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156. Si l'on peut se servir d'armes empoisonnées.

Il y a un peu plus de couleur à excuser, ou à défendre l'usage des armes empoisonnées. Au moins n'y a-t-il point là de trahison, de voie secrète. Mais cet usage n'en est pas moins interdit par la loi naturelle, qui ne permet point d'étendre à l'infini les maux de la guerre. Il faut bien que vous frappiez votre ennemi, pour surmonter ses efforts; mais s'il est une fois mis hors de combat, est-il besoin qu'il meure inévitablement de ses blessures? D'ailleurs, si vous empoisonnez vos armes, l'ennemi vous imitera ; et sans gagner aucun avantage pour la décision de la querelle, vous aurez seulement rendu la guerre plus cruelle et plus affreuse. La guerre n'est permise aux Nations que par nécessité; toutes doivent s'abstenir de ce qui ne tend qu'à la rendre plus funeste; et même elles sont obligées de s'y opposer. C'est donc avec raison, et conformément à leur devoir, que les peuples civilisés ont mis au nombre des lois de la guerre, la maxime qui défend d'empoisonner les armes (*); et tous sont autorisés, par l'intérêt de leur salut commun, à réprimer et à punir les premiers qui voudraient enfeindre cette loi.

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On s'accorde plus généralement encore à condamner

» les mœurs de son siècle, sont encore moins propres à justifier des >> actes dont aucun homme d'honneur ne voudrait aujourd'hui être l'imi>> tateur.

>> Il ne faut pas y voir du courage, mais une brutale audace ou un » féroce fanatisme.

» Nous concluons en faisant observer à nos lecteurs, que puisqu'on ne >> doit faire la guerre que dans le but d'obtenir le plus tôt possible, et >> aux conditions les plus équitables une paix solide, on doit s'abstenir » de tout ce qui pourrait s'y opposer.

>> Or, nous le demandons, peut-on s'imaginer quelque chose de plus » contraire à ce but, que l'emploi de pareils moyens? » (Note sur le 155, p. 423).

(*) Voyez GROTIUS, liv. III, chap. iv, 8 16.

l'empoisonnement des eaux, des fontaines et des puits, parce que, disent quelques auteurs, par là on peut donner la mort à des innocents, à d'autres qu'aux ennemis. C'est une raison de plus; mais ce n'est ni la seule, ni même la véritable car on ne laisse pas de tirer sur un vaisseau ennemi, quoiqu'il ait à bord des passagers neutres. Mais si l'on doit s'abstenir d'employer le poison, il est très permis de détourner l'eau, de couper les sources, ou de les rendre inutiles de quelque autre manière, pour forcer l'ennemi à se rendre (*). C'est une voie plus douce que celle des armes 1.

? 158. — Dispositions qu'il faut conserver envers l'ennemi.

Ne quittons point cette matière, de ce qu'on est en droit de faire contre la personne de l'ennemi, sans dire un mot des dispositions que l'on doit conserver envers lui. On peut déjà les déduire de ce que nous avons dit jusqu'ici, et surtout au chapitre 1 du livre II. N'oublions jamais que nos ennemis sont hommes. Réduits à la fâcheuse nécessité de poursuivre notre droit par la force des armes, ne dépouillons point la charité qui nous lie à tout le genre humain. De cette manière nous défendrons courageusement les droits de la patrie, sans blesser ceux de l'humanité (**). Que

(*) GROTIUS, ibid., ? 17.

1 Voir : MARTENS, Précis du Dr. des gens mod. de l'Eur., édit. cit., t. II, 8 273, et note a, p. 231; la note du 2 270, p. 222; KLÜBER, Dr. des gens mod. de l'Eur., édit. cit., 8 244, p. 314 et suiv. P. P. F.

