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pas être l'apanage de toutes les écoles et de tous les partis. J'ai réclamé la liberté de l'association comme la base et la garantie de toutes les autres libertés, mais sans admettre jamais qu'elle pût être accordée à la politique et refusée à la religion.

J'ai peut-être à me reprocher d'avoir partagé, non pas l'indifférence, mais l'ignorance de la plupart des hommes politiques, sur plusieurs des questions sociales et économiques qui occupent aujourd'hui une si grande et si juste place dans les préoccupations du pays. Cependant, dès 1840, je prenais une part active à la discussion de la loi la plus favorable aux classes ouvrières, celle sur le travail des enfants dans les manufactures. Et en réclamant alors et sans cesse la libre observation du repos du dimanche, je crois avoir plus fait pour l'âme et le corps de l'ouvrier que tous les utopistes contemporains.

J'ai donc été, pendant toute ma carrière parlementaire, dans l'Opposition. Je n'ai jamais ni reçu, ni sollicité de l'ancien gouvernement la moindre faveur, pas plus pour moi que pour les miens. Mais je suis loin de m'en faire un titre auprès du pouvoir nouveau. Car j'ai voulu sincèrement le maintien de cet ancien pouvoir; j'ai voulu l'avertir, l'éclairer, et non le détruire; j'ai toujours été prêt à l'appuyer et à l'approuver, lorsque dans ses conseils le bien l'emportait sur le mal : j'ai désiré loyalement le voir entrer dans la voie du progrès et du salut.

J'éprouve précisément les mêmes dispositions à l'égard du gouvernement républicain. Si la vie politique m'était rouverte par le suffrage de mes concitoyens, je travaillerais de bonne foi et sans la moindre arrière-pensée à fonder la constitution de la République. Persuadé que les gouvernements ne succombent en France avec une si déplorable rapidité que

par défaut de sincérité, et par complaisance pour des passions exclusives, je m'efforcerais par-dessus tout de donner au gouvernement républicain la première des conditions de toute vraie grandeur, la durée. C'est pourquoi je le voudrais libéral, modéré, tolérant, équitable, en un mot, doué de toutes les qualités qui ont manqué à la République de 1792, laquelle, comme chacun sait, a été capable de tout, excepté de durer.

Mais, quoi qu'il m'arrive, et quand ces paroles, au lieu de signaler ma rentrée dans la carrière législative, ne devraient servir que d'adieux à mes amis politiques, je me permettrai de leur dire que ni mes convictions ni mes allures ne changeront. Je ne serai pas plus le courtisan du lendemain que celui de la veille. J'ai vécu pendant dix-huit ans sous la monarchie, en disant ce que je croyais la vérité sur tout et à tous. Je compte faire de même sous la République.

pro

Si cette République, en améliorant le sort des travailleurs, garantit, comme celle des États-Unis, à la religion, à la priété et à la famille le bienfait suprême de la liberté, elle n'aura pas de partisan plus sincère, pas de fils plus dévoué que moi. Si au contraire elle suit la trace de sa devancière; si elle procède par voie d'exclusion, de suspicion, de persécution; si elle ne recule pas devant la violence et la confiscation, alors elle pourra bien m'avoir pour adversaire ou pour victime, mais elle ne m'aura jamais pour instrument ou pour complice.

Paris, ce 3 avril 1848.

CH. DE MONTALEMBERT.

LETTRE AUX ÉLECTEURS

DU DOUBS

20 mai 1848.

M. de Montalen bert fut élu dans le département du Doubs, par 22,552 voix sur 68,396 votants, le 26 avril 1848.

Le 20 mai, il adressa la lettre suivante aux électeurs qui l'avaient envoyé à l'Assemblée constituante :

CITOYENS,

Le doute qui a plané sur le résultat des élections du Doubs jusqu'au jour même de la réunion de l'Assemblée nationale, et depuis lors l'extrême gravité de ses premiers débats, m'ont empêché de vous adresser aussitôt que je l'eusse voulu le témoignage de la profonde reconnaissance que je vous dois.

Vous m'avez spontanément conféré le plus grand honneur qui puisse être aujourd'hui décerné à un citoyen français. Cet honneur doit m'être d'autant plus cher, que je ne l'avais pas sollicité, que je vous suis personnellement inconnu, que ma candidature a été combattue avec un acharnement inouï.

