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» Fallait-il pour créer des récompenses mettre spécialement sous la garantie privilégiée et comme exclusive de six mille personnes en France tout ce qui intéresse de plus près la nation entière, le maintien de la liberté, de l'égalité, la défense du gouvernement?

» Si le serment exigé était nécessaire à l'affermissement de nos droits, c'est à tous les Français, c'était au moins à tous les fonctionnaires publics qu'il fallait le demander.

>> Sans doute cette précaution a paru superflue aux auteurs de notre Constitution, et vous avez imité leur sécurité en imposant à chacun de nous une simple promesse de fidélité à cette Constitution.

» Il résulterait cependant du serment prêté par les seuls légionnaires qu'il y aurait dans la République des hommes plus engagés que vous à la défense des droits du peuple, à la garantie de sa liberté, au maintien de l'égalité; que vous, ses mandataires, ses magistrats; que vous, qui influez à chaque instant sur son sort par vos délibérations, vos pensées, vos actes et vos opinions!

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Oui, je le répète, si ce serment est nécessaire, c'est à vous, c'est au peuple, c'est aux quatre cent mille hommes de votre armée qu'il faut le faire prêter à la fois.

» S'il est superflu, il ne peut aboutir qu'à remettre en question tout ce qui est irrévocablement jugé; à remettre en question l'égalité, consacrée par toutes vos lois, déjà chère à tous les Français, préparée par les mœurs depuis un demi-siècle, plutôt reconnue que conquise dès 89, et implorée même aujourd'hui par les hommes qui se sont si vainement armés contre elle; à remettre en question le retour de cet absurde régime féodal, qui se survivait depuis longtemps à lui-même avant sa destruction définitive, contre lequel il est permis d'être suffisamment rassuré par les lumières du 19° siècle, par dix ans de victoires, par la fécondité de nos campagnes et le bonheur

de leurs habitans.

» Fallait-il enfin, pour créer des récompenses, s'écarter encore de son but en ne les faisant pas personnelles, en instituant une corporation tout à la fois politique et militaire, étrangère à l'armée comme aux corps civils constitués ?

» Une corporation établie et répartie sur toute la France par les quinze chefs-lieux de cohorte, et dont la hiérarchie et les affiliations, subordonnées ou collatérales, concourent à former une organisation forte et puissante, menacent du retour de cet esprit de corps qui dénature les meilleures pensées et corrompt les intentions les plus généreuses?

» Une corporation qui, formée sous le titre et les couleurs

de la liberté et de l'égalité, blesserait par trois de ses membres la Constitution dans le Sénat, l'égalité dans le Corps législatif et dans le Tribunat?

>> Une corporation qui, participant aux vices de la noblesse par ses distinctions de corps, à ceux de l'ancien clergé par ses dotations et la possession de main morte, tendrait à former bientôt un ordre dans l'Etat? car ce n'est pas l'hérédité qui constitue uniquement l'existence d'un ordre privilégié ; l'ancien clergé de France en était la preuve.

"Une corporation enfin que l'auteur de l'exposé des motifs. de la loi vous annonce déjà lui-même comme une institution politique qui place dans la société des intermédiaires par lesquels les actes du pouvoir sont traduits à l'opinion avec fidélité et bienveillance, et par lesquels l'opinion peut remonter jusqu'au pouvoir.

» Je vous le demande, citoyens tribuns, n'avez vous pas cru, en lisant ces paroles, y lire la définition du plus impérieux comme du plus beau de vos devoirs ?

>>

Oui, dans un gouvernement représentatif, et chez un peuple assez heureux pour posséder une discussion publique de ses lois, les véritables, les seuls intermédiaires entre lui et son gouvernement ce sont les corps constitués.

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Ici c'est par le Sénat, c'est par le Corps législatif, c'est par vous que les actes du pouvoir doivent être traduits à l'opinion; c'est par le Sénat, par le Corps législatif et par vous que l'opinion doit remonter jusqu'au pouvoir.

» Si cette communication, cette espèce de circulation vous est étrangère, si elle agit hors de vous, qui, choisis parmi toutes les classes de la société, renouvelés incessamment en elle, liés 'à tous les divers intérêts qui l'unissent, présentez ici sa vive image, vous devenez ici plus qu'inutiles; l'essence de votre existence n'est plus en vous-mêmes; elle est transportée hors de vous.

» Tels sont les principes et la nature du système représentatif, cette première des pensées modernes. Là où ce ⚫ système n'aurait pas atteint sa perfection on pourrait tenter de l'obtenir, mais non de le dénaturer, de l'abâtardir en cherchant à le combiner avec ces inventions destructives, dignes de l'enfance des sociétés, bonnes pour remédier alors par des vœux, des confréries, des associations et corps informes et bizarres, à tous les abus de l'injustice et de l'ignorance.

des

» Dans l'embarras de satisfaire d'une manière digne de son objet la reconnaissance nationale, on a pu rechercher une monnaie qui la représente et la retrace à tous les yeux ; mais

XVIII.

