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fications, et attirer des troupes de tous les points de la France. Au 15 juillet même il n'y aurait que trente ou quarante mille hommes arrivés sur le Rhin; la masse des armées russe et autrichienne ne pouvait entrer en action que plus tard. Ni les armes, ni les munitions, ni les officiers ne manquaient dans la capitale; on pouvait porter facilement les tirailleurs à quatre-vingt mille hommes, et augmenter l'artillerie de campagne jusqu'à six cents bouches à feu.

Le maréchal Suchet, réuni au général Lecourbe, aurait à la même époque plus de trente mille hommes devant Lyon, indépendamment de la garnison de cette ville, qui serait bien armée, bien approvisionnée et bien retranchée. La défense de toutes les places fortes était assurée; elles étaient commandées par des officiers de choix, et gardées par des troupes fidèles. Tout pouvait se réparer; mais il fallait du caractère, de l'énergie, de la fermeté de la part des généraux, du gouvernement, des Chambres, de la nation tout entière; il fallait qu'elle fût animée par les sentimens de l'honneur, de la gloire, de l'indépendance nationale; qu'elle fixat les yeux sur Rome après la bataille de Cannes, et non sur Carthage après Zama!

Le 21 juin le maréchal Blucher et le duc de Wellington entrèrent en deux colonnes sur le territoire français. Ces deux généraux apprirent le 25 l'abdication.de l'empereur, l'insurrection des Chambres, le découragement que ces circonstances jetèrent dans l'armée et les espérances qu'en concevaient les ennemis intérieurs; dès lors ils ne songèrent plus qu'à marcher sur la capitale, sous les murs de laquelle ils arrivèrent les derniers jours de juin, avec moins de quatre-vingt-dix mille hommes, démarche qui leur aurait été funeste, et eût entraîné leur ruine totale, s'ils l'eussent hasardée devant Napoléon. Mais ce prince avait abdiqué...

MÉMOIRE ADRESSÉ AU ROI

PAR CARNOT.

EN JUILLET 1814.

Le mémoire adressé au roi par Carnot, en juillet 1814, est une des brochures les plus fameuses qui aient paru au moment de la première restauration. Nous consacrerons à la reproduire ce qui nous reste du quarantième volume. Il en a été publié un grand nombre d'éditions. Nous avons collationné un exemplaire de l'édition de Bruxelles, faite en 1814 par E. D., avec la cinquième édition d'Arnaud, Paris, 1815. Nous n'avons remarqué que des variantes sans aucune importance. Nous réimprimons le texte de celle de Bruxelles.

L'état social, tel que nous le voyons, n'est, à proprement parler, qu'une lutte continuelle entre l'envie de dominer, et le désir de se soustraire à la domination.

Aux yeux des partisans de la liberté indéfinie, tout pouvoir, quelque restreint qu'il soit, est illegitime : aux yeux des partisans du pouvoir absolu, toute liberté, quelque bornée qu'elle soit, est un abus. Les premiers ne voient pas de quel droit on prétend les gouverner; les autres ne conçoivent pas de quel droit on prétend mettre des bornes à leur autorité : ceux-là soutiennent l'égalité parfaite entre tous les hommes; ceux-ci, la prérogative innée pour quelques-uns de commander aux autres.

C'est de ce conflit d'opinions et de prétentions que sont nées nos discordes civiles; et lorsque l'imagination en est encore effrayée, il est difficile de porter un jugement impartial dans une semblable discussion : chaque parti s'empresse de rejeter toutes les fautes commises sur le parti contraire. Ceux que l'état antérieur des choses avait placés au-dessus des autres imputent tous les malheurs au défaut de soumission des derniers ; ceux-ci les attribuent aux droits arbitraires que s'étaient arrogés les premiers, à leur obstination à défendre d'absurdes et ridicules priviléges.

