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ÉTABLISSEMENT DU GOUVERNEMENT IMPÉRIAL.

X-XII. (1802–1804.)

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BONAPARTE justifia le 18 brumaire par quatre années de mer

veilles. Un concert inouï de toutes les volontés et de tous les dévouemens avait encore ajouté à la puissance de son génie c'est que l'ombre de la République protégeait le consulat.

Mais cette ombre même va disparaître, et les Français, qui se sont endormis souverains, se réveilleront sujets. Ce n'est plus le peuple-roi qui imposera au monde; un puissant empire s'élève, dont tous les citoyens se perdent dans la personne de leur chef. La France, l'Europe, Bonaparte lui-même, rentrent dans les sentiers vulgaires. En quittant la couronne civique Napoléon descend au diadême, et se fait ainsi des égaux; il n'est plus qu'un grand roi. La France

reprend un maître, et dès lors elle cesse d'être héroïque par sentiment national; elle ne l'est plus que par fierté et soumission. L'armée ne reconnaît plus qu'un chef suprême, dispensateur unique des récompenses, et dont un seul regard enfante des prodiges qui naguère n'étaient dus qu'à l'amour de la patrie. L'Europe, à qui la France avait promis la liberté, se verra contrainte par elle à relever ou à édifier des trônes, et les rois, alors même qu'ils succomberont, n'auront plus à rougir devant les peuples, redevenus instrumens et victimes; ils ne se croiront vaincus que par un monarque leur égal et responsables que devant Dieu. La noblesse et les priviléges, les honneurs et la vénalité, le fanatisme même, toutes ces hydres que la révolution avait si justement terrassées, renaîtront, dégagées d'abord de leurs traits horribles, et comprimées par le bras de Napoléon; mais, quelque frein qu'il leur oppose, il expiera l'inconcevable erreur de les avoir cru nécessaires à la soumission du peuple, à l'éclat et à l'affermissement de son pouvoir; elles se développeront à l'abri de cette faiblesse qui le portera à imiter les monarques dont la seule grandeur est dans un fastueux entourage; et quarante complots tramés contre sa personne auront révélé leur infernale activité avant qu'il puisse reconnaître qu'il a semé des fléaux.

Cependant ce n'est pas la contre-révolution qui s'opère ; elle aurait dévoré son auteur: ce n'est pas non plus la révolution qui présente une nouvelle phase; elle est arrêtée dans son cours. C'est le repos du peuple pendant le passage d'un grand homme, signalant sa marche par des maux cachés sous de plus grands bienfaits. Enfin, l'époque qui s'annonce, unique dans les annales du monde, réclame un historien dont on n'a pas encore vu le modèle: l'apologiste sera flatteur; la mauvaise foi dénigrera; l'amant exclusif de la liberté se montrera trop sévère; l'homme impartial paraîtra froid; il est interdit à l'esclave de souiller jamais de sa plume le récit d'un météore qu'il n'aurait osé regarder, et qui pour lui sera toujours un mystère; quant au philosophe, il se bornera à méditer sur des événemens qui manquaient à la connaissance. du cœur humain, et il achevera son étude.

Enchaînée par la reconnaissance et par l'admiration, la masse du peuple se soumettra sans murmure à la brillante nullité que lui impose le nouvel ordre de choses. L'immense gloire qu'elle s'est acquise et qui lui est conservée, la gloire que répand sur elle le héros son idole, la protection constante qu'il accorde à ses travaux, les garanties dont il entoure la propriété et les droits civils, le maintien de cette égalité précieuse conquête de 89, la prospérité de l'Etat et sa prépondérance en Europe, tout enfin la dédommage de la perte de ses libertés et des sacrifices en tout genre qui lui sont encore demandés. Les fréquens appels des jeunes Français sous les drapeaux exaltent la tendresse des mères ; mais un seul ruban de l'honneur sèche les pleurs de vingt familles; et, chez le peuple le plus sensible à toutes les célébrités, Bonaparte donne des appâts aux malheurs mêmes de la guerre, en même temps qu'il· associe à son immortalité les œuvres de l'intelligence : ainsi le guerrier victorieux jalouse encore une blessure qui atteste sa valeur et les dangers qu'il a courus; le poète et l'artiste trouvent dans la vie du héros leurs plus heureuses inspirations; tous appellent, épient ses regards, qui tour à tour récompensent ou illustrent. Les citoyens paient de nombreuses contributions; mais les villes s'embellissent, des ponts s'élèvent, les marais se dessèchent, des canaux s'ouvrent, de nouvelles routes rapprochent les cités, et le commerce, en fatiguant l'industrie, porte la vie dans tous les ateliers. Heureux et fiers, les Français se complaisent dans leur éloignement des affaires publiques. La faculté de publier ses opinions leur sera totalement ravie, et ils ne sembleront pas s'en apercevoir; ils n'auront en politique d'autre sentiment que celui que permettra l'homme en qui ils se sont confiés. Une police vigoureuse surveillera les grands et les gens en place; elle frappera surtout les agens de la contre-révolution; et cette police paraîtra au peuple être un bienfait; il ne l'accusera même pas lorsqu'elle atteindra des républicains inflexibles: il est sourd à la voix de la sédition comme aux cris de la liberté; il hait le trouble, et chérit son illusion.

