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« rencontre, de me voir en uniforme autrichien. J'ai dû « le prendre pour me mettre à l'abri des insultes des «Provençaux. J'arrivais avec pleine confiance au mi<«lieu de vous, tandis que j'aurais pu amener avec « moi six mille hommes de ma garde. Je ne trouve ici « que des tas d'enragés qui menacent ma vie. C'est une « méchante race que les Provençaux; ils ont commis <«<< toutes sortes d'horreurs et de crimes dans la Révolu<«<tion et sont tout prêts à recommencer; mais quand <«< il s'agit de se battre avec courage, alors ce sont des « lâches. Jamais la Provence ne m'a fourni un régiment « dont j'aurais pu être content... >>

Ce propos lancé dans un mouvement de colère et de découragement était sans portée. Napoléon le savait bien, mais cette attitude nouvelle des populations l'énervait sans l'instruire l'ombre se faisait dans son esprit.

Pour l'instant, un seul désir l'étreignait, celui de s'éloigner de cette côte inhospitalière. Le 1er mai, il s'embarquait sur une frégate anglaise, l'Undaunted; le 3, il arrivait en vue de Porto-Ferrajo, la capitale de son minuscule empire.

La réception des habitants fut courtoise. Ceux-ci voyaient dans la venue du grand vaincu une ère de prospérité inattendue pour leur ile. Ils avaient raison. A peine débarqué, Napoléon avait tenu à se rendre compte de la valeur et de l'étendue de sa propriété. Partout, il donnait des ordres, organisant la police, faisant ouvrir des voies nouvelles, réparer les fortifications, aménager les édifices. A la fin du mois de juin, un détachement des hommes de sa garde arrivait sous la conduite de Drouot. Au mois de septembre, l'île d'Elbe était transformée et les casernes occupées par une garnison quelque peu cosmopolite formant un ensemble d'environ quinze cents hommes. A ces troupes, il avait joint une flotille de cinq petits bâtiments : le brick l'Inconstant, la goélette la Caroline, la felouque l'Étoile, et deux avisos, la Mouche et l'Abeille, avec un équipage de cent cinquante

hommes sous les ordres d'un ancien officier de la marine française, du nom de Taillade, dont la femme était de Porto-Ferrajo.

Cette mise en œuvre constituait une grosse dépense. Et chaque jour, survenaient de nouveaux solliciteurs, de nouvelles exigences.

« Il n'y a pas une place à donner, écrit madame <«<Lætitia à son fils Lucien'. Tous les jours on renvoie « des personnes qui viennent en demander. C'est une <«< affluence de monde dont vous ne vous faites pas <«< d'idée. Je crois que tous ceux qui ne savent où don«ner de la tête viennent ici dans l'espoir d'y vivre. »

Les Corses surtout se montraient difficiles. Au début de l'installation, on avait songé tout naturellement à eux pour former la garde du souverain déchu. Beaucoup étaient accourus, mais pour peu de temps, car ils désertaient à la première occasion.

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«Ils disent pour s'excuser, raconte l'ex-capitaine de << gendarmerie Costa, que ce n'était pas la peine de s'expatrier pour n'avoir que neuf sous par jour et le <«< pain. >>

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Les officiers occasionnaient aussi plus d'un désagrément. Le 12 octobre, quatre grenadiers de la garde accostèrent l'empereur pour lui remettre une réclamation collective. Ces pauvres gens se plaignaient de ne pas être payés. Le lendemain, Napoléon fit réunir le conseil d'administration, se fit présenter les registres ainsi que les livrets des hommes. Il put se convaincre que ces derniers n'avaient pas encore touché leurs pensions de la Légion d'honneur. Les vingt mille francs remis à cet effet avaient disparu.

1. Madame Lætitia à Lucien, Forto-Ferrajo, 19 septembre 1814.

Il en était à l'ile d'Elbe comme aux Tuileries.

