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pas le riche de jouir des avantages que son aisance lui procure; et si la loi ne lui en laisse pas les moyens, il les trouvera dans la corruption. Il est évident que c'est pour le pauvre que l'impôt est onéreux; mais on ne peut pas niveler les fortunes, car il n'y aurait plus que des pauvres, et il faut que tout impôt soit général pour fournir le produit nécessaire.

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Remarquons cependant que la loi n'autorise aucune classe de citoyens à se croire exempte de l'obligation imposée à tous : ce serait en prononçant des exemptions, en les transformant en principes, qu'elle cesserait d'être juste (1). On reconnaît qu'elles sont quelquefois nécessaires; et sans doute il est à désirer que l'expérience nous apprenne à perfectionner cette partie de notre législation.

» Le philosophe gémit de l'inégale répartition des avantages de la société; quelquefois il croit en apercevoir la compensation dans les bienfaits de la nature, particulièrement réservés à ceux que ne favorise pas la fortune: mais quelques politiques s'élèvent avec force contre la loi de l'enrôlement forcé; ils l'attaquent dans son principe; ils la déclarent injuste pour les citoyens, et dangereuse pour l'Etat.

»Je vais ici m'élever à des considérations plus générales; j'entreprends de démontrer les avantages de cette conscription, et de dissiper les craintes qu'elle inspire.

Du recrutement volontaire et de l'enrólement forcé.

» Les adversaires du système de l'enrôlement forcé ont quelquefois abusé des mots; ils ont opposé à ce nom celui de l'enrôlement volontaire, et il ne leur a pas été difficile de démontrer que l'enrôlement forcé était une atteinte à la liberté civile; qu'il compromettait l'autorité du législateur, dégradait l'état militaire, et que les soldats entraînés par l'amour de la gloire étaient préférables à des recrues arrachés par la force du sein de leurs foyers.

»Telles furent les exagérations où s'égarèrent la plupart des orateurs de l'Assemblée constituante.

» Les meilleurs soldats, cela est incontestable, sont ceux

(1) « Nul ne doit exposer ses jours ni pour un prêtre, ni pour un » magistrat, ni pour un père de famille à la fleur de son âge, ni pour » l'homme de commerce ou d'industrie, ni pour un homme enfin en » état de se défendre par lui-même. C'est assez, pour celui qui met quelque prix à sa liberté et à sa vie, de prêter son service aux vieil»lards, aux femmes et aux enfans; il ne peut l'étendre davantage. » (Discours de Liancourt, séance du 15 décembre 1789.)

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XVIII.

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que fait armer non pas l'ardeur de la gloire, mais l'amour de la patrie. Notre nation, plus qu'aucune autre peut-être, est susceptible de ce noble enthousiasme, et elle en a donné récemment une preuve qui a dépassé toutes les espérances. Mais le zèle, l'enthousiasme ne durent qu'un moment, et c'est par des efforts soutenus qu'un Etat conserve sa vigueur politique; lorsque le temps de l'enthousiasme est passé on n'a plus des volontaires, mais des mercenaires, et ce problème se réduit à savoir si des soldats achetés valent mieux que des soldats appelés par la loi.

» Les véritables termes de cette question se réduisent donc à ceux-ci : l'Etat doit-il demander aux citoyens, pour le recrutement de l'armée, une contribution pécuniaire ou une contribution personnelle ?

» D'abord toute contribution est nécessairement une charge onéreuse; il ne faut pas se faire illusion à cet égard.

>> Le recrutement volontaire, qui doit s'effectuer par le moyen de la contribution pécuniaire, est par sa nature une opération lente, et dont les résultats sont incertains. Il faut avant tout que la contribution pécuniaire soit perçue; il faut que tous les moyens d'exécution soient préparés; le succès de ces moyens tient à l'intelligence d'une multitude d'agens subalternes dont l'entretien est une charge de plus pour l'Etat; les moyens employés par ces agens sont quelquefois plus odieux que la séduction même, et, quelque activité qu'on puisse en attendre, le recrutement ne s'opère que partiellement; le dépositaire de la force publique ne peut jamais compter sur un renfort déterminé, et dans le moment où le danger exige des secours plus considérables l'ardeur des recrues se ralentit : de sorte que les résultats de cette mesure sont en raison inverse de son objet; elle ne fournit pas une ressource assurée pour élever rapidement une armée au pied de guerre.

