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la Russie et les frontières, l'espace à parcourir par les vainqueurs était considérable, et avant que la coalition eût pu se reformer et s'entendre, il était en droit de compter trouver le temps de prendre de nouvelles dispositions. En 1815, il n'en était pas de même. L'ennemi était à quelques jours de la capitale. Sa place était donc au milieu de ses troupes, après la défaite. Son premier mouvement, il est vrai, fut de se rendre à Laon et d'y concentrer ses forces. Ce mouvement était le bon. De Laon, il eût pu abdiquer, tenir tête à l'envahisseur, devenir le premier général de la nation et par sa résistance même imposer au vainqueur des conditions avantageuses. En abandonnant tout, il manquait à son devoir de chef d'armée et de chef d'État. Son attitude à Paris le prouve bien. Il ne savait plus ce qu'il voulait. Il hésitait, et n'avait plus qu'une pensée, celle d'assurer sa retraite, celle des siens et les moyens pécuniaires de faire face aux besoins de l'avenir. Au lieu de se rendre directement de sa personne au sein des deux Chambres, d'exposer nettement la situation, c'est son frère, le prince romain, devenu français sans droit, qu'il envoie. Ce sont ses ministres qu'il charge d'expliquer l'état de choses. Tristes expédients d'un homme, accablé par l'affaissement moral et physique! La partie était perdue, et quelle partie! car à Waterloo, qu'on le sache bien, ce n'est pas la France seulement qui a sombré, ce sont les libertés de l'Europe entière qui se sont effondrées. Ce que la Constituante et la Convention avaient su tenter et faire, les rois coalisés devaient l'effacer d'un trait de plume. Partout la réaction allait s'affirmer avec une violence inouïe, et ces masses qui, de l'Elbe au Danube s'étaient levées pour la liberté, à l'appel des Stein, des Scharnhorst et des Arndt, allaient retomber plus que jamais sous le joug. Triste péroraison de l'effort généreux de la Convention, que le prince de Metternich allait résumer dans cette phrase: Il appartient aux souverains seuls d'accorder et de modi<< fier les institutions, en ne restant responsables de leurs << actes qu'envers Dieu. » Confusion terrible, qui, de peuples destinés à s'unir tôt ou tard par la communauté des intérêts et des besoins sociaux, a fait des adversaires implacables et inconscients entre les mains des habiles des classes diri

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geantes! Et la responsabilité de tant de maux; à qui incombe-t-elle? Au vaincu de Waterloo.

Malade, il eût dù renoncer à son entreprise. En tout état de cause, il eût dû se rendre un compte plus exact de l'état de l'Europe, ne pas écouter ses flatteurs et ne pas faire le jeu de ses adversaires. Eût-il persévéré, il devait préférer le rôle de Washington à celui de César Auguste.

Être le premier général d'une république ou le représentant de sa patrie auprès d'une puissance étrangère, en un mot, avoir entre ses mains l'honneur et la fortune d'un peuple libre, quel rêve grandiose pour un patriote!

Il vaut mieux, en effet, être le serviteur de tous, que le serviteur d'un seul, car c'est avec tous que l'on gagne les batailles et c'est avec le cœur qu'on fait aimer et respecter son pays.

« J'ai été vaincu » et « nous avons été vainqueurs » disait Turenne.

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«Le général Dugommier est digne de la confiance des républicains, écrit Robespierre jeune à son frère. Il sait inspirer l'amour de la liberté, réchauffer les âmes tièdes. Un jour qu'on lui demandait comment il faisait pour se faire aimer des soldats, il fit cette réponse qui te peindra << son âme : C'est que je les aime. »

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Dugommier avait raison. Mais, pour comprendre ce grand rôle de général d'une république, il faut aimer le peuple; à l'heure du danger, celui-ci sait rendre au centuple l'affection qu'on lui témoigne. Or, l'officier corse n'avait jamais aimé qu'une chose, lui.

CHAPITRE XII

LUCIEN BONAPARTE EN PRISON.

1815.

Lucien reçoit l'ordre de quitter la France.

