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blesse luttait cependant encore avec avantage contre lui, en lui opposant ses priviléges et la possession où elle était de presque toutes les grandes places. Les hommes éclairés des deux ordres n'approuvaient point ce partage inégal des pouvoirs publics entre les enfans d'une patrie commune; des écrits pleins de force et de raison répandaient depuis un demi-siècle des flots de lumière sur les droits essentiels et inaliénables de l'espèce humaine; l'agriculture réclamait contre des impôts onéreux qu'elle ne payait point à l'État; le commerce et l'industrie sollicitaient la suppression des entraves qui gênaient leur course. A cette préparation de tous les esprits se joignit la révolution de l'Amérique anglaise, qui les échauffa de son noble exemple. Les hommes les plus distingués, des hommes de tous les rangs prirent une part active dans la querelle de deux grands peuples: elle tourna au profit de la liberté. La France ne tarda pas à l'invoquer pour elle-même; un cri unanime la proclama en 1789. Mais l'enthousiasme de l'union des volontés ne dura qu'un moment; les résistances intérieures se manifestèrent de toutes parts. L'Europe se ligua en faveur de la minorité; une guerre cruelle ensanglanta les quatre parties du monde. Ce n'est qu'après douze ans d'effroyables maux, mais dans la cause la plus sainte et la plus juste, que l'ascendant de la République a vaincu; que, guidée par un de ces hommes rares sans lesquels les révolutions ne s'achèvent pas, elle peut enfin recueillir au sein de la paix des fruits qui lui ont coûté si cher. Risquerat-elle imprudemment de les perdre, en admettant parmi ses pouvoirs constitués un corps qui recèle tous les germes de l'inégalité des conditions?

» La Légion d'Honneur en effet ne manque d'aucun des élémens qui ont fondé parmi tous les peuples la noblesse héréditaire; on y trouve des attributions particulières de pouvoirs, des honneurs et des titres, et des revenus fixes. Il faut même remarquer que presque nulle part la noblesse n'a commencé avec autant d'avantages. Ainsi, sur les cabanes de Rome naissante, la prééminence accordée à quelques vieillards créa les patriciens, et leurs descendans, quoique dénués de titres et de marques extérieures d'honneur, formèrent le premier corps de la République. Ainsi, au milieu des camps des barbares, les fiefs furent d'abord des chevaux de bataille, des armes et des repas : les dignités de duc et de comte furent précaires comme les récompenses; mais les unes et les autres augmentèrent successivement de valeur; de temporaires devinrent à vie, puis enfin transmissibles, et opprimèrent l'Europe pendant huit siècles.

>> Se reposerait-on sur nos lumières acquises pour arrêter la

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nouvelle institution dans ses progrès? Considérez l'Europe entière, encore couverte de ces mêmes préjugés, qui ont eu pour berceau les vastes forêts de la Germanie! Examinez nos mœurs, nos opinions, nos lois, encore teintes de celles de nos ancêtres! Les lumières s'étendent, les arts se perfectionnent, les connaissances se multiplient, mais le cœur humain ne change pas; que les mêmes circonstances se représentent, il retombe dans les mêmes erreurs, il éprouve les mêmes penchans. Les États-Unis, à la fin d'une guerre semblable à la nôtre par ses causes et par ses effets, ont vu se former dans leur sein un ordre de chevalerie composé de leurs guerriers les plus illustres; le modeste Washington lui-même entra dans l'association. Cet ordre, qui s'était institué sans recourir à l'autorité supérieure, ne recevait que des officiers, consacrait l'hérédité des titres, adoptait une marque distinctive, et créait réellement une noblesse: il la créait chez un peuple qui n'en connaissait d'aucun genre; cependant un mélange d'admiration, de respect et de reconnaissance pour ses défenseurs étouffa ses plaintes. enfin divers Etats s'élevèrent contre l'ordre, et prirent des résolutions rigoureuses: l'ordre alors se hâta de modifier ses statuts, renonça formellement à l'hérédité, se voua à l'obscurité et au silence, et ne reparut plus en public qu'à la fête annuelle de la commémoration de la liberté.