Pour être équitable en pareille matière, il faudrait pouvoir se dégager soimême de toute prévention; il faudrait se transporter en idée dans les siècles à

venir; et encore, dans ce cas, faudrait-il pouvoir ignorer les résultats de l'histoire, et se défaire de la pente presque irrésistible que nous avons à juger les choses par les événemens.

Il est vrai que la manière de décider la plupart des questions est en quelque sorte justifiée par les écarts auxquels conduisent presque toujours les théories abstraites. La révolution en fournit de funestes preuves aux générations futures : elle fut préparée par une foule d'écrits purement philosophiques. Les ames, exaltées par l'espoir d'un bonheur inconnu, s'élançèrent tout à coup dans les régions imaginaires; nous crûmes avoir saisi le fantôme de la félicité nationale; nous crûmes qu'il était possible d'obtenir une république sans anarchie, une liberté illimitée sans désordre, un système parfait d'égalité sans factions. L'expérience nous a cruellement détrompés: que nous reste-t-il de tant de chimères vainement poursuivies ? Des regrets, des préventions contre toute perfectibilité, le découragement d'une multitude de gens de bien qui ont reconnu l'inutilité de leurs efforts.

Vous succombez, hommes, qui vouliez être libres, et par conséquent tous les crimes vous seront imputės; vous êtes des coupables auxquels on veut bien pardonner provisoirement, à condition que vous reprendrez vos premières chaînes, rendues plus pesantes par un orgueil si long-temps humilié, et retrempées, au nom du ciel, dans l'esprit des vengeances.

Eh! quelle fut donc, pendant les orages, la conduite de ceux qui nous rapportent des fers? Ont-ils bien le droit d'accuser les autres des maux qu'ils ont pu souffrir? Ne serait-ce pas à eux-mêmes que conviendraient ces noms d'assassins et de régicides qu'ils nous prodiguent si généreusement? Et ne ressembleraient-ils pas à ces filous, qui, pour détourner les soupçons de leurs personnes, crient au voleur plus haut que tous les autres, pendant qu'ils cherchent à se perdre dans la foule ?

Quoi! disent ces transfugés, ce ne sont pas ceux qui ont voté la mort du roi qui sont les régicides? Non, ce sont ceux qui ont pris les armes contre leur mère-patrie, c'est vous-mêmes; les autres l'ont votée comme juges constitués par la nation, et qui ne doivent compte à personne de leur jugement. S'ils se sont trompés, ils sont dans le même cas que tous les autres juges qui se trompent: ils se sont trompés avec la nation entière qui a provoqué le jugement, qui y a ensuite adhéré par des milliers d'adresses venues des communes; ils se sont trompés avec toutes les nations de l'Europe qui ont traité avec eux, et qui ses raient encore en paix avec eux, si les uns et les autres n'eussent été également victimes d'un nouveau parvenu.

Mais vous, qui venez après la tempête, comment vous justifierez-vous d'avoir impitoyablement refusé votre aide à ce roi que vous affectez de plaindre? Vous, à la cupidité desquels il avait sacrifié les ressources du trésor public, vous qui, par la perfidie de vos conseils, l'aviez engagé dans le labyrinthe dont il ne pouvait plus sortir que par vos propres efforts? comment lui avez-vous refusé les dons gratuits qu'il vous demandait? comment avez-vous refusé l'accroissement des contributions que vos déprédations lui avaient rendues indispensables? Qu'ont fait pour lui les notables? qu'a fait le clergé ? qu'a fait la noblesse? qui a provoqué les états-généraux? qui a mis toute la France en insurrection? Et, lorsque la révolution a été commencée, qui est-ce qui s'est trouvé capable d'en arrêter le torrent? Si vous le pouviez, pourquoi ne l'avez-vous pas fait? Si vous ne le pouviez pas, pourquoi reprochez-vous aux autres de ne l'avoir point arrêté?

