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sances. A ce propos, Hume arrive à la conclusion que voici: « Ce principe est tellement fondé sur le sens commun et sur un » raisonnement si simple, qu'il n'a pas complétement échappé » à la pénétration et au discernement des anciens politiques. >> Mais quoique ce principe ne fût pas aussi généralement » reconnu que maintenant, il exerçait néanmoins une grande » influence sur la conduite des princes et des hommes d'état, >> doués de quelques lumières et de quelque expérience. Et >> même de nos jours, quoique très-connu des hommes qui » s'occupent de la théorie de la politique, ce principe n'a pas >> une très-grande autorité auprès de ceux qui gouvernent >> le monde1. >>

Il faut cependant restreindre un peu ce que cette conclusion a de trop général. Les deux grands faits historiques cités plus haut prouvent que, dans l'antiquité, le principe d'intervention pour maintenir l'équilibre des puissances, quoique admis par les hommes d'état et par les historiens, n'était cependant pas assez généralement pratiqué pour empêcher d'abord l'agrandissement de la Macédoine, et ensuite celui de Rome, au dépens des autres nations civilisées. Dans les temps modernes, au contraire, il n'a pas seulement été reconnu par des hommes théoriques, mais il a été incorporé dans le code international des peuples, et si même on en a souvent abusé pour justifier des guerres injustes et impolitiques, il a cependant souvent aussi été appliqué à sauver l'Europe des dangers d'une monarchie universelle.

La théorie de Cicéron sur le droit international paraît avoir été plus libérale que celle des hommes politiques et des philosophes de la Grèce. Selon lui, la méchanceté de l'homme l'oblige d'user de violence envers les autres hommes et d'opposer la force à la force. C'est ainsi que quand nous avons affaire à des criminels, il nous faut avoir recours aux lois pénales, mais quand c'est à des ennemis publics, nous 1 HUME'S Essays, VIII.

Théorie de Cicéron sur le droit international.

sommes obligés de recourir à la guerre. Le premier remède doit être en rapport avec les crimes commis1; le second, pour être juste, doit être nécessaire2. Dans la vie privée nous pouvons nous contenter du repentir d'un ennemi, si toutefois il est exprimé de manière à empêcher de nouvelles hostilités de sa part et à intimider ceux qui seraient tentés de commettre de semblables offenses. Dans ce qui regarde la vie publique il faut observer rigoureusement les lois de la guerre. Il y a deux manières de régler les différends: la persuasion et la force. La première est le propre des hommes, la seconde le propre des bêtes. Il ne faut donc y avoir recours que lorsque la persuasion devient inutile. La guerre n'a qu'un but, c'est celui de nous permettre de vivre en paix après la victoire. Les vaincus doivent être épargnés, à moins que par leur propre violation des droits de la guerre, ils ne méritent plus de clémence. C'est ainsi que les anciens Romains accordaient le droit de cité aux Tuscules, aux Sabins, et à d'autres, tandis que les villes de Carthage et de Numance furent détruites de fond en comble. La destruction de Corinthe est certainement regrettable, mais la sévérité des Romains contre cette ville est facilement expliquée, quand on songe combien sa position était favorable à un renouvellement de la guerre. Cependant Cicéron lui-même soutient qu'une offre de paix doit être acceptée, s'il n'y a rien d'insidieux dans les termes proposés. Ce n'est pas seulement un devoir d'épargner les vaincus, mais encore de faire quartier à une ville assiégée qui offre de se rendre après même que la brêche a été Il affirme même que cette loi avait été si rigoureusement suivie par les Romains, que les généraux qui recevaient la soumission d'une ville ou d'une nation devenaient, selon les anciennes lois et coutumes, les patrons de cette ville ou de cette nation. Il dit ensuite que les principes de justice

ouverte.

1 CIC., De leg., III, 20.

2 IBID., De off., I, 44.

applicables en temps de paix, étaient expressément sanctionnés par la loi féciale des Romains. Pour qu'une guerre fût juste, il fallait qu'elle fût faite pour un juste motif et qu'elle fût préalablement déclarée avec toutes les formes usitées. Il cite alors comme preuve de la sévérité que l'on mettait à observer les dispositions de la loi féciale, l'exemple de M. Caton, qui conseilla à son fils, qui venait de servir dans une autre légion, de ne pas livrer bataille à l'ennemi, sans avoir prêté un nouveau serment militaire'.

Cicéron remarque aussi que le mot hostis avait été mis à la place de perduellis, pour désigner un ennemi, afin d'adoucir le sens cruel de ce mot par une expression plus humaine. «Nos ancêtres, dit-il, appelaient hostis ce que nous appelons » peregrinus. Ceci est prouvé par le texte des XII Tables: » Aut status dies cum hoste, et: Adversus hostem aeterna » auctoritas. Quelle expression plus douce que celle-ci? >> appeler celui auquel on fait la guerre, d'un nom si paci>> fique !>> Il est vrai que le temps avait donné quelque chose de dur à cette expression: on avait fini par ne plus se servir de ce mot dans le sens d'étranger, et on ne l'appliquait plus qu'aux ennemis dans le vrai sens du mot.

