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CHAPITRE X.

DE LA FOI ENTRE ENNEMIS; DES STRATAGÈMES, DES RUSES DE GUERRE, DES ESPIONS, ET DE QUELQUES AUTRES PRATIQUES.

8 174.

- Que la foi doit être sacrée entre ennemis.

La foi des promesses et des traités est la base de la tranquillité des Nations, comme nous l'avons fait voir dans un chapitre exprès (liv. II, chapitre xv). Elle est sacrée parmi les hommes, et absolument essentielle à leur salut commun. En sera-t-on dispensé envers un ennemi? Ce serait une erreur également funeste et grossière de s'imaginer que tout devoir cesse, que tout lien d'humanité est rompu entre deux Nations qui se font la guerre. Réduits à la nécessité de prendre les armes pour leur défense et pour le maintien de leurs droits, les hommes ne cessent pas pour cela d'être hommes; les mêmes lois de la nature règnent encore sur eux. Si cela n'était pas, il n'y aurait point de lois de la guerre. Celui-là même qui nous fait une guerre injuste est homme encore, nous lui devons tout ce qu'exige de nous cette qualité. Mais il s'élève un conflit entre nos devoirs envers nous-mêmes et ceux qui nous lient aux autres hommes; le droit de sûreté nous autorise à faire contre cet injuste ennemi tout ce qui est nécessaire pour le repousser et pour le mettre à la raison. Mais tous les devoirs dont ce conflit ne suspend pas nécessairement l'exercice, subsistent dans leur entier, ils nous obligent et envers l'ennemi et envers tous les autres hommes. Or, tant s'en faut que l'obligation de garder la foi puisse cesser pendant la guerre; en vertu de la préférence que méritent les devoirs envers soi-même, elle devient plus nécessaire que

jamais. Il est mille occasions, dans le cours même de la guerre, où, pour mettre des bornes à ses fureurs, aux calamités qu'elle traîne à sa suite, l'intérêt commun, le salut des deux ennemis exige qu'ils puissent convenir ensemble de certaines choses. Que deviendraient les prisonniers de guerre, les garnisons qui capitulent, les villes qui se rendent, si l'on ne pouvait compter sur la parole d'un ennemi? La guerre dégénérerait en une licence effrenée et cruelle, ses maux n'auraient plus de bornes. Et comment enfin pourrait-on la terminer et rétablir la paix? S'il n'y a plus de foi entre ennemis, la guerre ne finira avec quelque sùreté que par la destruction entière de l'un des partis. Le plus léger différend, la moindre querelle produira une guerre semblable à celle qu'Annibal fit aux Romains, dans laquelle on combattit, non pour quelque province, non pour l'empire ou pour la gloire, mais pour le salut même de la Nation (*). Il demeure donc constant que la foi des promesses et des traités doit être sacrée, en guerre comme en paix, entre ennemis aussi bien qu'entre Nations amies 1.

175. Quels sont les traités qu'il faut observer entre ennemis. Les conventions, les traités faits avec une Nation sont

(*) De salute certatum est.

1 Grotius a consacré un chapitre de son ouvrage à prouver, par le témoignage universel de tous les siècles et de tous les peuples, que la bonne foi doit être observée envers l'ennemi. Bynkershoek, lui-même, qui soutient que toute autre espèce de fraude peut être employée envers lui, prohibe la perfidie, en se fondant sur ce que son caractère d'ennemi cesse au moyen du traité, dans toute l'étendue du terme de ce traité. Sans cette modification les horreurs de la guerre s'étendraient indéfiniment, et auraient une durée interminable. L'usage des nations civilisées a donc introduit un certain commercium belli, au moyen duquel la violence de la guerre peut être tempérée relativement à son sujet et à son but, et l'on peut conserver une espèce de rapport pacifique qui conduise d'abord à un arrangement des différends, et ensuite à la paix (BYnKERSHOEK, Quæst.jur. public., lib. I, cap. 1; et WHEATON, Élém. du Dr. internat., t. I, 18, p. 59, qui le cite).

P. P. F.

rompus ou annulés par la guerre qui s'élève entre les contractants, soit parce qu'ils supposent tacitement l'état de paix, soit parce que chacun pouvant dépouiller son ennemi de ce qui lui appartient, lui ôte les droits qu'il lui avait donnés par des traités. Cependant il faut excepter les traités où l'on stipule certaines choses en cas de rupture, par exemple, le temps qui sera donné aux sujets, de part et d'autre, pour se retirer; la neutralité assurée d'un commun consentement à une ville ou à une province, etc. Puisque, par des traités de cette nature, on veut pourvoir à ce qui devra s'observer en cas de rupture, on renonce au droit de les annuler par la déclaration de guerre.