Louis XVI, dites-vous, fut le meilleur des rois, le père de ses sujets: eh bien !

qu'avez-vous fait pour le sauver, ce père, ce meilleur des rois? Ne l'avez-vous pas lâchement abandonné, quand vous l'avez vu dans le péril où vous l'aviez précipité? n'était-ce pas votre devoir de lui faire un rempart de vos corps? n'était-ce pas le serment que vous lui aviez fait de le défendre jusqu'à la dernière goutte de votre sang? S'il était le père de ses sujets, n'étiez-vous pas ses enfans de prédilection? N'était-ce pas pour vous qu'il s'était obéré? n'était-ce pas pour satisfaire à votre rapacité qu'il s'était aliéné l'amour de ses autres enfans? Et vous le laissez seul à la merci de ceux que vous aviez irrités contre lui! Était-ce aux républicains de défendre avec des paroles, dans une tribune, celui que vous n'aviez pas osé défendre avec votre épée ? Quel point d'appui restait-il à ceux de ces républicains qui, contre leurs propres intérêts, auraient voulu sauver le roi; lorsque vous, ses défenseurs naturels et obligés, vous veniez de fair? N'est-il pas clair qu'ils se seraient eux-mêmes immolés inutilement avec lui et qu'ils eus sent tous été les victimes d'un mouvement populaire? Vous exigez des autres une vertu plus qu'humaine, tandis que vous donnez l'exemple de la désertion et de la félonie.

Louis n'était déjà plus roi lorsqu'il fut jugé sa perte était inévitable. Il ne pouvait plus régner, du moment que son sceptre était avili; il ne pouvait plus vivre, du moment qu'il n'y avait plus moyen de contenir les factions; ainsi la mort de Louis doit être imputée, non à ceux qui ont prononcé sa condamnation, comme on prononce celle d'un malade dont on désespère, mais à ceux qui, pouvant arrêter dans leurs principes des mouvemens désordonnés, ont trouvé plus expédient de quitter un poste si dangereux.

Vous faites un tableau hideux de la révolution; plus il est hideux, plus vous êtes criminels, car c'est votre ouvrage : c'est vous qui êtes les auteurs de toutes les calamités. Expiez, vous ne pouvez mieux faire, expiez votre ingratitude envers Louis XVI par des prières publiques, par des services annuels dans les temples. Vous ne réclamez, dites-vous pieusement, que la punition des grands coupables, et c'est vous qui êtes ces grands coupables. Les autres ont pu tomber dans l'erreur : c'est une question; mais votre trahison n'en est pas une. Vous qui étiez les premiers-nés de ce roi, vous qui teniez tout de sa faiblesse même, vous avez, vous aurez toujours à vous reprocher un parricide; et Louis aurait pu vous adresser ces dernières paroles de César à Brutus : Tu quoque, fili mi!

Comment se fait-il donc que les premiers auteurs du meurtre de Louis XVI, que les véritables instigateurs des troubles civils, soient ceux qui s'emparent aujourd'hui du rôle d'accusateurs? Comment se fait-il que d'autres hommes, qui ont courageusement traversé la révolution au milieu de ses vicissitudes, se trouvent tout à coup frappés de stupeur et semblent passer condamnation sur ces clameurs hypocrites? C'est que, par la bizarrerie des événemens, leurs faibles adversaires sont devenus les plus forts; c'est que les ennemis du nom français avec lesquels ils s'étaient ligués, s'étant mis dix contre un pour nous combattre, sont entrés sans résistance dans la capitale; qu'un instant a suffi pour effacer vingt ans de gloire; qu'enfin ceux qui avaient fui au moment du danger sont revenus triomphans à la suite des bagages; et qu'ainsi vingt ans de victoires sont devenus vingt ans de sacriléges et d'attentats.

Si le système de la liberté eût prévalu, les choses eussent porté des noms bien différens; car, dans les annales du monde, le même fait, suivant les circonstances, est tantôt un crime, tantôt un acte d'héroïsme; le même homme est tantôt Claude et tantôt Marc-Aurèle.

