Ancien Régime se trouvèrent contraints de l'atténuer dans l'application en admettant des infractions successives et notables.

Il va de soi d'abord que les établissements de l'Inde ont besoin d'un régime spécial. Essentiellement destinés à centraliser, pour les expédier en France, les marchandises tirées des contrées voisines et même de l'Extrême-Orient, ils ne peuvent commercer uniquement avec la métropole. Les iles de France et de Bourbon se trouvent également dans une position particulière englobées, comme elles sont, dans la concession de la Compagnie. Lors de la déchéance de cette dernière elles ne rentrent pas dans le droit commun et ni les lettres patentes de 1717 ni celles de 1727 ne leur sont rendues applicables; elles conservent des franchises spéciales notamment pour le commerce d'Inde en Inde, c'est-à-dire pour les relations avec les autres colonies d'Asie et les pays d'Extrême-Orient. Le commerce dit de l'Inde, celui qui se faisait avec tous les pays et établissements situés à l'est du Cap de Bonne-Espérance et en outre avec le Sénégal, se trouve alors soumis aux prescriptions des règlements du 17 août et du 6 septembre 1769. Les marchandises exportées de France ne payent rien à la sortie, les importations ne sont frappées que d'un droit « d'indult de 3 p. 0/0, réduit même à 3 p. 0/0 pour les provenances des fles de France et de Bourbon et les formalités de vérification imposées aux armateurs sont enfin très simplifiées. Ces faveurs considérables se justifiaient, et par le désir d'encourager les armements pour des pays très lointains, et aussi sans doute par l'impossibilité grandissante de maintenir efficacement tout le système de l'exclusif.

Dans le même temps, en effet, la législation des Antilles finissait elle-même par admettre des adoucissements et son évolution, faite d'hésitations et de capitulations successives, souligne les difficultés qu'il y avait à défendre les principes contre les perpétuels démentis des faits et contre les exigences de la politique générale. Les lettres patentes de 1727, par exemple, dont nous avons vu l'intransigeance, déclarent déjà que les négociants français pourront porter des sucres d'Amérique dans les ports d'Espagne et c'est là une consćquence de l'alliance scellée par le traité de 1721; elles autorisent en outre les bâtiments français à importer dans les colonies des morues salées d'Islande, parce que ces morues fournissent pour les nègres une nourriture avantageuse que nul produit français ne saurait remplacer. Après la guerre de sept ans les exceptions durent être multipliées. Les nécessités de la navigation obligeaient les vaisseaux revenant d'iles devenues anglaises à serrer de très près celles qui nous restaient une lettre royale, revenant sur les lettres patentes de 1727, déclara donc que leur passage dans les eaux de la Martinique ne pouvait plus être considéré comme un acte de contrebande. La Louisiane et le Canada étaient perdus or les Antilles étaient accoutumées de tirer du Canada et de la Louisiane des denrées alimentaires et des bois de construction. Elles se plaignirent donc d'être brusquement privées de ressources indispensables. Le Roi admit leurs doléances et le 18 mai 1763 ouvrit certains ports coloniaux aux bâtiments étrangers apportant des marchandises déterminées, bestiaux, bois ou légumes et chargeant, en échange, des sirops et des tafias, c'est-à-dire les sous-produits, encore riches, de la fabrication du sucre. La tolérance des administrations locales ayant, dans la pratique, beaucoup étendu ces faveurs, des réclamations se produisirent. Deux arrêtés du Conseil du 29 juillet 1767 et 1er avril 1768 intervinrent alors et déterminèrent soigneusemeent les conditions de commerce avec l'étranger dans les « ports de privilèges ». Ces arrêts maintinrent néanmoins le principe admis en 1765 à savoir que les ports de privilèges étaient ouverts non seulement aux marchandises, mais même aux bâtiments étrangers, tandis que les lettres patentes de 1727 n'autorisaient l'exportation des sucres pour l'Espagne et l'importation des morues d'Islande que par bâtiments français. Sur ces entrefaites les colonies anglaises d'Amérique s'insurgèrent et le Roi résolut de les soutenir. Or les Américains avaient profité plus que tous autres des arrêtés de 1767 et 1768. Ils voulurent donc