Mais, en me choisissant pour vous représenter à l'Assemblée nationale, vous n'avez pas songé, je le sais, à ma personne; vous avez voulu imprimer le sceau de votre adhésion souveraine aux principes de liberté religieuse et politique que j'ai proclamés pendant toute ma vie. C'est en continuant à défendre ces principes au milieu de la crise redoutable où nous sommes, c'est en leur gardant une inviolable fidélité que je m'efforcerai de vous prouver le prix infini que j'attache à la confiance dont vous m'avez honoré.

La Charte, qui n'existe plus, m'avait investi du droit héréditaire de participer au pouvoir législatif et de contrôler le gouvernement du pays. J'ai rempli pendant treize ans ce

Œuvres. 111.

Discours. 111.

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mandat avec un dévouement absolu, avec un respect scrupuleux. Je tiens aujourd'hui de vos libres suffrages une mission plus élevée encore: celle de travailler à la nouvelle constitution dé la France. J'y consacrerai tout ce qui me reste d'énergie et de persévérance.

Les premières séances de l'Assemblée ont été naturellement absorbées par des débats de partis et de personnes. Étranger de tout temps à cette sorte de questions, je n'y suis intervenu que par un vote désintéressé et silencieux. Je compte garder aussi longtemps que je le pourrai cette réserve. Il est juste que le nouveau régime soit inauguré par des hommes nouveaux, impatients de se produire et de conquérir, pour leur nom et leurs idées, une place que nul ne peut avoir ni le droit ni l'envie de leur disputer. Mais vous me retrouverez sur la brèche dès que les grands intérêts de la société, l'honneur de la France au dehors, sa liberté et sa prospérité au dedans, seront sérieusement en jeu.

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Nous avons deux grands problèmes à résoudre la constitution de la République et le soulagement des classes ouyrières.

La République doit être démocratique, et elle le sera. On n'en saurait même concevoir d'autre. La démocratie est la seule force vitale de la politique moderne. Elle gouverne partout où elle ne règne pas encore. Comment ne serait-elle pas souveraine de fait et de droit au sein de la République française? Mais toute souveraineté peut dégénérer en tyrannie, et toute tyrannie est éphémère. Pour que le règne de la démocratie en France soit glorieux et durable, il faut qu'elle accepte la liberté pour frein et pour sauvegarde. La liberté inscrite depuis soixante ans sur nos drapeaux n'est encore que peu comprise, peu pratiquée et peu respectée parmi nous. Il faut que la constitution future la mette à l'abri de toute atteinte, dans le triple domaine de la religion, de la famille et de la propriété, sous peine de faire de l'égalité un niveau abrutissant, et de la fraternité une amère dérision.

Les classes ouvrières ont conquis de nos jours la première place dans les préoccupations de tous les esprits politiques,

de tous les bons citoyens. Comme toutes les puissances, elles ont leurs courtisans et leurs adulateurs, qui ne songent qu'à exploiter leur force en caressant leurs passions. Pour moi, je veux les servir et non les flatter. J'étudierai avec respect leurs besoins et leurs droits. Je suis prêt à tous les sacrifices nécessaires pour soulager les uns et conserver les autres. En économie sociale comme en politique, j'ai une foi profonde dans le principe de l'association, le seul qui n'ait pas encore été essayé dans la France moderne, le seul peut-être qui puisse féconder et concilier tous les intérêts. Mais, en votant pour que ce principe reçoive l'application la plus large, je compte repousser de toutes mes forces les utopies dangereuses qui affichent la prétention de refaire la nature et la société humaines. Je combattrai, non pas seulement le communisme proprement dit, qui n'osera pas se produire dans sa nudité repoussante, mais encore ce communisme bien plus dangereux qui se dessine sous la forme de lois fiscales, d'impôts excessifs, d'expropriations forcées, de monopoles nouveaux; qui tend partout à substituer l'État à l'individu, à accaparer graduellement tous les produits et toutes les forces du pays entre les mains du pouvoir, et qui, s'il pouvait triompher, tarirait les sources de l'industrie, de l'art, de l'intelligence, du travail spontané, irait porter le désordre et la misère jusque dans nos moindres chaumières, et ferait de la France appauvrie et asservie la risée de l'Europe.

Telles sont les dispositions qui m'animent en entrant dans cette carrière nouvelle que votre volonté m'a ouverte. Elle est semée d'obstacles et de dangers. Dieu veuille que nous puissions les surmonter, et qu'en évitant les dangers de la réaction et les horreurs de l'anarchie, il nous soit donné de fonder sur la justice, la paix et la liberté, l'avenir de la République !

CH. DE MONTALEMBFRT.

Paris, ce 20 mai 1848.

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