>> Si un peuple simple, mais fier, qui n'a jamais eu la superstition de respecter dans les autres des distinctions qui l'humilieraient dans ses droits, a secoué si difficilement le joug que voulaient lui imposer ses libérateurs, que n'avez-vous pas à craindre d'un autre peuple qui, habitué de longue main à l'inégalité des rangs, les verrait reparaître sans surprise? La noblesse n'existe nullement dans les titres qu'elle s'est forgés; elle vit tout entière dans l'opinion de ceux qui veulent y croire; d'où je conclus qu'il est assez indifférent que la Légion d'Honneur ne promette pas des distinctions héréditaires si l'on remarque dans les esprits une tendance générale à les admettre.

» Cette Légion reproduira donc évidemment des préjugés mal éteints, et ces préjugés l'aideront puissamment à fortifier son influence militaire. Son amalgame avec des hommes civils ne saurait y apporter aucun changement: ces derniers y seront à peine en raison d'un sixième; mais le vice le plus réel qui naît de leur réunion c'est de rétablir absolument les idées des peuples barbares, qui faisaient sortir du pouvoir militaire tous les autres pouvoirs : ainsi c'était un principe fondamental de la féodalité que ceux qui étaient sous la puissance militaire de quelqu'un étaient aussi sous sa juridiction civile; c'était un principe fondamental que les dignités qui donnaient les bénéfices donnaient le commandement militaire, et qu'au droit de mener à la guerre était attaché le droit de rendre la justice : il était simple que dans cet ordre de choses le pouvoir civil, complètement subordonné, ne connût que des dénominations militaires, que des récompenses militaires. Quelques faibles traces s'en étaient conservées sous l'ancien régime, puisque les titres d'écuyer, de chevalier se retrouvaient encore dans la magistrature; mais c'est blesser aujourd'hui sans ménagement les principes d'un gouvernement libre que d'imaginer, à titre de récompenses, de conférer des grades militaires aux magistrats, comme on continue de le faire à la Porte-Ottomane et en Russie; que de déplacer ainsi les pouvoirs non pas pour les confondre, non pas pour les mettre sur la même ligne, mais pour marquer en traits ineffaçables l'infériorité du pouvoir civil, qui sans contestation, dans un pays libre, n'est rien s'il n'est pas le premier de tous. Je n'accuserai pas la loi d'avoir eu ce dessein; mais je l'accuse de l'avoir effectué. La preuve résulte du rapprochement des articles 5 et 9 du titre II: l'article 5 porte qu'en temps de guerre les actions d'éclat feront titre pour tous les grades; l'article 9 qu'après la première formation de la Légion nul ne pourra parvenir à un grade supérieur qu'après avoir passé par le plus simple grade. Il suit de là qu'un officier qui aura emporté une redoute à la pointe de l'épée s'élevera subitement aux grades supérieurs, et que Montesquieu, avec son livre immortel de l'Esprit des lois, sera relégué dans les derniers rangs. Cette bizarre gradation des récompenses n'a pas besoin de commentaires.

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Concluons donc qu'il ne peut y avoir aucune cohérence entre les récompenses civiles et militaires, et que sous ce rapport le projet de loi est, s'il est possible, encore plus inexécutable qu'inconstitutionnel.

» Pour juger sainement de ce qu'on doit penser de ces tentatives faites pour instituer ces espèces d'ordre de chevalerie, il faut dire un mot de leur origine. On en découvre la trace à peu près à cette époque où les barbares, qui avaient renversé l'empire romain, cherchèrent, par un mouvement général et presque simultané, à sortir de leur état d'ignorance et de la servitude de l'anarchie; alors se formèrent ces associations ou plutôt ces confréries d'hommes entreprenans, mais généreux, qui dans l'absence des lois mirent leur honneur à punir l'injustice et à protéger la faiblesse; ils se firent les réparateurs de tous les torts; ils remplirent les forêts du bruit de leurs exploits, et se montrèrent réellement utiles tant que les peuples demeurèrent plongés dans le chaos des lois féodales. Toutes les institutions de chevalerie qui méritent une

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place dans l'histoire remontent à ces temps reculés; ce n'est ensuite dans les temps modernes que par esprit d'imitation, souvent de politique et quelquefois de galanterie, que les rois et les princes ont fait des chevaliers et distribué des cordons. Mais certes depuis plusieurs siècles nul souverain n'a songé à confier la police de ses états à des chevaliers errans ou à des ordres de chevalerie.

» Il ne faut donc voir dans la loi qu'on vous propose que ce qu'elle renferme précisément; c'est une pure corporation militaire, et sans fonctions; car le serment ne présente que des obligations communes à tous les citoyens.