Mais une classe nombreuse d'individus déshonorera en même temps la noble résignation du peuple et le despotisme tuté

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laire de Bonaparte; par elle, s'il eût été possible, cette résígnation serait devenue un esclavage, et ce despotisme une tyrannie. Il nous faut encore parler de ces prétendus hommes d'état dont nous avons déjà esquissé la marche cauteleuse et perfide (1). Dévoués par calcul, et rebelles par lâcheté, ils ne savent pas se soumettre; ils s'humilient; et lorsqu'on les voit s'opposer, c'est qu'ils ont déjà trahi. Ces hommes s'empareront du trône de Napoléon comme ils avaient auparavant embrassé la statue de la liberté : ils le briseront aussi. Patriciens nouveaux, ils avaient également frappé Cicéron et Catilina; ils sacrifieront César. Glissés dans les premiers corps de l'État, en possession des emplois, des honneurs et des richesses, ils s'éleveront insolens devant le peuple, et descendront devant leur maître jusques à la bassesse. Organes infidèles, ils lui présenteront l'amour des Français comme l'expression de l'humilité, et leur dévouement comme un gage obligé de sujétion. Quant aux protestations de leur propre fidélité, ils franchiront toutes les bornes de la raison et de la vérité on pourra croire qu'ils se sont attachés à surpasser tout ce que le style de cour avait jamais offert d'épithètes adulatrices, de locutions viles, d'inspirations hypocrites et de métaphores burlesques : ils auraient flétri la langue si elle n'eût été fixée.

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Ces superbes valets de Napoléon ont dit qu'il méprisait les hommes reproche insidieux de leur vanité blessée. Celui qui sut respecter le malheur, honorer le courage et toutes les vertus; celui qui voulut orner la terre des ouvrages de l'intelligence; enfin celui-là aimait ses semblables qui s'attachait à les rendre plus fiers de leur condition; mais il méprisait ceux qui ravalaient la dignité de l'homme, et ce sont ces êtres dégradés qui ont essayé de faire participer toute l'humanité au juste dédain qu'eux seuls avaient encouru. Napoléon les connaissait bien, et il les laissa néanmoins s'approcher de sa personne; c'est que dans l'absence de toute intrigue politique,

(1) Voy. tome XVI, page x. Voy. aussi leur conduite à l'époque du 18 brumaire.

et exclus de tout partage dans la popularité, qu'ils ont tant de fois surprise sans la mériter jamais, ces hommes se seraient montrés ses plus dangereux antagonistes: il acheta leur soumission. Voilà sa première faute et ses premiers ennemis. Que si l'on objecte qu'il s'entoura de grands talens, certes il n'en faut pas conclure en faveur de cette classe d'individus ; en se confiant aux patriotes il eût trouvé des talens au moins égaux, et qui surtout auraient été associés à des vertus.

Mais ils lui disaient ces conseillers perfides, et trop souvent son âme obsédée s'est ouverte à leurs impostures, ils lui disaient :- Fuyez les républicains; dans chacun d'eux voyez un Brutus. Il faut fermer sans retour la place publique aux Gracques. Ecoutez-nous seuls comme les vrais interprètes de l'opinion. Avant vous rien n'était ; tout est à vous et par vous. Régnez. Les Français ne sont pas faits pour un gouvernement libre; l'unique idée de la patrie ne suffit pas à leur affection civique: il leur faut un maître. Vous êtes l'homme du destin ; qu'ils admirent et obéissent. Leur respect pour les noms historiques rend indispensable une aristocratie illustre... Nous vous ferons un rempart de nos corps. Ainsi les pre

mières années de la révolution, si fécondes en actes sublimes, n'avaient vu que des démagogues et des anarchistes; les conquêtes de la liberté et ses prodiges, le désintéressement et les sacrifices héroïques des plus pauvres citoyens, les triomphes divers que la Képublique avait obtenus, enfin le siècle de gloire qui s'était écoulé depuis 89 jusqu'à l'an 8 n'offrait plus, selon ces hommes, qu'une série d'égaremens et de malheurs; ils n'admiraient dans nos annales révolutionnaires que les campagnes d'Italie et d'Égypte, le coup d'état de SaintCloud, et le trône impérial... Plus tard ils déploreront quinze années d'usurpation. Ah! que parfois Bonaparte savait mieux reconnaître la force de l'opinion et de la dignité nationale! Sans rien craindre pour sa propre gloire, il laissera à la France sa gloire républicaine, et lorsqu'abattu par la trahison on lui offrira son salut en échange des conquêtes de la liberté, il répondra avec magnanimité que ces conquétes nè lui appartiennent point, et qu'il ne peut en disposer.

En effet, Bonaparte trouva la France dotée de tous les genres

XVIII.

I

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