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Que, quant aux seconds, il ne lui est pas même besoin de recourir à cet abandon, attendu que le propriétaire n'est même pas engagé.

La fausse interprétation que donne d'abord Valin se combat donc par ses observations ultérieures; et, malgré lui, ce commentateur revient, par la force des principes, à la véritable doctrine prescrite par les lois, et enseignée par le plus grand nombre des jurisconsultes.

En effet, les jurisconsultes et les publicistes les plus recommandables, Grotius, Stypmannus, Kuricke, Loccenius, Vinnius, cités par Emérigon, professent la doctrine que nous proclamons. Une doctrine établie depuis si long-tems et suivie dans toute l'Europe maritime, peut-elle être aujourd'hui sérieusement contestée ?

Si l'on pouvait encore se méprendre sur le véritable sens de la loi, il ne faudrait que se rappeler ce qui s'est passé à la commission, lors de la rédaction de l'art. 234. Lors de la rédaction de cet article, la commission avait ajouté encore : Les propriétaires sont débiteurs des sommes empruntées.

Le tribunal et le conseil de commerce de Marseille observèrent que « les sommes prê>>tées durant le cours du voyage ne doivent avoir d'autre garantie que la valeur du navire, » des marchandises appartenant aux propriétaires, et du fret acquis; et que puisque c'était » là tout ce que le prêteur peut réclamer, il fallait éviter qu'il ne se crût en droit de porter >> ses exécutions sur les autres biens des propriétaires. »

En conséquence, la commission supprima elle-même la disposition, c'est-à-dire ces mots qu'elle avait ajoutés, les propriétaires sont débiteurs des sommes empruntées. (Voyez Projet du Code de commerce, liv. 2, tit. 4, art. 180; M. Locré, sur l'art. 254). La commission a donc adopté entièrement la doctrine que nous professons d'après Émérigon, et les savans jurisconsultes qu'il cite, et rejeté celle de Valin, que nous combattons. L'intention du nouveau législateur est donc que l'armateur puisse, en abandonnant le navire et le fret, se libérer même des emprunts faits par le capitaine.

Ainsi se trouve justifié ce que nous avons dit, que par les faits du capitaine on doit entendre même les obligations contractées par lui, et qu'en lui permettant d'emprunter, la loi ne lui accorde que le pouvoir d'engager le navire et le fret, sans qu'il lui soit possible de compromettre la fortune de terre de ses armateurs.

C'est aussi dans ce sens que Messieurs les avocats de Rennes et de Nantes ont interprété les dispositions de l'art. 216, dans l'affaire du sieur Dessaulx, armateur du navire le Francis, contre les sieurs le Sourd et Clemenson, chargeurs.

Ce sont aussi ces principes qui ont été consacrés par l'arrêt intervenu le 16 janvier 1821, à la Cour royale de Rennes, dans cette importante affaire.

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» Prétendre, dit cet arrêt, que le mot faits ne comprend pas les engagemens et les obli

gations du capitaine, ce serait détruire à la fois la généralité de cette expression, limiter

» la pensée et la volonté du législateur, et anéantir la doctrine de presque tous les au

» teurs, etc.)»

Enfin, on argumente encore et avec force du dernier paragraphe de l'art. 298 du Code de commerce, portant: « Si le navire se perd, le capitaine tiendra compte des marchandises sur le pied qu'il les aura vendues, en retenant également le fret porté au con

naissement. »

D'où il suit, observe-t-on, que le propriétaire du navire, dans ce cas, ne se libère pas par l'abandon du navire et du fret.

La conséquence n'est pas exacte, et l'on se méprend sur la véritable application de ce paragraphe. Il faut dire maintenant : Oui, le propriétaire du navire tiendra compte des marchandises vendues, s'il n'aime pas mieux abandonner le navire et le fret. Mais il faut développer cette proposition.