Selon ce grand philosophe, «deux nations, quand même >> elles luttent entre elles pour le souverain pouvoir et pour » la gloire, devraient toujours être gouvernées par les prin>>cipes qui constituent les justes causes de la guerre. L'ani>> mosité des deux partis devrait dans ce cas même être tem» pérée par la dignité de leur cause. Les Romains firent la >> guerre aux Cimbres pour défendre leur propre existence, >> tandis qu'avec les Carthaginois, les Samnites, et Pyrrhus, >> ils luttaient pour l'empire. Carthage était perfide, et Annibal » était cruel; mais avec leurs autres ennemis les Romains >> eurent des relations plus douces. » Il cite alors des vers du vieux poëte Ennius, pour montrer avec quelle générosité 1 1 Cic., De officiis, I, 44.

Pyrrhus rendait ses prisonniers sans rançon'. Il faut garder la foi même avec un ennemi. Pour montrer combien ce principe est sacré, il cite les exemples de Régulus retournant à Carthage, et du sénat romain livrant à Pyrrhus le traître qui avait offert de l'empoisonner'. L'observation de cette règle distinguait précisément une juste guerre d'avec les déprédations des voleurs et des pirates. Dans le cas de ces derniers, des promesses consacrées même par un serment n'engagent à rien car un serment n'engage que lorsqu'il a été prêté avec la conviction sincère que l'on a le droit de l'exiger. Ainsi si l'on refuse de payer à des pirates une rançon stipulée même sous serment, il n'y a ni fraude ni parjure; car un pirate ne doit pas être considéré comme un ennemi particulier, mais comme un ennemi de l'humanité tout entière. Entre lui et une autre personne, il ne peut rien Ꭹ avoir de commun, ni par contrat, ni par serment. Ce n'est point un parjure que de refuser de remplir un tel engagement; tandis que Régulus aurait été coupable de ce crime, s'il avait refusé de remplir un engagement fait avec un ennemi qui, comme les Romains, était soumis à la loi féciale3.

L'oubli dans lequel étaient tombés ces principes de justice

1 Cic., De officiis, 1, 43.

Nec mi aurum posco, nec mi pretium dederitis,
Nec cauponantes bellum, sed belligerantes,

Ferro, non auro, vitam cernamus utrique.

Vosne velit, an me regnare hera, quidve ferat fors,
Virtute experiamur; et hoc simul accipite dictum;
Quorum virtuti belli fortuna pepercit,

Eorumdem me libertati parcere certum est;

Domo ducite, doque volentibu' cum magnis Diis.

2 IBID., ibid., lib. I, 43. III, 22, 27, 32.

3

Regulus vero non debuit conditiones pactionesque bellicas et hostiles perturbare perjurio. Cum justo enim et legitimo enim boste res gerebatur, adversus quem et totum jus feciale, et multa sunt jura communia. Quod ni ita esset, nunquam claros viros senatus vinctos hostibus dedisset. (Lib. III, 29.)

et de clémence fut, si nous en croyons Cicéron, la principale cause de la décadence et de la chute de la république. « Tant >> que le peuple romain, dit-il, conserva son empire par des » bienfaits et non par des injustices; tant qu'il fit la guerre soit » pour étendre son empire, soit pour défendre ses alliés, ses >> guerres furent toujours terminées par des actes de clémence » ou d'une sévérité nécessaire. Le sénat devenait l'asile des >rois, des peuples et des nations. Nos magistrats et nos géné› raux, dit-il, mettaient leur principale gloire à protéger avec »justice et bonne foi les provinces et les alliés. Ainsi Rome » mérita le nom de patronne plutôt que celui de maîtresse » du monde. Mais depuis longtemps ces usages et cette dis>>>cipline sont insensiblement tombés en désuétude, et ont > complétement disparu lors du triomphe de Sylla. En effet » rien ne pouvait paraître injuste envers des alliés lorsque les citoyens mêmes étaient traités avec tant de cruauté1! »

D

C'est avec une patriotique indignation que Cicéron trace d'une manière si énergique le contraste qu'il y avait entre la conduite des Romains envers les autres nations, dans les premiers temps de la république et à l'époque dégénérée où il vivait. Mais l'histoire montre que les usages de ses compatriotes s'étaient constamment éloignés de sa belle théorie, autant que leurs pratiques religieuses avaient différé de ses conceptions sublimes sur la nature de la divinité, Montesquieu a suffisamment fait voir par quelle politique astucieuse, et par quelles flagrantes injustices Rome avait acquis la souveraineté sur une si grande partie du monde'. Les rapports des Romains avec les peuples étrangers n'étaient que trop conformes à leurs institutions intérieures. Leur constitution politique conservait toujours le caractère qui lui avait été imposé par le fondateur d'un état dont le principe fondamental était la guerre perpétuelle, et dont l'asser1 CIC., De officiis, lib. II, 8.

2 MONTESQUIEU, Grandeur et décadence des Romains, ch. 6.

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