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Il s'agissait de décider le pape à se rendre en France pour y sacrer le nouveau César. Dans cette comédie diplomatique, madame Lætitia jouait le rôle de mère noble, le cardinal Fesch celui de confident. « Sa Majesté Impériale, écrit ce dernier à « Consalvi, m'a chargé de vous exprimer combien elle « était satisfaite du progrès des démarches que vous avez « faites pour décider Sa Sainteté à venir en France. Vous « n'aviez eu d'abord qu'à traiter cette affaire d'une manière «confidentielle. Il convenait que l'initiative des démarches « officielles ne vint pas de la France, afin de ne pas laisser « de trace écrite des propositions faites au Saint-Siège, en «< cas qu'elles ne réussissent pas... >>

Pour Pauline, elle avait choisi l'emploi des grandes coquettes. Tenir table ouverte, accueillir le mieux possible les prélats de longue et courte robe, exciter l'admiration égrillarde de ces fins connaisseurs, en livrant les perfections de son corps au ciseau du grand sculpteur vénitien, constituaient des occupations fort à la convenance de l'amante du beau Fréron. Aussi elle y obtint tout le succès désirable.

Sur ces entrefaites, Lucien et sa famille arrivèrent à Rome; ils s'installèrent au palais Lancellotti.

Quoi qu'il en voulût prétendre, Lucien se trouvait alors assez désorienté. Le sénatus-consulte du 18 mai, en déclarant la dignité impériale héréditaire de màle en måle par ordre de primogéniture, à l'exclusion de Lucien et de Jérôme, avait été un coup sensible pour sa vanité. Malgré lui, il laisse entrevoir dans ses notes ce sentiment de dépit.

Ma mère, dit-il, ent à la nouvelle de l'événement un violent accès de colère suivi, naturellement, de l'attaque de nerfs de rigueur...

« Le cardinal Fesch, bien qu'au fond il fût par esprit de famille chagrin de ce que ma mère appelait l'exhérédation de ses deux fils, Lucien et Jérôme, se contenta de me dire, en me serrant affectueusement la main, que cet article du sénatus-consulte assombrissait beaucoup

pour lui l'élévation à l'empire du premier consul, mais qu'il espérait que tout s'arrangerait.

<< Grand merci! lui dis-je, mais moi je n'espère rien, « parce que je ne désire rien, et faites comme moi, << mon cher oncle. »

« Ah! me dit le pape, ce trait d'ingratitude de votre « grand frère, s'il n'est pas bientôt réparé, obscurcira <«< sa gloire dans la postérité et diminuera beaucoup à <«<l'avance mon admiration pour ses grandes actions. >>

Ces doléances étaient-elles sincères de part et d'autre. Mieux que tout autre, Lucien savait à quoi s'en tenir. En agissant comme il l'avait fait, il avait obéi à des sentiments de diverse nature, la crainte, l'égoïsme, la politique et la vanité; la crainte et l'égoïsme, car il croyait à une catastrophe prochaine et tenait à mettre le plus rapidement possible à l'abri sa personne et sa fortune; la politique et la vanité, car, derrière la chute qu'il prévoyait, il admettait une seule solution, toute en sa faveur naturellement.

Mais il est quelque chose au-dessus de toutes les habiletés, ce sont les événements et les causes multiples qui les déterminent.

Or Lucien n'était pas homme à soupçonner même les lois des sociétés, ni de taille surtout à lutter contre son grand frère. Il devait rester ce qu'il était, confiné dans son rôle d'opposition mesquine et toute de sous-entendus.

Les sentiments qu'il prête à sa mère en sont un témoignage frappant.

«Notre mère, écrit-il, à cette époque, est préoccupée « de tous les changements qui se préparent. Elle croit <«< que le premier consul a tort de vouloir porter la cou<< ronne de Louis XVI. Elle fait de mauvais rêves qu'elle «ne confie qu'à moi. Elle craint tout simplement que << quelques fanatiques républicains n'assassinent l'empe

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« reur. Elle pense que la République a plus d'amis que << Napoléon n'a l'air de s'y attendre. Dirai-je que moi << aussi je pensais que surtout notre vaillante armée « s'accommoderait peu de ce changement. L'événement << devait me prouver jusqu'à l'évidence que j'étais bien « peu expérimenté dans mes jugements, malgré ma << réputation d'homme politique... Ce que j'avais « reconnu de courtisanesque parmi les généraux, for<<mant la cour militaire de mon frère sous le titre de «ses aides de camp, aurait dû me mettre en garde. »>

A Rome, la vie de madame Lætitia Bonaparte était assez retirée. A part ses visites au pape, au sculpteur Canova, et ses dévotions, elle restait confinée dans le palais que Fesch avait fait mettre à sa disposition.