faire en sorte que les bénéfices qu'ils retiraient du commerce avec nos colonies ne puissent leur être ravis, et c'est pourquoi l'article 30 du traité d'amitié et de commerce du 1er septembre 1778 enregistra la promesse de conserver les ports francs «< qui ont été et sont ouverts dans les îles françaises d'Amérique, et d'en maintenir la jouissance aux sujets des États-Unis ». Je ne sais si, quand ils acceptèrent cette clause, les négociateurs français en virent toutes les conséquences; ces conséquences en tout cas se dévoilèrent brusquement et apparurent singulièrement fâcheuses, quand, après la paix signée, le gouvernement français voulut réglementer à nouveau le commerce colonial. Désireux de favoriser la navigation francaise, il eût aimé revenir aux principes de 1727 et réserver l'importation des diverses marchandises étrangères reconnues indispensables aux bâtiments nationaux; mais il s'aperçut qu'il ne le pouvait plus. Toujours maître évidemment de révoquer ou de modifier ses propres décisions, il n'était plus autorisé cependant à changer à son gré le régime institué par les arrêtés de 1767 et 1768, puisque ce régime se trouvait garanti dans un traité synallagmatique. De là le fameux arrêt du Conseil du 30 août 1784. Cet arrêt exprimant et revisant les dispositions antérieures, détermina les ports d'entrepôts des colonies et spécifia les conditions auxquelles les étrangers y pourraient commercer, ainsi que les droits auxquels ils seraient soumis. Les colonies étaient dorénavant entr'ouvertes sans retour possible au commerce étranger, mais entr'ouvertes seulement. Ainsi se trouvait établie en outre la formule définitive du système bâtard que les spécialistes appelèrent, dans leur jargon, « l'exclusif mitigé ». Système important à plus d'un titre. Il devait subsister de longues années, en survivant aux bouleversements de la Révolution et de l'Empire. Il montre d'autre part l'aboutissement et la dernière forme de la politique de l'Ancien Régime en matière de commerce colonial. L'arrêt de 1784 ne marque aucunement, en effet, comme on l'a parfois prétendu, une évolution dans les idées, ni le premier succès de principes libéraux. Il maintient expressément les lettres patentes antérieures et codifie simplement les atteintes que les circonstances ont contraint de porter à la rigueur des principes. Ces principes ne passent pas pour avoir rien perdu de leur vertu et l'exclusif demeure toujours le fondement essentiel du système colonial, car il découle logiquement de la conception qui continue de régner.

(A suivre.)

CHRISTIAN SCHEFER.

L'INDUSTRIE A DOMICILE SALARIÉE

La question de l'industrie à domicile est, dans l'ordre des études économiques, une question d'intérêt actuel. Plusieurs causes ont contribué à attirer l'attention sur elle les abus du sweating-system en Angleterre, qui, de 1888 à 1890, ont fait l'objet d'une enquête de la Chambre haute, et ont provoqué les lois anglaises de 1891, de 1893 et de 1901, les expériences législatives des États-Unis et de l'Australie, et la grande grève de la confection, à Berlin, au printemps de 1896, qui a provoqué des recherches sur la situation des ouvriers de la confection en Allemagne. Il en est résulté une littérature abondante, au premier rang de laquelle il convient de mentionner les quatre volumes publiés par le Verein für Socialpolitik, et consacrés à des monographies sur l'industrie à domicile en Allemagne et en Autriche, le compte-rendu des discussions générales sur cette matière, qui ont eu lieu lors de la réunion annuelle du Verein, à Breslau en 1899, et enfin l'enquête de l'Office du travail de Belgique sur les industries à domicile de ce pays1.

Que comprend-on exactement sous ce terme d'industrie à domicile? On a cherché souvent à fournir de l'industrie à domicile une définition rigoureuse, sans pouvoir arriver à en déterminer les traits positifs essentiels, ni à en faire tenir dans un signalement d'ensemble les multiples aspects divers. Pour la caractériser, le mieux est, croyons nous, de procéder par discrimination, et de dire que l'industrie à domicile comprend les formes d'industrie qui, d'une part, ne sont pas des métiers, au sens technique de ce mot, c'est-à-dire des petites industries pourvoyant exclusivement à la

1. Schriften des Vereins für Socialpolitik, vol. LXXXIV à LXXXVIII. Haus industrie und Heimarbeit in Deutschland und Oesterreich, Leipzig, 1899. Office du travail de Belgique : Les industries à domicile en Belgique, 4 vol., Bruxelles, 1899-1900.- Voir aussi les excellents travaux français de M. du Maroussem sur la question, notamment ses enquêtes publiées dans : Office du travail français : La petite industrie; Salaires et durée du travail, 2 vol., Paris, 1893-96; les études de M. Schwiedland (Rev. d'Econ. pol., novembre 1893: Essai sur la fabrique collective, etc.), l'Archiv de Braun et les Jahrbücher de Conrad, passim.

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