Page images
PDF
EPUB

de Napoléon fut ce qui l'empêcha d'accepter l'intervention des fédérés? Lamarque méconnaît encore ici l'homme dont il parle; le ciel lui avait départi tous les moyens de remplir sa mission sur la terre l'épée du conquérant ne lui était pas plus familière que l'adresse du négociateur; il savait persuader tout aussi bien que combattre, se raidir contre une difficulté et la franchir d'un bond gigantesque, tout aussi bien que la tourner lentement et avec patience, pour atteindre le but dès qu'il lui paraissait glorieux (car il n'en eût jamais d'autres); il n'avait pas plus d'orgueil que de faiblesse, et, s'il l'avait cru utile, Napoléon se fût élancé au milieu des fédérés, et les faubourgs eussent retenti de son éloquence tribunitienne, tout aussi facilement pour lui que les camps retentissaient des phrases immortelles de ses bulletins, plus puissantes sur les hommes, et dès lors plus éloquentes que les harangues de Démosthènes et de Cicéron. Ce ne fut donc point par orgueil que Napoléon ne fit pas armer les fédérés, mais parce qu'il vit, dans cette effervescence des masses prolétaires, un obstacle de plus à la concorde, qui lui paraissait l'unique moyen de sauver la patrie. Et, en effet, l'armement des fédérés eût ouvert la lice sanglante de la guerre civile. Même en comptant sur la victoire, nous ne pouvions nous dissimuler qu'une victoire. acquise à ce prix pouvait entraîner Napoléon hors de la route monarchique où il voyait toujours le salut de la France.

Napoléon n'eut jamais la prétention stupide de créer les événements: s'en servir habilement fut tout son art, et s'il quitta les faisceaux, c'est qu'il crut la forme monarchique préférable pour les mœurs de la France

et pour l'Europe. S'il s'était trompé dans cette opinion, il eût seulement fait la même faute que les vainqueurs de 1830. Lafayette pouvait rétablir le consulat... pourquoi donc a-t-il préféré la monarchie?..... Certes, on ne dira pas que ce fut par orgueil, car ce grand citoyen ne sacrifia jamais à l'amour du pouvoir, et cette inébranlable abnégation, depuis Washington jusqu'à Napoléon, suffit, et au delà, pour couvrir du manteau de la gloire populaire toutes les erreurs d'application que pourrait offrir sa noble carrière. Lafayette en 1830, comme Napoléon aux Cent-Jours, préféra le sceptre aux faisceaux, parce qu'il crut le sceptre plus utile à l'intérêt public. Mais en soumettant son œuvre à la votation du peuple français (seul juge des révolutions. qui le regardent), l'empereur se conduisit en républicain... et Lafayette, en ne soumettant pas son œuvre à l'approbation du peuple, agit en usurpateur. Mais loin. de moi le désir de jeter la moindre ombre sur les intentions de l'ami de Washington! Je les honorai toujours, et, quelque funeste que m'ait paru souvent son influence, mon admiration pour son caractère n'en fut jamais altérée.

Encore une fausse manière de juger le héros.

Il s'agissait si peu pour lui de son intérêt personnel et de celui de sa famille, qu'il dicta d'abord son abdication sans parler de son fils, et sur l'observation pressante que nous lui fimes, Carnot et moi, de n'abdiquer au moins qu'en faveur de Napoléon II, afin d'écarter les Bourbons, il nous répondit : « Les Bour«bons!... eh bien! ceux-là, du moins, ne seront pas «sous la férule autrichienne. » Une telle pensée chez un tel homme n'a pas besoin de commentaires; il sou

riait de l'importance que nous attachions à ce qu'il nommât son fils. « Les ennemis sont là, disait-il, et «<les Bourbons avec eux; il faut repousser les premiers « ou subir les seconds unis, nous pourrions nous <«< sauver encore; divisés, vous n'avez plus de res<< sources que dans les Bourbons. Quant à moi, mon «sort ne regarde personne; je connais l'adversité. »>

Nous obtinmes cependant qu'il abdiquât pour son fils; mais il le fit sans partager notre illusion, et comme une chose à peu près indifférente. Il descendit du trône parce que les Chambres l'abandonnèrent; ce ne furent ni les intrigues de Fouché, ni les instances de Regnault, ni l'éloquence ou l'ambition de Lucien, avide du premier ministère, ni les conseils du prince Joseph, convoitant aussi la régence, qui déterminèrent Napoléon. Son unique motif fut son devoir; son âme ne fut entraînée que par une considération d'un ordre bien supérieur à toutes celles qu'on lui prête.