(**) Les lois de la justice et de l'équité ne doivent pas moins être respectées, même en temps de guerre. J'en citerai cet exemple remarquable: Alcibiade, général des Athéniens, assiégait Byzance, qui était occupée par les Lacédémoniens, et, voyant qu'il ne pouvait emporter la ville de force, il pratiqua des intelligences qui la lui livrèrent. Anaxilaüs, citoyen de Bysance, était un de ceux qui y avaient eu part. Il fut dans la suite accusé pour ce fait à Lacédémone; mais il représenta que, s'il avait livré la ville aux Athéniens, ce n'était ni par haine pour les Lacédémoniens, ni qu'il eût été corrompu par argent, mais pour sauver les femmes et les enfants qu'il voyait mourir de faim. En effet, le commandant avait

notre valeur se préserve d'une tache de cruauté; et l'éclat de la victoire ne sera point terni par des actions inhumaines et brutales. On déteste aujourd'hui Marius, Attila; on ne peut s'empêcher d'admirer et d'aimer César; peu s'en faut qu'il ne rachète par sa générosité, par sa clémence, l'injustice de son entreprise. La modération, la générosité du vainqueur, lui est plus glorieuse que son courage; elle annonce plus sûrement une grande âme. Outre la gloire qui suit infailliblement cette vertu, on a vu souvent des fruits présents et réels de l'humanité envers un ennemi. Léopold, duc d'Autriche, assiégeant Soleure, en l'année 1318, jeta un pont sur l'Aar, et y plaça un gros corps de troupes; la rivière enflée extraordinairement (*), emporta le pont et ceux qui étaient dessus. Les assiégés vinrent au secours de ces malheureux, et en sauvèrent la plus grande partie Léopold, vaincu par ce trait de générosité, leva le siége et fit la paix avec la ville (**). Le duc de Cumberland, après la victoire de Dettingue (***), me paraît plus grand encore que dans la mêlée. Comme il était à se faire panser d'une blessure, on apporta un officier français, blessé beaucoup plus dangereusement que lui. Le prince ordonna aussitôt à son chirurgien de le quitter pour secourir cet officier ennemi. Si les grands savaient combien de pareilles actions les font respecter et chérir, ils chercheraient à les imiter, lors même que l'élévation de leurs sentiments ne les y porterait pas. Aujourd'hui les Nations de

donné aux soldats tout le blé qui était dans la place. Les Lacédémoniens, par un trait d'équité admirable et bien rare en pareilles occasions, le déclarèrent absous, disant qu'il n'avait pas trahi la ville, mais qu'il l'avait sauvée; et surtout faisant attention que cet homme était de Byzance, et non pas de Lacédémone. XENOPHON, Hist. Græc., lib. I, p. 340.

(*) Par les grandes pluies.

(**) A.-L. de Wattewille, Hist. de la confédération helvétique, t. I, p. 126, 127.

(***) En 1743.

l'Europe font presque toujours la guerre avec beaucoup de modération et de générosité. De ces dispositions naissent plusieurs usages louables, et qui vont même souvent jusqu'à une extrême politesse (*). On enverra quelquefois des rafraîchissements à un gouverneur assiégé. On s'abstient pour l'ordinaire de tirer sur le quartier du roi ou du général. Il n'y a qu'à gagner dans cette modération, quand on a affaire à un ennemi généreux. Mais elle n'est obligatoire qu'autant qu'elle ne peut nuire à la cause que l'on défend, et l'on voit assez qu'un général sage se réglera à cet égard sur les conjonctures, et sur ce qu'exige la sûreté de l'armée et de l'État, sur la grandeur du péril, sur le caractère et la conduite de l'ennemi. Si une Nation faible, une ville, se voit attaquée par un conquérant furieux, qui menace de la détruire, s'abstiendra-t-elle de tirer sur son quartier? C'est là, au contraire, s'il était possible, qu'il faudrait adresser tous les coups.

2159.