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Il tente vainement de gagner

l'Angleterre pour se rendre de là en Amérique, où tous les membres de la famille Bonaparte ont l'intention de se réunir. Il cherche à rejoindre l empereur. — Il se decide à revenir en Italie. - Son arrestation à Bourgoing. Il est conduit à Turin où il est interné dans la citadelle, 12 juillet 1815. - Sa supplique au prince de Metternich. Son ode à Uranie. - Il est mis en liberté au mois de septembre et interné à Rome sous la surveillance des puissances et avec la garantie du pape. Il quitte Turin le 15 septembre. Le R. P. Maurice de Brescia ne Récit de ses aventures.

le rejoint qu'au mois de décembre.

Le jour même de l'installation du gouvernement provisoire, Lucien recevait l'ordre de sortir du territoire français. Il se trouvait alors sans argent. Il envoya aussitôt Châtillon chez l'empereur qui lui remit un acompte de 200,000 francs. Le soir, il reçut de la main à la main un nouveau don.

<< Tenez! cela vaudra ce que cela pourra... », lui dit l'empereur, en lui remettant pour deux millions de bons de rescriptions de forêts.

Ces bons, ajoute Lucien, furent annulés injustement par les Bourbons de la branche aînée; injustement,

puisqu'ils faisaient partie de la liste civile de l'empereur1.

A ce sujet, je n'ai de grâce à rendre à mon frère que pour sa tardive bonne volonté, dont il n'a pas cru devoir réparer l'inutilité dans son testament. Il le devait peutêtre, au moins en faveur de mes nombreux enfants.

1. Les assertions de Lucien ne concordent pas avec l'état ci-joint des valeurs remises à l'empereur, le 21 juin 1815.

DÉTAIL DES VALEURS.

EN OR
et
ARGENT

OBLIGATIONS

et

EFFETS

1.000 actions de la Banque de France.
8 actions du canal du Midi...
180 actions des canaux du Lan-
guedoc et d'Orléans...

Actions des salines de l'État.
Une inscription sur le Grand-Livre|
de 15.150 franes..

Traites sur les acquéreurs de coupes
de bois..

Délégation sur le prix des bois, dont!
la vente a été ordonnée par la loi
du 23 septembre 1814...
Produit net des traites, coupes del
bois au 15 octobre 1815,escomptées
par la Banque...
En or....

Divers bons de l'empereur acquittés.
Au prince Lucien, suivant décision
de l'empereur de ce jour.
Au prince Eugène, en délégation sur
le département de la Marne..
A la princesse Hortense, en déléga-

tion.

A la même, en délégation sur le département de la Meuse.

1.260.000 380.000

1.800.000 388.076.98

242.400

710.831.56

27.81 8.680.594.45

675.421.75|

3.287.000

56.900

150.000

331.385.29

828.997.61

324.621

Total..

1.172.319.55 14.957.901.89

Lucien partit pour Boulogne avec M. de Châtillon dont il devint le secrétaire. Son intention était de se rendre en Angleterre et de là en Amérique, où tous les membres de la famille avaient le projet de se réunir.

Le 26 juin, en effet, il écrivait du château de Neuilly où il s'était retiré, à sa sœur Pauline :

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« Tu auras su le nouveau malheur de l'empereur, qui vient d'abdiquer en faveur de son fils. Il va partir « pour les États-Unis d'Amérique, où nous le rejoindrons tous. Il est plein de courage et de calme. Je « tâcherai de rejoindre ma famille à Rome, afin de la «conduire en Amérique. Si ta santé le permet, nous « nous y reverrons. Adieu, ma chère sœur. Maman. « Jérôme et moi, nous t'embrassons bien. »>

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Le surlendemain, le cardinal Fesch écrivait à son tour à sa nièce :

«Lucien est parti avant-hier pour Londres, afin « d'avoir les passeports pour le reste de la famille.

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<< Joseph attendra ses passeports, Jérôme également. Lucien a laissé ici sa seconde fille qui venait d'arriver « d'Angleterre. Elle repartira dans deux jours. Je pré<< vois que les États-Unis seront le terme de nos courses. « Je pense que vous devez rester en Italie; mais sou« venez-vous que le caractère est un des dons les plus <«<estimables du créateur dont il ait enrichi votre famille. « Force donc et courage pour l'imiter et vous mettre << au-dessus des malheurs; rien ne doit vous coûter « pour vous mettre dans la plus grande économie. A <«<l'heure qu'il est, nous sommes tous pauvres.

«Votre mère et vos frères vous embrassent, et moi

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