Sous l'empire de l'Ordonnance de 1681, deux opinions différentes s'élevèrent sur l'exécution de l'art. 14, du fret et nolis, de cette Ordonnance, qui porte seulement : « Le fret >> sera pareillement dû pour les marchandises que le maître aura été contraint de vendre » pour victuailles, radoub et autres nécessités pressantes, en tenant par lui compte de » leurs valeurs, au prix que le reste sera vendu au lieu de leur décharge. »

On voit que cet article n'avait point prévu le cas du sinistre du navire; c'est ce qui faisait dire à Valin: Tout cela suppose que le navire arrive à bon port. Quid, s'il vient dans la suite à périr ?... Valin, par suite de son systême d'interprétation du mot de la loi, faits du maître, et s'appuyant sur l'art. 68 de l'Ordonnance de Wisbuy, qui veut que, dans cette hypothèse, le maître soit néanmoins tenu de payer au marchand les susdites marchandises, soutient que les propriétaires du navire doivent payer la valeur des marchandises vendues, pendant le cours du voyage, pour les nécessités de la navigation, indépendamment du sort postérieur de son bâtiment, de la même manière que si, au lieu de vendre ces marchandises, le maître eût emprunté d'un autre une pareille somme pour s'en laquelle il aurait tiré sur lui une lettre de change, etc. Ils ne peuvent, dit-il, pour défendre, opposer l'art. 2, titre des propriétaires, dont la disposition n'a d'application qu'aux obligations du maître, pour lesquelles il n'aurait pas de recours contre les propriétaires du navire, pour en être par eux indemnisé, etc.

fois

Pothier, charte-partie, no. 34 et 72, se range de l'avis de Valin, en observant touteque des personnes expérimentées dans la jurisprudence maritime, qu'il a consultées sur son Traité, ont décidé que les propriétaires des marchandises vendues pour les besoins du navire, ne pouvaient rien exiger, lorsque depuis le navire était péri.

De son côté, Émérigon, contrat à la grosse, chap. 4, sect. 9, combattant cette doctrine, dit: « Il est évident que, si le navire périt, le capitaine ni les armateurs ne sont soumis, » à cet égard, à aucune obligation personnelle. C'est ici une espèce de prêt forcé à grosse

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aventure.

» Les marchandises ainsi vendues sont présumées n'avoir jamais cessé d'être à bord pendant le voyage. Voilà pourquoi le fret en est dû; voilà pourquoi le prix en est payé

TOM, II.

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» sur le pied que le reste sera vendu au lieu de la décharge... Pareilles marchandises sont » soumises à la contribution des avaries grosses, etc. »>

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Dans son contrat d'assurances, chap. 12, sect. 43, § 5, ce célèbre jurisconsulte observe: « Les effets jetés, vendus ou donnés pour le salut commun, sont présumés être » encore existans dans le navire. Voilà pourquoi ils sont soumis à la contribution et au paiement du fret; voilà encore pourquoi on les estime au prix du lieu de la décharge. En effet, si ces effets n'étaient pas censés toujours existans dans le navire, ils ne devraient pas être estimés au prix du lieu de la décharge, mais bien au prix du lieu du départ; il y aurait contradiction de la part du législateur; et si les marchandises sont toujours censées être existantes dans le navire, le navire venant à périr, elles doivent subir le même sort que les autres marchandises perdues, pour lesquelles les chargeurs n'ont aucun recours vis-à-vis des propriétaires du navire, mais seulement vis-à-vis des as

sureurs.

Le sentiment d'Émérigon est fondé sur le Consulat de la mer, les Jugemens d'Oléron et les Réglemens d'Anvers. Le Consulat de la mer, ch. 105, décide que si, en cours de voyage, le capitaine ne trouve pas à emprunter de l'argent pour subvenir aux nécessités du navire, il pourra vendre des marchandises jusqu'à la concurrence de la somme nécessaire, et ne réserve sur les marchandises vendues qu'un simple privilége et préférence sur le navire.

Les Jugemens d'Oléron, art. 22, ne leur défèrent, à ce sujet, une action contre let maître, que quand la nef sera venue à sa droite décharge.