Il était près d'une heure lorsque Carnot, Davoust et Caulaincourt portèrent à l'Assemblée cet acte si désiré; le voici :

DÉCLARATION AU PEUPLE FRANÇAIS.

«Français en commençant la guerre pour soutenir «l'indépendance nationale, je comptais sur la réunion « de tous les efforts, de toutes les volontés, et sur le «< concours de toutes les autorités nationales; j'étais « fondé à en espérer le succès, et j'avais bravé toutes « les déclarations des puissances contre moi.

« Les circonstances me paraissent changées. Je m'offre en sacrifice à la haine des ennemis de la

«France. Puissent-ils être sincères dans leurs déclara<«<tions, et n'en avoir voulu réellement qu'à ma per<< sonne! Ma vie politique est terminée, et je proclame <«< mon fils, sous le titre de Napoléon II, empereur des . Français.

[ocr errors]

«Les ministres formeront provisoirement le conseil « du gouvernement. L'intérêt que je porte à mon fils « m'engage à inviter les Chambres à organiser sans « délai la régence par une loi.

<«< Unissez-vous tous pour le salut public et pour «rester une nation indépendante!

<< Le 22 juin.

«Signé NAPOLÉON. »

Voilà cette abdication, si avidement attendue par les Chambres représentatives: les événements ont mis à leur place les Chambres et l'empereur.

L'abdication me parut alors funeste, et j'employai tous mes faibles efforts à l'empêcher; je pensais, je dis alors tout ce que pensent et disent encore bien des Français elle me parut, à moi aussi, un acte de faiblesse.

Aujourd'hui qu'avec plus de calme, mes pensées ont mieux et longuement étudié l'homme et l'acte, j'ai bien changé d'opinion, et c'est ce qui me reste à développer ici.

La même parole peut embrasser des significations bien diverses, et l'application déplacée d'une idée que cette parole embrasse, égare bien souvent le jugement. des contemporains et de l'histoire. C'est ainsi que le mot de principe monarchique, appliqué à Napoléon, doit signifier toute autre chose que le même mot

appliqué à Ferdinand VII. Le premier avait des devoirs diamétralement opposés aux devoirs du second. Si l'on veut juger l'abdication de l'empereur avec le principe bourbonien du droit divin, cette abdication paraîtra une faiblesse, comme nous le pensions dans les CentJours; mais la conséquence sera inverse si ce même mot monarchique est appliqué à une idée différente. Or, le principe de la monarchie du droit divin repose sur la puissance absolue, inaliénable, imprescriptible du monarque, sur le droit exclusif de sa famille à l'hérédité de ce pouvoir. Il résulte de ce principe que le pouvoir doit être transmis par le père aux enfants; que celui qui le possède aujourd'hui ne peut pas, même en le voulant, en dépouiller ses héritiers; le fideicommis politique leur est confié pendant leur vie comme un dépôt qu'ils ne peuvent violer sans commettre la plus grande lâcheté. Leur droit leur impose le devoir de ne pas laisser périr ce dépôt sacré, et de le transmettre intact; l'accomplissement de ce devoir devient l'honneur de cette espèce de monarchie; aussi les législateurs l'ont-ils sagement rattachée au sanctuaire ; ils l'ont élevée au-dessus de la terre pour la soustraire aux vicissitudes de la terre, et le monarque s'est appelé l'oint du seigneur.

Un trône fondé sur cette base s'écroule-t-il par une de ces révolutions dont rien ne peut affranchir le monde? Le monarque abattu conserve son droit tout entier; il ne peut pas être dépouillé du grand sacerdoce; son titre lui appartient sous le chaume comme sur le trône; partout où il est, son sceptre est avec lui; dans l'exil, son front royal doit se relever encore avec plus de fierté que dans les jours de sa

« PreviousContinue »