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"pose de faire. L'empereur veut votre divorce; il dépend «de vous de décider Lucien à le faire, et dans le cas où «< il s'y refuserait, de le demander vous-même. C'est le << moyen d'éviter la disgrâce qui le menace ainsi que vos «<enfants et tout ce qui vous appartient. Si vous le faites, << au contraire, vous ferez le bonheur de votre mari et «de vos enfants... Ne balancez pas entre une vie remplie « d'amertume et de chagrin à laquelle vous devez vous attendre si vous vous obstinez, et la perspective d'un << avenir heureux; à la fin vos enfants seront reconnus «par l'empereur et peuvent succéder à des couronnes.

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«... Enfin, si vous avez quelque considération pour « une mère qui a su en tout temps faire des sacrifices << pour ses enfants, vous le ferez aussi pour moi, et je vous << assure que je ne l'oublierai de ma vie'. »

Mais il devait en être de ces espérances d'entente, comme de toutes les précédentes. Lucien répugnait à cette idée de divorce et ne s'en cachait pas. D'autre part, sa fille et sa cousine ne réussissaient guère à la cour impériale. Elles abhorraient trop ce qui se passait autour d'elles et surtout ne savaient pas cacher leurs réflexions. Dans les palais, murs et meubles ont des oreilles.

L'empereur eut connaissance des lettres de sa nièce et de leur contenu. Au lieu de rire de ce badinage d'une enfant de quinze ans, élevée de façon indépendante et dépaysée dans ce monde tout de conventions, qu'on appelle celui des cours, il parut vexé. Il le fut surtout de voir cette gamine tourner en ridicule les prétendants qu'il lui faisait présenter, le prince des Asturies et le grand duc de Wurtzbourg.

Il était pourtant fort admissible que ces personnages, peu sympathiques au physique et au moral, ne répondissent pas à l'idée du prince charmant dont avait pu se bercer l'imagi

1. Lettre de madame Lætitia Bonaparte à la femme de Lucien.. Paris, 10 mars 1810.

nation de la jeune voyageuse. Mais il est certains écarts qu'on pardonne difficilement. Les portraits étaient frappants, les silhouettes trop vivement accentuées. De son côté, Lucien voyait avec une peine réelle les projets de mariage de sa fille avec le prince des Asturies, dont il avait pu connaitre les mauvais instincts, lors de son passage à la cour de Madrid. Malgré lui, il souffrait à l'idée de voir sa fille entrer dans cette famille royale, si étrangement composée. La recherche de l'oncle de la jeune impératrice lui était également odieuse, à plus d'un titre. Il se permit de faire des observations. Elles furent peu goûtées.

«Rendez-la-moi, écrivait Lucien, ou bravant ma pros«cription et vos ordres, j'irai la chercher jusque dans « le salon des Tuileries. »>

De son côté, mademoiselle Charlotte écrivait à son père :

« Ah! mon petit papa, que tu as raison de ne pas « vouloir aller là! L'Amérique vaudra bien mieux, j'en «suis sûre. »

Cette phrase porta le dernier coup à la faveur de la jeune fille.

« Qu'elle parte! je ne veux plus en entendre parler, « s'écria le César en courroux. Que dans vingt-quatre « heures, elle ne soit plus à Paris! »

Vingt-quatre heures après, en effet, Lolotte reprenait la route d'Italie.

<< Mon enfant! s'écria Lucien, en la recevant dans «ses bras, j'avais fait une grande faute; mais tu m'es « rendue; le mal est réparé. >>

CHAPITRE VI

LUCIEN BONAPARTE EN ANGLETERRE.

1810-1814.

Lucien Bonaparte reçoit ses passeports. - Celui de sa femme est établi sous le nom de madame Jouberthon.- Préparatifs de départ de Lucien. - Etat de sa fortune. Le trois-mâts l'Hercule. — Difficultés apportées au départ par les autorités françaises. Lucien quitte Civita-Vecchia, le 3 août 1810. Le mauvais temps l'oblige à se réfugier dans la rade de Cagliari. Il ne peut débarquer, Mauvais vouloir des autorités sardes. Protestation de Lucien. — Il met à la voile le 20 août. II est arrêté par la croisiere anglaise et conduit à Malte, 24 août. - Il est interné au fort Caselli, puis au palais de San-Antonio. Arrivée du Président, le 7 novembre.. Lucien quitte Malte, le 29. Il arrive à Plymouth, le 28 décembre. Son internement à Ludlow (Stonnehouse). L'accueil sympathique de la population l'oblige à partir. — Lucien et sa famille s'installent définitivement à Thorngrowe, à proximité de Worcester. - Ses réceptions, ses relations. Achèvement de de son poème de Charlemagne. Propositions de l'éditeur Miller, de Londres, aux éditeurs Treuttel et Würtz, de Paris. - Correspondance de M. d'Hauterive à ce sujet. L'éditeur Longmann. Le poème est réédité à Paris, chez Firmin Didot. Insuccès de l'ouvrage. Jugement de d'Hauterive et des contemporains. Evénements de

l'année 1812.