Le Réglement d'Anvers, art. 19, dit que « le maître de navire ne pourra vendre ni » engager aucune marchandise, tant qu'il trouvera argent au change ou grosse aventure; » pourra, à toute extrémité, vendre des marchandises chargées; lesquelles marchandises » seront payées au marchand au prix que les autres se vendront»; de sorte que si les autres marchandises sont perdues par naufrage, le sort de chacun est égal.

Ainsi, d'après Émérigon, le propriétaire était déchargé de droit du paiement de la marchandise vendue par la seule perte du navire; au lieu que, d'après Valin, la perte du navire n'était point une circonstance suffisante de libération pour le propriétaire. Dans le premier systême, le prêt fait par la vente de la marchandise en cours de voyage, est de la même nature que le prêt à grosse aventure, et comme lui, étant affecté sur le navire, comme lui il s'anéantit avec le navire. Dans le second systême, c'est une obligation ordinaire résultant d'un fait du capitaine, dont le propriétaire est responsable.

Cette question, vraiment importante, pouvait sans doute être envisagée de différentes manières sous l'Ordonnance de 1681, qui ne s'était pas assez expliquée à cet égard; mais enfin la jurisprudence des ci-devant amirautés parut se fixer de préférence à l'opinion d'Émérigon, dont les raisons semblent plus puissantes que celles rapportées par Valin.

Lors de la rédaction du Code de commerce, il a fallu se décider sur un point de droit qui avait divisé deux jurisconsultes également célèbres, et la commission, composée de

instruits en matières commerciales maritimes, adopta l'avis d'Émérigon, comme gens plus conforme à la justice et à l'équité. (Voyez Analyse des observations des tribunaux, pag. 77, 78, 79, etc.)

Néanmoins, la section de l'intérieur et le Conseil d'état ne partagèrent pas le sentiment de la commission; il leur parut équitable de penser que les marchandises vendues pour subvenir aux besoins du navire, constituaient un titre de créance en faveur de leur propriétaire, comme le pensait Valin, et que, dès lors, elles avaient cessé d'être en risque. En conséquence, l'art. 298 fut rédigé et adopté tel qu'il est.

Mais que résulte-t-il de là? Que la perte du navire ne dégage plus seule le propriétaire de l'obligation de payer la marchandise vendue en cours de voyage, pour les besoins du navire, comme le voulait Émérigon, et comme l'avait consacré la jurisprudence nautique. Voilà tout. L'art. 298 ne dit pas que l'armateur ne pourra se libérer par les autres moyens que lui offrent les dispositions de l'art. 216; au contraire, sitôt que, par le nouveau Code, on ne regarde pas le fait des marchandises vendues comme une espèce de prêt à grosse aventure, qui se trouve anéanti par la perte du navire, ce fait reste dans la catégorie des autres faits en général, résultant de l'administration du capitaine, et qui se trouvent sous les dispositions de l'art. 216.

Avant le nouveau Code, l'armateur du navire dont le capitaine avait vendu des marchandises, pouvait dire aux propriétaires de ces marchandises: Je ne vous dois rien; mon navire est perdu, et par cette perte, je suis dégagé de toute obligation envers vous. Aujourd'hui, il ne peut plus se servir de cette exception, puisqu'il ne saurait trouver, dans la perte seule de son navire, son moyen de libération; mais il peut toujours dire aux propriétaires des marchandises vendues: Je déclare user du bénéfice de la loi, pour me libérer envers vous, et je vous abandonne mon navire et le fret qu'il a pu faire.

Vendre des marchandises, en cours de voyage, pour les besoins du navire, est, sans contredit, un fait de la part du capitaine, comme emprunter à la grosse, prendre lettre de change, etc. : c'est bien un acte de la volonté de ce dernier, comme tous les autres actes qui constituent les faits du capitaine, dont les propriétaires sont responsables, et dont ils peuvent se libérer par l'abandon du navire et du fret.

