Page images
PDF
EPUB

en partant de Paris. J'en connais en effet les motifs et l'objet et je serai toujours prêt à donner sur ce qui le concerne toutes les connaissances que Monseigneur pourra désirer. >>

Ainsi finit, sans résultat appréciable, cette mission singulière. Elle fraya du moins la route à la tentative très honorable, qui fut faite, moins de deux ans après, pour aiguiller dans des voies normales et sages la diplomatie de la France nouvelle. Par deux fois, dans le courant de l'année 1792, Talleyrand se rendit à Londres. Il y portait les mêmes projets d'alliance et songeait à offrir aux Anglais des avantages commerciaux ou des compensations aux colonies. Comme Laclos, il chercha chez les whigs des intelligences et un appui, et se flatta, dit Gouverneur Morris, de faire renvoyer M. Pitt. Il emmenait avec lui Biron et se servait d'Heymann à Berlin. Ce politique si clairvoyant, dont l'esprit, mobile comme la conscience, fut toujours fidèle à la cause de la paix et à celle de son pays, pensait qu'une nation libérale, commerçante et égoïste était la seule dont pût s'appuyer à l'extérieur un gouvernement révolutionnaire; il pensait aussi que la France ne pouvait rien faire en Belgique, qu'avec l'Angleterre ou contre elle. Telles sont les idées qu'il défendit à l'origine de sa longue carrière; telles furent celle qu'il reprit à son déclin quand il assit en Europe, par l'alliance anglaise, le gouvernement de Louis-Philippe, en même temps qu'il obtenait cette neutralité de la Belgique, qu'on appelait, hier encore, « le dernier bienfait de la monarchie ». Il n'obtint de Pitt en 1792 qu'une déclaration de neutralité. C'est qu'il ne s'agissait plus en France, comme en 1790, d'entraîner un gouvernement timide et défiant, mais de retenir un gouvernement débordé par les passions révolutionnaires. La peur des émigrés et l'esprit de propagande avaient déchaîné une guerre qui devait changer la face de la révolution. Déjà nos armées menaçaient la Belgique, et, quand elles y furent établies, l'Angleterre elle-même, la dernière, entra dans la lutte avec une passion lente et réfléchie, qui justifiait par son retard, comme par son acharnement, les avances aussi bien que les craintes de Talleyrand.

Ce sont donc les idées mêmes de ce grand esprit dont Laclos orna et ennoblit la mission de son maître et qu'il essaya, avec plus d'audace que de bonheur, de faire pénétrer avant lui dans les conseils du roi. Montmorin en fut frappé. Il s'en ouvrait à Talleyrand avant son premier départ pour Londres et révélait à Gouverneur Morris, fort étonné, « que le duc d'Orléans avait tout fait pour être autorisé

à conclure un traité avec le gouvernement anglais, mais qu'on lui avait refusé de France les pouvoirs nécessaires ».

Cet essai diplomatique ne fut d'ailleurs qu'un épisode dans la vie aventureuse de Laclos. Il quitta Londres avec son maître le 13 juillet 1790, entra au club des Jacobins, en fut un des meneurs occultes et s'épuisa en vains projets jusqu'au jour où, dégoûté de la politique, il revint à l'armée finir son inquiète destinée, non sans avoir passé quinze mois dans les prisons révolutionnaires.

LUCIEN LISON.

UN PARLEMENT D'UN MOIS

ERFÜRT (MARS-AVRIL 1850)

I

Au commencement de l'année 1850, le grand mouvement de 1848 se mourait; il avait agité, jusqu'à son extrême fond, la société moderne; la coalition des classes aristocratiques et bourgeoises, unies par la terreur du socialisme, du spectre rouge, le faisait avorter; les idées nouvelles, de nationalité et de socialisme, sont étouffées mais pour peu d'années; elles reprendront bientôt avec plus de vigueur et s'imposeront toujours davantage; nous en vivons aujourd'hui.

Comme les grandes tempêtes, la Révolution de 1848 ne se calme pas d'un seul arrêt; ses vagues se soulèvent encore longtemps, mais toujours moins fortes. Telle était la situation en Europe dans les premiers mois de l'année 1850 en France, le mouvement s'était arrêté sur la double élection du prince Louis-Napoléon à la présidence de la République et de l'Assemblée législative dont la majorité flottait au gré des événements. En Italie, les efforts valeureux du Piémont n'avaient abouti qu'à un échec où le maintien du statu quo était une heureuse fortune; la République romaine était écrasée grâce aux soldats de la République française et le régime de sacristie s'affermissait plus dur encore qu'avant 1848. En Hongrie, la guerre d'indépendance magyare avait pris fin par l'effort combiné des armées russes et autrichiennes. En Prusse, le parti libéral était abattu et le ministère Brandenburg-Manteuffel avait rétabli la force de l'administration; mais ici, tout au moins, un régime constitutionnel était issu de la révolution et le pays avait obtenu des États, dont tout le travail de la royauté était d'amoindrir la puissance.

