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Les places fortes sont de même essentiellement conservatrices, et seules sous ce rapport, parmi les grands instrumens de guerre, elles semblent être justifiées aux yeux de l'humanité.

Mais pour que les places fortes puissent produire les heureux effets qu'on a le droit d'en attendre, il faut qu'elles soient inexpugnables à l'aide de leur garnison, ou que du moins, elles puissent être assez longuement défendues, pour ôter aux ennemis l'envie de les attaquer. Il faut aussi qu'elles n'inspirent point une fausse confiance, en laissant penser qu'elles peuvent se défendre d'elles-mêmes. Il faut enfin, qu'elles n'affaiblissent point l'esprit militaire, qui doit toujours être puissamment maintenu dans chaque pays, pour que ce pays ne devienne pas le jouet des puissances étrangères, et pour qu'il soit dispensé du besoin d'être injuste ou astucieux envers elles.

Si les places n'étaient pas susceptibles d'une longue défense, elles ne rempliraient pas leur objet; car elles ne donneraient pas à celui qui serait attaqué, le temps de réunir ses propres forces ou celles de ses alliés contre l'agresseur. La place tomberait entre les mains de celui-ci, augmenterait encore sa force comparative, et produirait par conséquent, l'effet diamétralement opposé à l'équilibre qu'il s'agit de maintenir.

Il faut savoir maintenant, si les places telles qu'elles

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existent, telles que nous savons les défendre dans l'état actuel des choses, remplissent cette condition fondamentale. Or l'expérience prouve le contraire; car par le relevé des journaux de tous les siéges modernes, nous voyons que, sauf quelques exceptions rares, dues à des circonstances particulières, nos places médiocres ne peuvent tenir plus de 20 jours, et les meilleures plus de 40 jours (*) : intervalle qui ne suffit point pour rassembler des forces imposantes; surtout si les armées se trouvent employées à des expéditions lointaines.

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Il n'en était pas ainsi autrefois : les places fortes se défendaient pendant des années entières, et le plus

(*) M. de Vauban calcule les munitions nécessaires tant pour l'assiégeant que pour l'assiégé, sur le pied de 30 jours à peu près, de tranchée ouverte ; M. de Cormontaingue, sur le pied de 20 à 40 jours, suivant la grandeur des places. Personne ne doute cependant que nos places du premier ordre, telles que Lille, Metz, Strasbourg, Luxembourg, Bergopzoom, ne pussent tenir beaucoup plus long-temps, et l'expérience le prouve. Mais ces exceptions sont en très-petit nombre et viennent de ce que ces places ont des enceintes redoublées, ou des manoeuvres d'eau, ou d'autres avantages tirés de la nature du site, ou enfin de ce qu'elles sont contreminées; mais surtout de ce qu'en temps de siége, elles sont toujours pourvues d'une garnison vigoureuse, et de tous les approvisionnemens dont elles ont besoin pour une longue résistance. Il n'en est pas moins vrai de dire qu'en général, dans le mode actuel de défense, la durée moyenne des siéges est de 30 jours au plus; et c'est M. de Cormontaingne lui-même, qui pose en principe que le maximum est de 40 jours.

souvent, après de vains efforts, l'assiégeant se voyait obligé de lâcher prise, avec une armée totalement ruinée. Le siége d'une place était donc alors une opération décisive, aussi bien pour celui qui l'entreprenait, , que pour celui qui avait à le soutenir.

Tel était l'état des choses lorsque parut M. de Vauban: elles changèrent bientôt de face; Vauban créa un nouvel art des attaques, aucune place ne put tenir contre ses procédés; toutes succombèrent au terme à peu près dont nous avons parlé ci-dessus.

Mais cet illustre ingénieur, toujours occupé de l'attaque, ne fit rien d'important pour la défense: il construisit à la vérité beaucoup de places neuves; mais presque toutes avant que d'avoir fait ses grandes découvertes sur la science des attaques: elles ne furent donc pas disposées pour contrebalancer l'ascendant de son nouvel art, et ces nombreux monumens firent seulement connaître les ressources du génie de leur auteur, pour adapter la fortification au terrain, et profiter de ses avantages naturels; mais elles ne rétablirent point l'équilibre que M. de Vauban avait rompu lui-même, et laissèrent, pour ainsi dire, regretter l'inexpérience où l'on avait été jusqu'alors.

Ses successeurs ont cherché à rétablir cet équilibre sans y avoir réussi; et de leur aveu, les changemens qu'ils ont faits à sa manière de fortifier, ne procurent

pas aux places fortes une résistance sensiblement plus grande, que celle qui avait lieu auparavant.

Cette branche de l'art militaire est donc restée inférieure aux autres, et l'on sent chaque jour le besoin de travailler à la rétablir dans le rang qu'elle a perdu.

Malheureusement, les talens supérieurs des hommes qui s'en sont occupés sans succès remarquables, ont conduit à la persuasion commune que la chose est impossible. M. de Vauban lui-même, obligé de changer de rôle sur la fin de sa vie, et de chercher de nouveaux moyens de défense, n'a laissé sur cela qu'un petit nombre d'idées éparses; et les travaux qu'il fit exécuter alors, portent le caractère d'imperfection de tous les arts naissans. Sa méthode des attaques avait eu pour objet et pour résultat, de ne pas laisser sur les remparts un seul point qui fût habitable pour les défenseurs, et où l'on pût conserver une pièce d'artillerie. Il voulut alors rendre à l'assiégé ce qu'il lui avait ôté; il renouvela pour le mettre à couvert, l'emploi des casemates qu'on avait abandonnées, il en fit établir d'une construction particulière à Landau et à Neufbrisach; mais elles n'atteignirent qu'imparfaitement le but qu'il s'était proposé, et laissèrent seulement voir quelles avaient été ses intentions.

Ses disciples, au nombre desquels M. de Cormontaingne tint le premier rang, tout en affectant la plus

scrupuleuse fidélité aux principes de leur maître, exclurent néanmoins précisément celui de ces principes, que M. de Vauban avait regardé comme seul capable de rétablir l'équilibre perdu; les casemates furent abandonnées de nouveau, et décidément bannies des fortifications modernes. On imagina un nouveau système qui fut annoncé comme une simple modification de celui de Neufbrisach, quoiqu'il en différât par ce point essentiel; on établit des formules pour calculer la durée probable des siéges, suivant la nature de leur tracé seulement, et sans y tenir aucun compte, ni des actes de vigueur que peut faire une garnison, ni des moyens que peut procurer la disposition des disposition des ouvrages, soit pour favoriser les coups de main, soit pour mettre l'artillerie à couvert; on décida, d'après ces formules, qu'on avait atteint le maximum de la perfection, et il fut en quelque sorte interdit d'autorité aux jeunes officiers du génie, de se livrer à de nouvelles recherches sur la même question. C'est ainsi que cette branche de la science militaire devint une sorte de transaction tacite entre l'assiégeant et l'assiégé ; que des retirades méthodiques fixèrent l'époque précise de la capitulation pour chaque ordre de forteresses; que ce ne fut plus l'art de défendre les places qui fut enseigné dans les écoles, mais celui de les rendre honorablement, après certaines formalités convenues.

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