Les peu nombreux amis de ma mère ont quitté Paris à regret, excepté mademoiselle Clary qui, outre son entier dévouement à l'amitié, a l'espoir que ce grand voyage fera du bien à sa santé. Les autres craignent que le consul, devenu empereur, ne veuille pas former à sa mère apanage et maison d'honneur pour la punir de m'avoir rejoint dans mon exil. M. l'avocat Gayeux me paraît le plus pénétré de cette crainte. Il est vrai que ce n'est point sa faute si je trouve qu'il me regarde toujours de travers comme un obstacle à son ambition, vu l'inclinaison de la prunelle de son œil droit aux dernières limites de son nez et la tendance encore plus déterminée de son œil gauche vers son oreille idem. En somme, la laideur de cet avocat provençal est telle que j'en ai peu connu d'aussi remarquable, et que j'engage sérieusement ma femme à ne pas le regarder. Camille Borghèse en prescrit autant à

Pauline dans la supposition qu'elle aussi puisse être enceinte. Du reste, comme l'avocat Gayeux ne se doute pas de pouvoir être l'épouvantail de tous les maris des femmes grosses de la future cour impériale, il ne dissimule pas que la place de chevalier d'honneur d'une impératrice mère peut être bonne, se cumuler en sa faveur avec celles de secrétaire des commandements.

Mademoiselle d'Andelard, en sa qualité d'ancienne chanoinesse de je ne sais plus quel chapitre et, comme je l'ai dit, simple dame de compagnie, ne doute pas grâce à ce titre d'ancienne chanoinesse d'être du vrai bois dont on fait faire une dame d'honneur et sourit avec indulgence aux prétentions de Gayeux qui, suivant elle. n'est point assez grand seigneur pour les voir se réaliser.

Le docteur Backer, savant et même renommé praticien (il a écrit aussi un traité estimé sur l'hydropisie), ayant guéri ma mère des premiers symptômes de cette maladie, se voit déjà nommé premier médecin de l'empereur au lieu de Corvisart qui, malgré sa science et même sa pratique que lui, Backer, ne dénigre point, ne peut plus être, vu son âge, que médecin en second lieu, et, si l'on veut, en survivance. Le cher docteur ne manque pas comme on voit de bonne opinion sur son propre compte et comme l'économie pour la fourmi qui n'est pas prêteuse, ce ridicule amour-propre est son moindre défaut. Rien de plus acerbe, de moins serviable. de plus orgueilleux et surtout de plus gourmand que ce vieux prêtre d'Esculape. En fait de vanité et pour correspondre au titre de premier médecin de l'empereur, il se voit déjà logé aux Tuileries et décoré de la croix de la Légion d'honneur, au moins de commandeur. Quant à sa gourmandise, je ris encore au souvenir déjà

si lointain de moi de toutes les preuves drolatiques qu'il nous en donna avec une candeur qui finissait par lui assurer l'indulgence des rieurs. Jamais vieillesse. et science n'apparurent sous des traits aussi peu vénérables. >>

A l'automne tous les Bonaparte avaient quitté Rome. Madame Lætitia et sa suite étaient venues s'installer à Paris dans l'hôtel de Lucien 1. Pauline et son mari habitaient le palais des Tuileries.

Tous avaient ordre de revenir en France, pour assister au sacre du nouveau César.

Seul, Lucien restait à l'écart. Aussi, afin d'échapper à des explications pénibles pour son amour-propre et de faire croire à un rôle qu'il n'avait pas, il se retira momentanément à Milan 2. Il y avait d'ailleurs une arrière-pensée dans cette démarche. Lucien était fort au courant des menaces de la coalition alors en voie de formation. D'autre part, il connaissait les projets de son frère et les menées dont il était l'objet. Il voulait donc être prêt à tout événement et se réserver dans la république italienne un morceau à sa convenance, digne des talents qu'il se supposait. Tout au moins, espérait-il pouvoir être en mesure de forcer son frère à compter avec lui. Mais celui-ci le connaissait trop pour se laisser prendre à ce double jeu. Il cherchait des esclaves et non des égaux. Il coupa court aux velléités ambitieuses de Lucien. Le 26 mai, le nouvel empereur était à Milan. Il s'y faisait couronner et donnait le titre de vice-roi à Eugène Beauharnais 3. Le 4 juin, il réunissait la Ligurie à l'Empire.

1. L'hôtel de Brienne. Lucien l'avait acheté 300,000 francs. Il le céda en 1804 à sa mère pour 900,000.

2. Le cardinal Fesch à l'empereur (29 brumaire an XIII). «... Lucien craignant d'être renfermé dans l'État romain est parti de suite pour la République italienne, et ma sœur a quitté «Rome le 14 novembre pour se rendre à Paris, où elle occupera « l'hôtel de Lucien... » (Mss. A. E.)

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3. Note de madame Jouberthon.

« C'est la couronne du

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