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Quelle est ensuite l'espèce d'hommes que ces enrôlemens volontaires procurent ? Le superflu de la population des villes; l'expérience l'a démontré : les villes fournissaient autrefois les deux tiers des recrues de l'année, et de ces deux tiers la capitale seule en fournissait ordinairement un (1).

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Quel était le résultat de cette espèce de recrutement ? Une désertion effrayante, et, ce qui est bien plus dangereux encore, l'habitude de la désertion à l'étranger. On n'évaluait pas

(1) « La ville de Paris, suivant Despommelles, fournissait, année commune, six mille trois cent trente-neuf recrues, dont mille sept cents à peu près natifs de Paris. >>

à moins de trois mille hommes par an les pertes que cette désertion faisait éprouver à la population de la France (1).

» Défendons-nous de toute exagération. Il ne faut pas s'interdire absolument les engagemens volontaires; il ne serait pas juste de ne voir dans ceux qui sont portés à les contracter que des hommes prêts à vendre leur vie à tous les partis ; il faut se rappeler qu'il y a toujours dans la masse d'une grande population des hommes dénués, par leurs habitudes, des moyens ordinaires d'existence, et dont l'existence serait même dangereuse si le législateur ne leur offrait un asile et un moyen de payer leur dette à l'Etat.

"C'est le chef-d'œuvre de la politique de transformer en citoyens utiles les oisifs à charge à la société.

» Mais ces hommes ont souvent altéré par des vices leur constitution physique; ils ne sont point endurcis aux travaux pénibles, accoutumés à la sobriété ; et s'il fallait démontrer à la raison qu'ils résistent moins aux fatigues que les habitans des campagnes, on en trouverait la preuve dans cette guerre terrible que nous venons de terminer.

» Autrefois la prévoyance de l'administration évaluait d'avance le nombre des malades au sixième de l'armée. Cette proportion se trouva juste en 1792, avant que nos troupes fussent recrutées en grande partie de paysans; mais après ce recrutement immense, auquel nos campagnes contribuèrent si puissamment, le nombre des malades ne fut plus, avec la force des troupes, que dans la proportion d'un quinzième ou d'un treizième (2), c'est à dire qu'on en vit la moitié moins.

(1)« Rapport de Bouthillier à l'Assemblée constituante, séance du 19 novembre 1789.

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(2) << Au mois de décembre 1792 la force de l'armée était de cent » soixante mille deux cent trente hommes; le nombre des malades » d'environ vingt-cinq mille hommes, c'est à dire un peu moins du » sixième. Au mois de vendémiaire an 3 la force était de un million >> cent soixante-neuf mille cent quarante-quatre; le nombre des >> malades de soixante-dix mille, c'est à dire moins d'un seizième.

» Au mois de vendémiaire an 4 la force était de sept cent cinquante» sept mille soixante-deux hommes; le nombre des malades était de » cinquante mille, par conséquent dans la proportion d'un quinzième. » Au mois de brumaire an 4 la force était de sept cent cinquante» huit mille deux cent vingt-neuf hommes; le nombre des malades de >> quarante-huit mille sept cent soixante-quatre, ce qui revient à un » peu moins du quinzième, mais non compris les hôpitaux civils. » Actuellement (nivose an 5) la force est de cinq cent trente et un » mille cinquante-six hommes, et le nombre des malades de quarante » et un mille sept, ou environ un treizième.» (Premier compte rendu du ministre de la guerre Petiet. )

» Il faut cependant remarquer, pour bien apprécier ces faits, que

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» Il est donc constant que l'enrôlement volontaire ne rem→ plit pas les deux conditions que nous avons exigées pour reconnaître un bon système de recrutement.

>> On a objecté que dans le système de la contribution personnelle il serait toujours indispensable d'admettre la faculté du remplacement, et qu'alors ce remplacement deviendrait pour les citoyens une charge plus onéreuse que la contribution pécuniaire si elle était générale.

» En effet, si le gouvernement était chargé de la levée à prix d'argent, il fixerait ce prix ; il n'aurait point de concurrens; il pourrait prendre des mesures économiques pour les dépôts de recrues et leur conduite jusqu'aux drapeaux. Au contraire, si les citoyens appelés au service militaire payaient eux-mêmes le recrue destiné à les remplacer, la concurrence ferait hausser le prix des engagemens.