Des ménagements pour la personne d'un roi ennemi. Autrefois, celui qui pouvait tuer le roi ou le général ennemi était loué et récompensé. On sait quel honneur était attaché aux dépouilles opimes. Rien n'était plus naturel : les anciens combattaient presque toujours pour leur salut, et souvent la mort du chef mit fin à la guerre. Aujourd'hui, au moins pour l'ordinaire, un soldat n'oserait se vanter d'avoir ôté la vie au roi ennemi. Les souverains s'accordent

(*) Timur-Bec fit la guerre à Joseph Sofy, roi de Carezem, et conquit son royaume. Dans cette guerre, ce grand homme fit voir qu'il possédait, même au milieu des combats, cette modération, cette politesse, que l'on croit particulières à nos guerriers modernes. Comme il assiégeait Joseph dans la ville d'Eskiskus, on lui apporta des melons; il résolut d'en envoyer à son ennemi, supposant que ce serait manquer à la civilité de ne pas partager avec ce prince ces fruits nouveaux, étant si proche de lui, et il ordonna qu'on les mit dans un bassin d'or, et qu'on les lui portat Le roi de Carezem reçut brutalement cette galanterie; il fit jeter les melons dans le fossé, et donna le bassin au portier de la ville. LA CROIX, Hist. de Timur-Bec, liv. V, chap. xxvi.

ainsi tacitement à mettre leur personne en sûreté. Il faut avouer que dans une guerre peu échauffée, et où il ne s'agit pas du salut de l'État, il n'y a rien que de louable dans ce respect pour la majesté royale, rien même que de conforme aux devoirs mutuels des Nations. Dans une pareille guerre, ôter la vie au souverain de la Nation ennemie, quand on pourrait l'épargner, c'est faire peut-être à cette Nation plus de mal qu'il n'est nécessaire pour finir heureusement la querelle. Mais ce n'est point une loi de la guerre, d'épargner en toute rencontre la personne du roi ennemi ; et on n'y est obligé que quand on a la facilité de le faire prisonnier (*) 1.

(*) Rapportons à ce sujet un trait de Charles XII, roi de Suède, également plein de raison et de noble courage. « Ce prince assiégeait la ville » de Thorn, en Pologne. Comme il se promenait sans cesse autour de la >> place, il fut facilement distingué par les canonniers, qui, dès qu'ils le >> voyaient paraître, tiraient sur lui. Les principaux officiers de son armée, » à qui ce danger donnait une grande inquiétude, voulaient faire déclarer >> au gouverneur, que si cela continuait il n'y aurait point de quartier » pour lui ni pour la garnison. Mais le roi de Suède ne voulut jamais » le permettre, disant à ses officiers, que le commandant et les canon>> niers saxons avaient raison, que c'était lui qui leur faisait la guerre; >> qu'elle serait finie s'ils pouvaient le tuer: au lieu qu'ils ne retireraient » qu'un faible avantage, même en tuant les principaux officiers de son » armée. » Hist. du Nord, p. 26.

1 Wheaton enseigne que la coutume des nations civilisées, a exempté de l'effet direct des opérations militaires la personne du souverain et sa famille (Elém. du Dr. internat., t. II, 2 4, p. 4). Martens et Klüber reconnaissent au contraire, avec Vattel, que le droit des gens n'exempte point la personne du monarque ennemi, ni les membres de sa famille, des périls et violences de la guerre, surtout lorsqu'ils portent eux-mêmes les armes. Mais ils constatent l'un et l'autre que l'usage reçu en Europe est moins rigoureux à cet égard, et qu'il serait notamment contraire aux lois de la guerre de les poursuivre personnellement. «< S'ils sont faits prisonniers, dit Klüber, ils sont ou relâchés à l'instant, ou traités comme prisonniers de guerre, avec des égards particuliers » (Voir : KLÜBER, Dr. des gens mod. de l'Eur., édit. cit., 2 245, p. 316; MARTENS, Précis du Dr. des gens mod. de l'Eur., édit. cit., t. II, 3 278, p. 241), P. P. F.

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