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l'ennemi qu'il attaque, qu'il opprime, qu'il massacre sans sujet; coupable envers son peuple, qu'il entraîne dans l'injustice, qu'il expose sans nécessité, sans raison; envers ceux de ses sujets que la guerre accable ou met en souffrance, qui y perdent la vie, les biens ou la santé; coupable enfin envers le genre humain entier, dont il trouble le repos, et auquel il donne un pernicieux exemple. Quel effrayant tableau de misères et de crimes! Quel compte à rendre au roi des rois, au père commun des hommes ! Puisse cette légère esquisse frapper les yeux des conducteurs des Nations, des princes et de leurs ministres ? Pourquoi n'en attendrions-nous pas quelques fruits? Les grands auraientils perdu tout sentiment d'honneur, d'humanité, de devoir et de religion? Et si notre faible voix pouvait, dans toute la suite des siècles, prévenir seulement une guerre, quelle récompense plus glorieuse de nos veilles et de notre travail ?

185. A quoi il est tenu.

Celui qui fait injure est tenu à la réparation du dommage, ou à une juste satisfaction, si le mal est irréparable; et même à la peine (a), si la peine est nécessaire pour

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(a) Note de l'éditeur de 1775. J'ai laissé passer plusieurs de ces endroits, où il est parlé de peine comme d'un surplus de mal à faire à l'agresseur, après l'avoir forcé par les armes à la réparation, satisfaction et caution; après l'avoir affaibli, lui avoir ôté, tant qu'on a pu, les moyens de nuire; et où le but de ce surplus de mal doit être de faire une plus profonde impression sur lui, de l'effrayer et d'effrayer les autres, c'est-à-dire de servir d'exemple. Mon silence ne doit pas faire conclure que j'approuve ces passages. Je ne me suis tu que pour ne pas me répéter sans cesse. Certes, si tous les maux qu'a soufferts l'injuste assaillant, nécessairement, par la nature des choses, avant d'avoir pu être réduit à tout réparer et satisfaire, ne l'ont pas effrayé, ni lui, ni tout méchant qui lui ressemble, je dis qu'il ne s'effraiera pas de celui qu'on lui infligera de plus par forme de peine, et qu'il sera incorrigible tant qu'il sera libre. En ce cas il ne faut donc pas l'abandonner à lui-même; il faut le retenir, pour notre sûreté, sous notre pouvoir, et le punir, pour son bien, tant qu'il voudra mal faire.

D.

l'exemple, pour la sûreté de l'offensé, et pour celle de la société humaine. C'est le cas du prince auteur d'une guerre injuste. Il doit restituer tout ce qu'il a pris, renvoyer à ses frais les prisonniers; il doit dédommager l'ennemi des maux qu'il lui a fait souffrir, des pertes qu'il lui a causées; relever les familles désolées, réparer, s'il était possible, la perte d'un père, d'un fils, d'un époux.

186.

Difficulté de réparer les maux qu'il a faits.

Mais comment réparer tant de maux? Plusieurs sont irréparables de leur nature. Et quant à ceux qui peuvent être compensés par un équivalent, où puisera le guerrier injuste pour racheter ses violences? Les biens particuliers du prince n'y pourraient suffire. Donnera-t-il ceux de ses sujets ? Ils ne lui appartiennent pas. Sacrifiera-t-il les terres de la Nation, une partie de l'État? Mais l'État n'est pas son patrimoine (liv. I, § 61); il ne peut en disposer à son gré. Et bien que la Nation soit tenue, jusqu'à un certain point, des faits de son conducteur, outre qu'il serait injuste de la punir directement pour des fautes dont elle n'est pas coupable, si elle est tenue des faits du souverain, c'est seulement envers les autres Nations, qui ont leur recours contre elle (liv. I, § 40, et liv. II, 381 et 82); le souverain ne peut lui renvoyer la peine de ses injustices, ni la dépouiller pour les réparer. Et quand il le pourrait, sera-t-il lavé de tout et pur dans sa conscience? Acquitté envers l'ennemi, le sera-t-il auprès de son peuple? C'est une étrange justice que celle d'un homme qui répare ses torts aux dépens d'un tiers : il ne fait que changer l'objet de son injustice. Pesez toutes ces choses, ô conducteurs des Nations! et quand vous aurez vu clairement qu'une guerre injuste vous entraîne dans une multitude d'iniquités dont la réparation est au-dessus de toute votre puissance, peut-être serez-vous moins prompts à l'entreprendre.

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Si la Nation et les gens de guerre sont tenus à quelque

chose.