Par la même raison, on est tenu à l'observation de tout ce qu'on promet à l'ennemi dans le cours de la guerre ; car dès que l'on traite avec lui pendant que l'on a les armes à la main, on renonce tacitement, mais nécessairement au pouvoir de rompre la convention, par forme de compensation et à raison de la guerre, comme on rompt les traités précédents; autrement ce serait ne rien faire, et il serait absurde de traiter avec l'ennemi. (Voir, suprà, liv. II, § 153, la note.)

2176.

En quelles occasions on peut les rompre.

Mais il en est des conventions faites pendant la guerre, comme de tous les autres pactes et traités dont l'observation réciproque est une condition tacite (liv. II, § 202); on n'est plus tenu à les observer envers un ennemi qui les a enfreints le premier. Et même, quand il s'agit de deux conventions séparées, qui n'ont point de liaison entre elles, bien qu'il ne soit jamais permis d'être perfide par la raison qu'on a affaire à un ennemi qui, dans une autre occasion, a manqué à sa parole, on peut néanmoins suspendre l'effet d'une promesse pour l'obliger à réparer son manque de foi, et retenir ce qu'on lui a promis, par forme de gage, jusqu'à ce qu'il ait réparé sa perfidic. C'est ainsi qu'à la prise

de Namur, en 1695, le roi d'Angleterre fit arrêter le maréchal de Boufflers et le retint prisonnier, malgré la capitulation, pour obliger la France à réparer les infractions faites aux capitulations de Dixmude et de Deinze (*).

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La foi ne consiste pas seulement à tenir ses promesses, mais encore à ne point tromper dans les occasions où l'on se trouve obligé, de quelque manière que ce soit, à dire la vérité. Nous touchons ici une question vivement agitée autrefois, et qui a paru embarrassante tant que l'on a eu des notions peu justes ou peu distinctes du mensonge. Plusieurs, et surtout des théologiens, se sont représenté la vérité comme une espèce de divinité, à laquelle on doit je ne sais quel respect inviolable, pour elle-même et indépendamment de ses effets; ils ont condamné absolument tout discours contraire à la pensée de celui qui parle; ils ont prononcé qu'il faut, en toute rencontre, parler selon la vérité connue si l'on ne peut se taire, et offrir comme en sacrifice à leur divinité les intérêts les plus précieux, plutôt que de lui manquer de respect. Mais des philosophes plus exacts et plus profonds, ont débrouillé cette idée si confuse et si fausse dans ses conséquences. On a reconnu que la vérité doit être respectée en général, parce qu'elle est l'âme de la société humaine, le fondement de la confiance dans le commerce mutuel des hommes, et que par conséquent un homme ne doit pas mentir, même dans les choses indifférentes, crainte d'affaiblir le respect dû en général à la vérité, et de se nuire à soi-même, en rendant sa parole suspecte lors même qu'il parle sérieusement. Mais en fondant ainsi le respect qui est dû à la vérité sur ses effets, on est entré dans la vraie route, et dès lors il a été facile de distinguer entre les oc

(*) Histoire de Guillaume III, t. II, p. 148.

casions où l'on est obligé de dire la vérité ou de manifester sa pensée, et celles où l'on n'y est point tenu. On n'appelle mensonges que les discours qu'un homme tient contre sa pensée, dans les occasions où il est obligé de dire la vérité; et on réserve un autre nom, en latin, falsiloquium, pour les discours faux, tenus à gens qui, dans le cas particulier, n'ont aucun droit d'exiger qu'on leur dise la vérité.

Ces principes posés, il n'est pas difficile de marquer quel doit être dans les occasions, le légitime usage de la vérité ou du discours faux, à l'égard d'un ennemi. Toutes les fois qu'on s'est engagé, expressément ou tacitement, à lui parler vrai, on y est indispensablement obligé par sa foi, dont nous venons d'établir l'inviolabilité. Tel est le cas des conventions, des traités : l'engagement tacite d'y parler vrai est de toute nécessité. Car il serait absurde de dire que l'on ne s'engage pas à ne point tromper l'ennemi sous couleur de traiter avec lui: ce serait se jouer et ne rien faire. On doit encore dire la vérité à l'ennemi dans toutes occasions où l'on s'y trouve naturellement obligé par les lois de l'humanité, c'est-à-dire lorsque le succès de nos armes et nos devoirs envers nous-mêmes ne sont point en conflit avec les devoirs communs de l'humanité, et n'en suspendent pas la force et l'exercice dans le cas présent. Ainsi, quand on renvoie des prisonniers rachetés ou échangés, ce serait une infamie de leur indiquer le plus mauvais chemin ou une route dangereuse; quand le prince ou le général ennemi demande des nouvelles d'une femme ou d'un enfant qui lui est cher, il serait honteux de le tromper.

2178. - Des stratagèmes et ruses de guerre.

Mais lorsqu'en faisant tomber l'ennemi dans l'erreur, soit par un discours dans lequel on n'est point engagé à dire la vérité, soit par quelque démarche simulée, on peut se procurer un avantage dans la guerre, lequel il serait permis de chercher à force ouverte, il n'y a nul doute que cette voie

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