» L'artiste, le cultivateur ne pourraient atteindre le prix mis au remplacement par la mollesse du riche oisif, dont les affaires ne sont trop souvent que des plaisirs ; et il est évident que cette obligation deviendrait une charge bien plus onéreuse que l'impôt régulier que le législateur répartirait dans une sage proportion, et confierait au pouvoir exécutif, pour subvenir aux frais du recrutement.

» Mais remarquons ici que les auteurs de cette objection font une pétition de principe. Ils disent que le prix des hommes haussera, parce qu'ils supposent qu'on ne fera qu'acheter des recrues; mais c'est ce que l'Etat a grand intérêt d'empêcher. Dans nos mœurs actuelles il est indispensable d'admettre à certains égards la faculté du remplacement; mais le défaut de moyens pécuniaires, l'ardeur naturelle à la jeunesse empêcheront que l'usage en soit général. Nous verrons nos armées se recruter d'hommes robustes, ayant un domicile, une famille, des mœurs, et il ne nous restera plus qu'à former le vœu de voir se répandre dans toute la République cet esprit patriotique qui existait autrefois en Suisse et dans quelques unes de nos provinces, où un homme du peuple ne pouvait guère espérer d'obtenir la main d'une femme avant d'avoir servi l'Etat, et s'il n'avait un sabre à suspendre sur le chevet du lit nuptial.

>> Ici des politiques méfians manifesteront peut-être d'autres craintes. Il ne faut pas répandre, diront-ils, cet esprit militaire; il est dangereux pour la liberté.

» Je ne répondrai pas, avec un orateur de l'Assemblée cons

par le mot armée on entend toutes les troupes, et que plus l'armée est considérable, plus la proportion des malades doit diminuer, parce qu'il y a beaucoup de corps qui ne font pas une guerre active. »

tituante (1), « que la conscription militaire favorise le despo»tisme chez quelques peuples, parce qu'elle y est une loi du despote, mais qu'elle devient la sauvegarde de la liberté lorsqu'elle est ordonnée par la nation. >>

Je me permettrai de dire, en respectant l'opinion d'un homme qui a donné de grandes preuves de dévouement à la République, que la conscription fait nécessairement perdre de sa popularité à celui qui l'ordonne, et augmente inévitablement la force de celui à qui on confie le droit d'en disposer.

» Il serait illusoire de chercher à éviter ce double inconvénient; il dérive de la nature des choses.

» Mais est-il vrai que la conscription, en propageant l'esprit militaire, soit dangereuse pour la liberté ? Quoi! dit-on, pour former des hommes libres vous les élevez dans les camps, où l'on ne contracte que l'habitude de l'obéissance, ou l'habitude plus dangereuse encore de l'autorité! vous voulez leur faire aimer la liberté, et vous commencez par leur en imposer le sacrifice!

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>> Oui ; mais ce sacrifice est momentané, mais il est imposé à tous les citoyens; et si l'on consulte l'histoire, où trouverat-on des nations plus libres que ces nations guerrières dont tous les hommes étaient soldats? L'esprit militaire est dangereux lorsqu'il s'accoutume à regarder les hommes comine de vils instrumens de sa fortune, à enfreindre les lois, dominer par la force; mais qui ne sent que ces moyens d'oppression doivent diminuer précisément chez le peuple où la profession militaire a été la profession de tous? Quelle arrogance pourraient se permettre des soldats devant ceux qui auraient été leurs chefs ou leurs modèles? Quelle résistance un oppresseur ne devrait-il pas attendre d'une nation accoutumée aux armes ? Quelle noble opinion les citoyens ne conçoivent-ils pas d'eux-mêmes lorsqu'ils ont concouru à la défense de l'Etat? Pour avoir un juste sentiment de ses droits il faut avoir rendu quelques services. Ce sera donner ce sentiment à tous les Français que de leur dire que l'état de défenseur de la patrie est une condition nécessaire de l'existence; alors se taira la vanité que donnent les services vulgaires. Après avoir vu un soldat dans un citoyen, on s'accoutumera à demander quels sont ses autres droits à l'estime publique, et l'on n'imitera pas ces nations du nord chez lesquelles tous les états de la société sont gradués sur l'échelle des fonctions militaires. L'égalité des droits naîtra de celle des obligations, et une considération particulière sera promise aux vertus qui

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