La restitution des conquêtes, des prisonniers et des effets qui peuvent se retrouver en nature, ne souffre point de difficulté quand l'injustice de la guerre est reconnue. La Nation en corps, et les particuliers, connaissant l'injustice de leur possession, doivent se dessaisir et restituer tout ce qui est mal acquis. Mais quant à la réparation du dommage, les gens de guerre, généraux, officiers et soldats, sont-ils obligés en conscience à réparer des maux qu'ils ont faits, non par leur volonté propre, mais comme des instruments dans la main du souverain? Je suis surpris que le judicieux Grotius prenne sans distinction l'affirmative (*). Cette décision ne peut se soutenir que dans le cas d'une guerre si manifestement et si indubitablement injuste, qu'on ne puisse y supposer aucune raison d'État secrète et capable de la justifier; cas presque impossible en politique. Dans toutes les occasions susceptibles de doute, la Nation entière, les particuliers, et singulièrement les gens de guerre, doivent s'en rapporter à ceux qui gouvernent, souverain. Ils y sont obligés par les principes essentiels de la société politique, du gouvernement. Où en serait-on si, à chaque démarche du souverain, les sujets pouvaient peser la justice de ses raisons; s'ils pouvaient refuser de marcher pour une guerre qui ne leur paraîtrait pas juste? Souvent même la prudence ne permet pas au souverain de publier toutes ses raisons. Le devoir des sujets est de les présumer justes et sages, tant que l'évidence pleine et absolue ne leur dit pas le contraire. Lors donc que dans cet esprit, ils ont prêté leur bras pour une guerre qui se trouve ensuite injuste, le souverain seul est coupable, lui seul est tenu à réparer ses torts. Les sujets, et en particulier les gens de guerre, sont innocents; ils n'ont agi que par une obéissance nécessaire.

(*) Droit de la guerre et de la paix, liv. III, ch. x.

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Ils doivent seulement vider leurs mains de ce qu'ils ont acquis dans une pareille guerre, parce qu'ils le posséderaient sans titre légitime. C'est là, je crois, le sentiment presque unanime des gens de bien, la façon de penser des guerriers les plus remplis d'honneur et de probité. Leur cas est ici celui de tous ceux qui sont les ministres des ordres souverains. Le gouvernement devient impossible, si chacun de ses ministres veut peser et connaitre à fond la justice des commandements, avant que de les exécuter. Mais s'ils doivent, pour le salut de l'État, présumer justes les ordres du souverain, ils n'en sont pas responsables.

CHAPITRE XII.

DU DROIT DES GENS VOLONTAIRE, PAR RAPPORT AUX EFFETS DE LA GUERRE EN FORME, INDépendamment de la justice DE LA CAUSE.

2 188.

Que les Nations ne peuvent presser entre elles la rigueur du droit naturel.

Tout ce que nous venons de dire dans le chapitre précédent, est une conséquence évidente des vrais principes, des règles éternelles de la justice : ce sont les dispositions de cette loi sacrée que la nature, ou son divin auteur, impose aux Nations. Celui-là seul est en droit de faire la guerre, celui-là seul peut attaquer son ennemi, lui ôter la vie, lui enlever ses biens et ses possessions, à qui la justice et la nécessité ont mis les armes à la main. Telle est la décision du droit des gens nécessaire ou de la loi naturelle, à l'observation de laquelle les Nations sont étroitement obligées (Prélim., 2 7). C'est la règle inviolable que chacune doit suivre en sa consciencce. Mais comment faire valoir cette règle dans les démêlés des peuples et des souverains, qui vivent ensemble dans l'état de nature? Ils ne

reconnaissent point de supérieur. Qui jugera entre eux, pour marquer à chacun ses droits et ses obligations; pour dire à celui-ci, vous avez droit de prendre les armes, d'assaillir votre ennemi, de le réduire par la force; et à celui-là, vous ne pouvez commettre que d'injustes hostilités, vos victoires sont des meurtres, vos conquêtes des rapines et des brigandages? Il appartient à tout État libre et souverain de juger en sa conscience de ce que ses devoirs exigent de lui, de ce qu'il peut ou ne peut pas faire avec justice (Prélim., 216). Si les autres entreprennent de le juger, ils donnent atteinte à sa liberté, ils le blessent dans ses droits les plus précieux (Prélim., 2 15). Et puis, chacun tirant la justice de son côté, s'attribuera tous les droits de la guerre, et prétendra que son ennemi n'en a aucun, que ses hostilités sont autant de brigandages, autant d'infractions au droit des gens, dignes d'êtres punies par toutes les Nations. La décision du droit, de la controverse, n'en sera pas plus avancée; et la querelle en deviendra plus cruelle, plus funeste dans ses effets, plus difficile à terminer. Ce n'est pas tout encore les Nations neutres elles-mêmes seront entraînées dans la difficulté, impliquées dans la querelle. Si une guerre injuste ne peut opérer aucun effet de droit parmi les hommes, tant qu'un juge reconnu (et il n'y en a point entre les Nations) n'aura pas définitivement prononcé sur la justice des armes, on ne pourra acquérir avec sûreté aucune des choses prises en guerre; elles demeureront toujours sujettes à la revendication, comme les effets enlevés par des brigands.

189.

Pourquoi elles doivent admettre les règles du droit des gens volontaire.

Laissons donc la rigueur du droit naturel et nécessaire à la conscience des souverains; il ne leur est sans doute jamais permis de s'en écarter. Mais par rapport aux effets extérieurs du droit parmi les hommes, il faut nécessaire

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