L'affaire Malet. Lettre de la reine Hortense au prince Eugène à ce sujet. Retour de l'empereur. L'idéologie. — Aveuglement voulu de l'empereur.

- Opinion de Lucien. - L'effon

drement de l'empire et la délivrance de Lucien Bonaparte.

Charlotte Bonaparte se trouvait à Canino dans les derniers jours du mois de mai 1810. Le 8 juin, son père recevait ses passeports pour lui et pour sa famille. Ils étaient expédiés par ordre; celui de sa femme, par parenthèse, était établi au nom de madame veuve Jouberthon. L'insulte était gros

sière. Elle était inutile et fait peu d'honneur à celui qui s'en était fait l'inventeur pour complaire au maître.

La décision de Lucien ne fut pas longue à prendre. Dès le lendemain, il donnait ses instructions pour l'emballage des objets lui appartenant.

« Vous ferez encaisser tous les cuivres, écrit-il à << son intendant, M. Vesveli, tous sans exception, et « toutes les épreuves tirées et tous les ballots de papier. « Vous fermerez l'imprimerie. »

Le train de vie de Lucien était alors réellement princier. Il possédait une collection considérable d'objets d'art. Sa galerie de tableaux et de marbres représentait à elle seule une valeur réelle de plus de deux millions. Les diamants de sa femme en avaient une équivalente et celle de ses propriétés foncières pouvait s'évaluer au double. Ces propriétés étaient nombreuses; le palais Nuguez, la Ruffinella, la villa Mécène, Tivoli, la Rocca-Priore, la Dragoncella, l'Apollina et la terre de Canino. Elles rapportaient annuellement de cent quarante à cent cinquante mille francs.

Lors de son départ de France, Lucien jouissait d'un revenu net de plus de trois cent mille francs. Depuis lors, il est vrai, sa fortune avait périclité au lieu d'augmenter. Lucien était dans les affaires ce qu'il était pour ses travaux de l'esprit et pour ses opinions, éminemment versatile. Il dépensait sans compter, achetait, revendait au gré d'un caprice et déjà en 1810, il s'était vu plus d'une fois dans l'obligation de recourir à la bourse des rois ses frères, pour faire face à des engagements pris trop à la légère. Or les événements présents étaient peu faits pour rétablir l'équilibre dans son budget. Il venait d'être rayé d'office de la liste des sénateurs et des membres de l'Institut 1. Par ce fait seul, il perdait près de soixante-dix mille francs de rente. D'autre part, des déplacements semblables à celui qu'il allait entreprendre

1. Décret de juillet 1810.

ne se font qu'au poids de l'or. Le personnel de sa maison était des plus nombreux. Lucien avait sept enfants à élever, deux filles du premier lit, quatre du second et une fille de M. Jouberthon1. A cette jeunesse, il fallait ajouter un médecin2, un instituteur, une institutrice, un chapelain3, un secrétaire', plus tout un monde de serviteurs.

L'idée première de Lucien avait été d'expédier en Corse ses collections, ses équipages et une partie de ses gens. Dans cette intention, il avait même nolisé une tartane ragusaine réfugiée à Civita-Vecchia, et écrit à Rome pour obtenir la libre pratique du petit bâtiment, mais c'était trop demander à des autorités qui réclamaient des instructions, n'en recevaient pas, et dans le doute tenaient avant tout à ne pas se compromettre. Il ne reçut pas de réponse.

Il ne fut pas plus heureux dans la sollicitation qu'il fit parvenir à Cagliari pour obtenir des passeports anglais.

Toutes ces lenteurs ou mieux tous ces mauvais vouloirs l'inquiétaient fort. Il avait hâte d'en finir et de mettre la mer entre lui et le frère dont il redoutait les actes de vengeance. En désespoir de cause, il s'adressa à sa sœur Caroline et au roi son mari. Celui-ci, moins politique que le général Miollis, fit mettre immédiatement à la disposition de son beau-frère un trois-mâts, aménagé tout exprès, l'Hercule.

Le 1er août, Lucien quittait sa propriété de Tusculum. II s'était décidé à laisser ses collections en dépôt chez les banquiers de Rome, contre la remise de sommes importantes. Il partait seulement avec sa famille, sa suite et quelques

1. Charles, né en 1803; Lætitia, née à Milan en 1805; Jeanne, la filleule du pape: Paul, né en 1808 à Canino; plus mademoiselle Anne Jouberthon.

2. M. de France.

3. Le père Maurice, de Brescia.

4. M. Châtillon.

5.« Sire, écrit Lucien, le 10 juin 1810, dans le courant du mois de juillet je dois m'embarquer avec ma famille pour les ÉtatsUnis, où je vais m'établir d'après l'autorisation que j'ai enfin obtenue du gouvernement français..... >>

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