Le grand effort des patriotes allemands de reconstituer la patrie avait passé par des alternatives d'heur et malheur et perdait chaque

jour quelque chance de succès. Le Parlement de Francfort n'était plus, tué par le refus de Frédéric-Guillaume IV d'accepter la couronne impériale. Quelques semaines après ce refus, le 26 mai 1849, la Prusse avait conclu avec la Saxe et le Hanovre l'alliance des Trois Rois et convenu avec eux un projet de constitution qui devait être soumis aux députés de la nation allemande. Les petits princes, dont aucuns étaient sincèrement libéraux et dévoués à l'unité allemande, avaient adhéré à cette alliance. Mais l'été, puis l'automne s'étaient écoulés sans que les députés fussent convoqués; la situation en Allemagne était singulièrement embarrassée et les rapports entre les États délicats ou même tendus.

Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, avait pour le travail de Pénélope un amour invétéré faisait-il un point à la grande tapisserie allemande, il s'empressait de le découdre, pour remplacer par une laine blanche la couleur rouge qui l'épouvantait. Il s'était formé une cour à son image, disparate et variée en opinions. Dans son proche entourage, quelques hommes aux idées étroites mais précises, à la volonté têtue, formaient camarilla et le serraient de près; c'étaient les frères Gerlach, l'un conseiller intime, l'autre général et aide de camp du roi, Rauch, Stolberg; au Parlement d'Erfürt, ils auront pour représentant principal le professeur Stahl; Bismarck sacrifiait avec eux au dieu du particularisme prussien. Pour la camarilla, la seule chose au monde était l'écrasement de l'initiative privée en politique, quitte à demander à l'étranger de contribuer à cet heureux résultat : « Que sortira-t-il de tout cela? gémissait le général de Gerlach. Les Russes devront nous faire leurs conditions et tous les bons esprits du pays devront se réjouir de leur intervention.... Nous devrons être encore heureux de cet affront fait à notre patrie. Je commence à le croire nécessaire; partout la démocratie relève la tête 1. » Cette démocratie prenait corps pour Gerlach dans l'élégante personne du général de Radowitz. L'enthousiaste patriote représentait alors l'idée allemande; en lui reposait le dernier espoir des unitaires; depuis plusieurs années, Frédéric-Guillaume IV avait pour le général une affection et une confiance sincères; avec Bunsen, ambassadeur à Londres, Radowitz engageait le roi de Prusse à prendre la direction du gouvernement national et à remplacer le monarque d'Autriche comme souverain du vieil empire. Le ministère avait deux têtes, le comte Brandenburg, oncle

1. General von Gerlach, Denkwürdigkeiten, 21 mars 1850, t. I, p. 448-449.

du roi comme fils par mariage morganatique de Frédéric-Guillaume II et de la comtesse de Stolberg, et M. de Manteuffel d'un étroit accord pour dompter la révolution prussienne, ils se séparaient sur la question nationale; Brandenburg, très loyal, estimait son monarque pour engagé par la promesse qu'il avait faite de collaborer à l'unité allemande; Gerlach disait de lui avec douleur qu'«< il marchait entièrement avec Radowitz ». Manteuffel, au contraire, tenait ferme à l'indépendance de la Prusse : « Si nous chancelons, disait-il, tout est perdu et je ne peux pas conduire les affaires publiques. » Et c'était chanceler que soumettre la royauté prussienne au contrôle d'un parlement allemand. Entre tous ces conseillers, Frédéric-Guillaume IV hésitait, prenait avis de tous, n'en suivait aucun, négociait sous main avec les autres monarques', et compliquait encore une situation par elle-même très compliquée.

Les souverains de Saxe et de Hanovre n'avaient adhéré à l'alliance des Trois Rois que « sous l'empire de la crainte » 2, et dans l'espoir de s'en retirer au plus vite. En automne 1849, lorsque le grand-duc de Nassau proposa de réunir le Parlement qui devait statuer sur le projet de constitution allemande, les cours de Dresde et de Hanovre soulevèrent des difficultés, arguèrent n'avoir adhéré à l'alliance que sous réserve, et proposèrent de surseoir encore; enfin comme la Prusse et les petits princes votèrent la prompte convocation du Parlement, les deux rois décidèrent de ne pas faire procéder aux élections dans leurs États: c'était une reculade décisive.

Encore plus combattive était l'attitude des rois de Bavière et de Würtemberg; plus éloignés de la Prusse, ils avaient eu moins besoin d'elle, et redoutaient ses menées ambitieuses; ils n'avaient d'autre but

que le retour à la douce somnolence de la Diète de Francfort, qui assurait leur indépendance, et liaient parti avec l'Autriche dont les desseins étaient identiques. Au commencement de l'année 1850, ils négociaient avec les rois de Hanovre et de Saxe une alliance indépendante; pour y entrer, le Hanovre se retirait de l'union des Trois Rois; M. de Beust, d'une conscience moins chatouilleuse, laissait la Saxe unie à la Prusse tout en l'engageant à ses adversaires 3. Ainsi se formait l'alliance des Quatre Rois, réplique au traité des Trois Rois, maintenant en dissolution.

Les petits princes réfléchissaient; les plus loyaux, le duc

1. Prokesch von Osten, Aus den Briefen von —, 19 mars 1850, p. 127.

2. Persigny, Mémoires, p. 101.

3. Sybel, Die Begründung des deutschen Reichs, t. I, p. 355.

« PreviousContinue »