«Tout ce personnel, ajoute Costa, cherchait à s'en<< richir aux dépens du maître. L'intendant de sa mai<< son avait mis si peu de soin dans ses comptes qu'il << finit par supprimer la table à ses officiers. Il leur <«<alloua une indemnité pour en tenir lieu, et il n'y eut plus que sa table à laquelle il admit les généraux «Bertrand et Drouot... »

A tout prendre, ces petites querelles de ménage qui sont de tous les temps et de toutes les cours, n'avaient guère d'importance, en présence du phénomène qui se produisait. Le centre attractif de l'Europe s'était déplacé. De Vienne et de Paris, il s'était transporté à Porto-Ferrajo. Il semblait. que cette ile minuscule contint le secret du monde. Anglais et Italiens en avaient fait le but de leurs pèlerinages. A leur arrivée, ils subissaient une enquête sévère. S'ils jouissaient d'une notoriété suffisante, ils étaient conduits chez le grand homme.

L'entrevue et le questionnaire qui s'ensuivait variaient

peu.

Qui êtes-vous ?

D'où venez-vous?

Que venez-vous faire ici?

Que fait Spannochi?

Comment se porte-t-il?

Que fait Ferdinand?

Est-il aimé ?

Comment va le commerce?

Est-on pourvu d'armes en Toscane?

Comment va l'esprit des Toscans et des Lucquois?
Mes amis ont-ils des armes?

Savez-vous rien de l'Italie? tel était le programme habi

tuel.

L'une de ces conversations à bâtons rompus qu'eût à subir M. Litta, de Milan, a été conservée.

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LITTA. L'honneur d'offrir mes devoirs à Votre Majesté, comme je lui ai consacré ma vie.

NAPOLÉON. Que fait-on à Milan ?

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LITTA. On y vit dans l'espérance de voir Votre Majesté.

NAPOLÉON. Y a-t-il beaucoup de troupes dans toute l'Italie ?

LITTA. Il y avait environ soixante mille hommes; mais une grande partie est déjà rentrée.

NAPOLÉON. Que fait mon grand chambellan?

LITTA. Il est affligé de votre perte.

NAPOLÉON. Bellegarde est-il aimé ?
LITTA. Nullement.

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NAPOLÉON. Comment se porte le duc de Modène? LITTA. Il cherche à se faire bien venir, mais ses peuples ne l'estiment pas, parce qu'étant déjà accoutumés au gouvernement de Votre Majesté, ils ne peuvent se faire à l'idée d'être si petits.

NAPOLÉON. Qu'est devenue ma garde?

LITTA.- Personne n'a voulu prendre du service chez les Autrichiens et une bonne partie est allée à Naples. NAPOLÉON. A Naples... Et les troupes italiennes sont-elles toutes rentrées d'Allemagne ?

LITTA.
NAPOLÉON.

chiens?

Non, Sire, pas toutes encore.

Qui a pris du service chez les Autri

LITTA. En troupes six mille hommes environ et trois généraux: Mazzuchetti, Bartoletti et Palombini. NAPOLÉON. Comment ? Comment Palombini a pris du service chez les Autrichiens?

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NAPOLÉON. Les Milanais sont-ils contents du nouveau système, et quel esprit y a-t-il en Italie?

LITTA. Le mécontentement est général. Le Milanais, le Piémont, les États de Gênes, de Modène, de Bologne, les légations, la Marche, le pays de Venise, partie de la Toscane et toute la Romagne, à l'exception de quelques prêtres et des hommes de soixante ans. tous sont pour Votre Majesté.

NAPOLÉON.

meté ?

Ètes-vous sûr qu'ils auront de la fer

LITTA. Sire, je suis un homme qui craint toujours, même dans les plus petites choses; mais dans cette circonstance je crois pouvoir dire qu'ils auront de la fermeté.

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NAPOLÉON. Ah! je voulais faire de si belles choses à Milan et en Italie; mais, dites-moi, êtes-vous arrivé seul ici?

LITTA. Sire, je suis seul de passage pour aller à Naples; mais je suis venu avec un jeune homme qui a servi dans les troupes de Votre Majesté et qui, pour avoir été à votre cour, est privé d'emploi.

NAPOLEON. Est-il Milanais?

LITTA. Non, Sire, il est Toscan.

NAPOLÉON. Pourquoi n'avez-vous pas pris du service? LITTA.

Parce que je ne puis m'assujettir à d'autre service que celui de Votre Majesté. Pour le moment je ne demande rien; je prie seulement Votre Majesté de m'accorder de l'avancement à la première occasion.

NAPOLÉON. Comment et quand pourrais-je le faire? (Napoléon prononce ces paroles avec un air tout à fait riant.)

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