Le nouveau Code de commerce ne considérant plus la vente des marchandises en cours de voyage, comme une espèce de prêt à la grosse aventure fait au navire, il y aurait eu une espèce d'injustice à ce que l'armateur so fût libéré par la seule perte de ce bâtiment, de la même manière que pour un emprunt fait à la grosse, qui périt avec le

navire.

Par exemple, si le bâtiment, avant de se perdre, a gagné 40,000' de fret, et que le capitaine n'ait vendu que pour 10,000 de marchandises, il ne serait pas équitable alors que l'armateur gardât le montant du fret, sans payer la valeur des marchandises, dont la vente n'est plus une espèce de prêt à la grosse fait au navire, mais un emprunt ordi

naire. Il faut encore qu'il abandonne le fret et le navire, s'il veut se libérer. Maintenant, ce n'est pas la perte, c'est l'abandon du navire et du fret qui dégage les propriétaires.

Au reste, le nouveau Code ne dit point qu'il soit dérogé, par l'art. 298, qui est un cas particulier, à l'art. 216, qui est le cas général, et qui laisse toujours aux propriétaires la faculté d'abandonner navire et fret, pour se libérer des engagemens contractés par leur capitaine.

Sitôt que la vente des marchandises, pendant le cours du voyage, est nécessairement au nombre des faits du capitaine, dans le sens des lois romaines, et suivant l'interprétation des jurisconsultes; sitôt qu'il n'y a plus de doute sur ce que l'on doit entendre par le mot faits du capitaine, qui comprend les emprunts, les ventes, comme les délits et quasi-délits, le législateur n'a pas pu, sur l'art. 298, établir une dérogation à ce qu'il avait si clairement fixé dans l'art. 216. Une disposition dérogatoire à un texte formel ne s'établit ni sur des opinions d'auteurs, combattues par eux-mêmes et par d'autres, ni sur des inductions plus ou moins éloignées, tirées de textes étrangers à la question. Ces opinions tombent d'elles-mêmes, du moment qu'elles ne sont fondées que sur un texte qui se concilie facilement avec la disposition générale de l'art. 216. Enfin, là où la loi est générale, claire et formelle, il n'existe plus de doute, et l'on ne peut plus hésiter à l'appliquer.

Maintenant, disons donc que le capitaine, soit par emprunt, soit par vente de marchandises, soit par délit ou quasi-délit, n'a que le pouvoir d'engager le navire et le fret, sans qu'il lui soit possible de compromettre la fortune de terre de ses armateurs. Ceux-ci se dégagent de toutes les obligations contractées par le maître, en cours de voyage, par l'abandon du navire et du fret.

Les propriétaires ne confient à leur capitaine qu'une valeur à gérer, celle de leur navire. Autoriser le capitaine à les endetter au-delà de la valeur de la chose qui lui est confiée, ce serait mettre la fortune des armateurs à la merci d'un agent purement spécial.

Les entreprises d'armement seraient trop dangereuses, s'il fallait de toute nécessité donner un pareil pouvoir à un capitaine ;...... souvent à un capitaine qui peut n'être pas du choix des armateurs; car on sait qu'en cours de voyage, et en certains cas, le capitaine peut déléguer ses pouvoirs à un autre, ou un inconnu être choisi par le magistrat, en remplacement de celui que les armateurs ont commis.....(Voyez notre Cours de Droit commercial, tom. 1or., pag. 278, 279 et suivantes ). ·

Quelles conséquences funestes pour le commerce maritime résulteraient de la doctrine de la Cour de cassation!...... Si la distinction que son arrêt a consacrée contre la généralité de l'expression des mots faits du capitaine, et la définition qu'en donnent le droit romain et tous les auteurs; si cette distinction, réprouvée par la raison, pouvait jamais passer dans la jurisprudence, quel est le négociant sage et prudent qui voudrait armer ou continuer ses armemens maritimes? Qui voudrait exposer sa fortune de terre entre les mains d'un capitaine qui pourrait à chaque instant la compromettre? Cet im

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