>> Mais, comme institution militaire, elle est destructive de la liberté publique, parce qu'elle crée un ordre privilégié dont la tendance secrète est la noblesse héréditaire, et qui en produira tous les effets avant même qu'elle soit établie, parce que les distinctions personnelles, comme les transmissibles, introduisent un esprit particulier dans l'esprit général, séparent les citoyens des citoyens, et sèment entre eux des germes inépuisables de confusion et de discorde.

» Je m'expliquerai encore sur la dénomination exclusive de Légion d'Honneur. Il n'est pas plus possible d'assigner une place fixe à l'honneur que de régler ses caprices: tel corps a éminemment et constamment de l'honneur parce qu'il en a eu beaucoup une fois; tel corps n'a pu jamais recouvrer dans l'opinion l'honneur qu'il avait perdu, quoiqu'il l'eût mille fois racheté. Il est encore dans la nature de l'honneur de ne point être donné, mais de s'acquérir. Il est donc très imprudent de lui prescrire des lois; il n'en reçoit jamais de l'autorité : il n'en reçoit pas toujours de l'opinion.

>> Pressé par le temps, qui ne m'a pas même permis de repasser mes idées, j'ignore si j'ai pu vous faire partager une faible partie de ma profonde conviction sur les dangers decette loi; mais n'en aurai-je pas assez dit pour vous prouver du moins qu'elle mérite, par son extrême importance, plus d'un jour de discussion? Son dernier article porte qu'elle pourra n'être organisée qu'au I er vendémiaire an 12 : j'en vote sûrement aujourd'hui le rejet; mais pourquoi n'ajournerait-on pas une loi dont, dans tous les cas, on veut ajourner l'exécution ? >>

OPINION de Chauvelin, tribun. - Séance du 28 floréal

an 10.

<< Tribuns, vous vous apercevrez aisément que c'est presque sans préparation que je me présente à cette tribune.

» En me livrant à l'étude du projet pour éclairer mon vote, de grands inconvéniens, des conséquences dangereuses m'ont

vivement frappé, et je crois de mon devoir de vous soumettre mes idées, quoique le temps me permette à peine de les mettre en ordre.

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Outre que dans une discussion aussi raccourcie il faut éviter toute répétition, je craindrais d'affaiblir en les reproduisant toutes les considérations présentées par un préopinant sur les vices et les dangers du projet.

>> Ces vices, ces dangers me paraissent grands, je l'avoue, et, bien sûr que les motifs par lesquels ils vous ont été développés n'ont pas manqué de faire sur vous une forte impression, je me bornerai à vous faire remarquer combien les auteurs et les défenseurs du projet se sont écartés du but qu'ils an

noncent.

>> Sans doute il fallait, il faut acquitter toute la dette de la reconnaissance nationale envers nos illustres guerriers; il fallait confirmer les récompenses déjà décernées; il fallait en ajouter de nouvelles, honorables, signalées, éclatantes.

>> Si ce but unique eût été atteint par le projet, une voix unanime l'eût confirmé.

» Ses auteurs et ses défenseurs ne parlent, il est vrai, que de récompenses; mais, par un singulier écart, ils vont envelopper ces récompenses dans une conception que je suis loin de trouver heureuse.

>> Fallait-il en effet, pour créer des récompenses, et pour les décerner égales aux vertus civiles, aux dévouemens et aux exploits guerriers, incorporer des fonctionnaires civils dans une organisation toute guerrière, leur donner des titres, des grades, des devoirs, des relations de commandement et d'obéissance, enfin les associer, dans un nombre nécessairement si petit, à cette masse armée qu'on appelle à les envelopper dans son sein?

>> Dans les états libres, dans les républiques anciennes, on a vu souvent les exploits militaires payés par des distinctions civiles, par des récompenses tout à fait étrangères aux attributs de la guerre comme aux trophées de la victoire; une couronne de laurier, une feuille de chêne ornait également la tête du conquérant et du magistrat, du poète et de l'artiste. Mais on pourrait s'étonner de voir, pour la première fois dans une république, payer l'héroïsme civil par une qualification militaire, par des grades et des signes qui ne sont rien aux yeux de la raison s'ils ne sont achetés dans les combats.

>>> C'est en un mot prendre la partie pour le tout dans une association politique, que vouloir fondre le civil dans le militaire; c'est au contraire vers la direction opposée qu'il serait très essentiel de tendre toujours.

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