Catilina n'est qu'un vil conspirateur : il eût été le bienfaiteur de Rome, si

comme César il eût pu fonder un empire. Cromwel fut reconnu jusqu'à sa dernière heure, et sa protection recherchée par tous les souverains : après sa mort il fut mis au gibet; il ne lui manqua qu'un fils semblable à lui, pour établir une dynastie nouvelle. Tant que Napoléon fut heureux, l'Europe s'inclina devant lui, les princes tinrent à l'honneur de s'allier à sa famille; dès qu'il fut tombé, on ne vit plus en lui qu'un misérable aventurier, lâche et sans talens. Pélopidas, Timoléon, André Doria, furent proclamés les libérateurs de leurs patries; ils n'eussent été que des factieux comme les Gracques, s'ils eussent échoué dans leurs entreprises.

Puisque les vociférations sans cesse renaissantes des premiers auteurs de la mort de Louis XVI forcent à justifier ceux qui l'ont votée comme juges, lorsqu'ils ne pouvaient d'ailleurs l'empêcher, il ne sera pas difficile à ceux-ci de faire voir que ce vote est absolument conforme à la doctrine enseignée dans nos écoles, sous l'autorisation du gouvernement, préconisée comme la doctrine par excellence; puisque c'est celle des livres saints, appuyée sur l'opinion des moralistes, que l'on considère comme les plus sages de l'antiquité, et les plus dignes de faire autorité dans tous les temps. Cicéron, par exemple, s'exprime ainsi dans les Offices (livre 2, chap. 8).

« Le meilleur moyen pour conserver ce que nous pouvons avoir de crédit et de considération, c'est de se faire aimer; et le plus mauvais, c'est de se faire craindre; comme a fort bien dit Ennius : « On hait tous ceux que l'on craint, et >> on souhaite de voir périr tous ceux que l'on hait. » Quand nous n'aurions pas su, d'ailleurs,' qu'il n'y a ni puissance ni grandeur qui puisse tenir contre la haine publique, ce que nous avons vu depuis peu nous l'aurait appris. Mais le meurtre de ce tyran (César), qui a opprimé cette république par la force des armes, et qui la tient encore en servitude tout mort qu'il est, n'est pas le seul exemple qui ait fait voir combien la haine des peuples est pernicieuse et funeste aux plus grandes fortunes..... Nous le voyons encore par la fin de tous les autres tyrans qui ont presque tous péri de la même manière. Il faut donc convenir que la haine est un mauvais garant d'une longue vie; et qu'au contraire il n'y a point de gardes si fidèles que l'amour des peuples, et qu'il n'y a mème de sûreté solide et perpétuelle que celle-là.

» Laissons la dureté et la cruauté à ceux qui croient en avoir besoin pour contenir un peuple qu'ils ont opprimé par la force. Pour ceux qui vivent dans un état libre, ils ne sauraient rien faire de plus insensé que de se comporter d'une manière à se faire craindre: car, quoique les lois soient comme ensevelies sous la puissance d'un particulier, et que la liberté soit resserrée par la crainte, elles se relèvent quelquefois, et parce que les peuples font entrevoir leurs sentimens, sans s'en expliquer, et par des concerts qui élèvent tout d'un coup à la souveraine magistrature des gens capables de tirer la république d'oppression. Or, les retours d'une liberté contrainte et interrompue se font bien plus cruellement sentir que tout ce qu'on aurait pu souffrir si on l'avait laissé subsister. »

On voit que la clémence connue de César n'empêcha pas Cicéron de le regarder comme un tyran, et d'approuver l'attentat commis sur sa personne. Caton allait plus loin: il ne croyait pas qu'il pût exister un bon roi.

Si l'on prétend que la doctrine de ces auteurs païens doit être reprouvée parmi nous, je demanderai pourquoi les livres qui en sont pleins continuent de servir de base à l'instruction publique? Mais si nous voulons puiser nos maximes de gouvernement dans les livres saints, ce sera bien pis; on y trouvera la doctrine du régicide établie par les Prophètes; les rois rejetés comme les fléaux de Dieu, les familles égorgées, les peuples exterminés par l'ordre du Tout-Puissant, l'in

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