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au moins faudrait-il que cette monnaie fût bien uniquement personnelle, et qu'elle ne fût pas frappée aux dépens de la souveraineté inalienable de la collection de tous les Français.

>> Sans doute il faut effacer les distinctions nobiliaires aux

yeux de ceux qui les remarquent encore, mais les effacer et non les couvrir, les anéantir sans les remplacer, les détruire par des principes, et non les combattre par d'autres préjugés ; enfin ne pas tomber dans l'erreur d'une troupe qui aurait vaincu l'ennemi sur un point faible et mal fortifié, et s'y renfermerait ensuite comme pour lui offrir sa revanche. Je me résume.

» Le projet proposé, pour payer aux services militaires comme aux services civils le prix du courage qu'ils ont tous mérité, se détourne de cet objet par l'établissement d'une institution militaire de la plus haute importance.

» Cette institution, toute militaire dans ses titres, ses formes et son organisation, loin de réunir les services militaires et civils dans un genre de distinction qui consacre leurs droits, égaux et mutuels, ne tendrait, en incorporant le civil au militaire, qu'à dénaturer tous les principes sur les relations réciproques qu'ils doivent avoir pour le bonheur de la société.

» Le serment, exigé des seuls légionnaires, contre le retour du régime féodal et pour le maintien de l'égalité et de la liberté, est inutile, et ne pourrait être que nuisible; ces avantages reposent et doivent reposer sur des bases plus étendues et plus solides.

» L'espèce de corporation privilégiée qui serait établie par le projet menacerait de former un état dans l'Etat, constituerait un ordre intermédiaire, nuisible à côté d'une Constitution représentative, pernicieux dès qu'il recevrait des circonstances toute direction contraire à son objet.

» Enfin le besoin, le devoir de décerner des récompenses aux vertus civiles, aux services militaires, peuvent être satisfaits par des moyens plus simples, et dont les conséquences ne pourraient offrir aucun danger.

» Je vote le rejet du projet.

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DISCOURS de Lucien Bonaparte, orateur du Tribunat; prononcé devant le Corps législatif.

29 floréal an 10.

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Séance du

Législateurs, le Tribunat a adopté le projet de loi portant création d'une Légion d'Honneur; il nous a confié le soin de développer dans votre sein les motifs de son adoption.

» Nous examinerons ce projet de loi sous le double aspect des récompenses militaires et des récompenses civiles.

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PREMIÈRE PARTIE, Récompenses militaires.

» Nous jouissons des douceurs de la paix; le moment est donc arrivé d'organiser le mode de récompense nationale que la Constitution promet aux guerriers qui se sont distingués en combattant pour la République.

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Déjà le gouvernement a commencé l'exécution de cette volonté constitutionnelle, et beaucoup d'armes d'honneur ont été distribuées dans les armées.

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Aujourd'hui ces mesures partielles sont devenues insuffisantes ceux qui en sont l'objet ont reçu une distinction honorable; mais cette distinction n'est pas assez éclatante : ils jouissent de pensions proportionnées à leurs grades; mais ces pensions, prélevées sur le trésor public, ne sont point assez indépendantes des circonstances; en un mot, les brevets d'honneur ne sont point assez fortement constitués. Depuis la paix ces brevets sont devenus des marques trop faibles de la reconnaissance nationale: la paix a tellement relevé, tellement consolidé le bienfait, qu'il est juste de relever de conso· lider la récompense.

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»Pour remplir ce devoir, pour acquitter la promesse du peuple comme le veulent sa grandeur et sa justice, le gotivernement propose la formation d'une Légion d'Honneur,

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» Le Tribunat a vu dans ce mode de récompense militaire deux grands avantages.

» 1°. Sans blesser les principes de la Constitution, le projet de loi rend aussi éclatante que possible la distinction déjà établié par les brevets d'honneur.

» 20. Il fixe les pensions attachées à ces brevets d'honneur d'une manière indépendante du trésor public, et conforme à - l'intérêt national.

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1. Sans blesser les principes de la Constitution, le projet de loi rend aussi éclatante que possible la distinction déjà établie par les brevets d'honneur.

Aujourd'hui, citoyens législateurs, les brevetés jouissent peu de cette récompense qu'aucune autre ne peut racheter; isolés, inconnus, ils sont pour ainsi dire invisibles sur le vaste champ de leur gloire; le cœur ému du Français les demande en vain; en vain l'œil curieux de l'étranger les cherche dans la foule ; rien ne les désigne à la reconnaissance du Français, å l'admiration de l'étranger; et lorsque le service se voit partout, la récompense ne se voit nulle part..

>> Cet état s'améliore par le projet de loi : désormais les brevetés auront pour chef le chef du gouvernement; formés en légion, ils se prêteront réciproquement l'éclat de leurs grandes

actions; et cette masse commune de gloire les embrassera tous de sa vaste auréole.

>> Ils sont divisés en quinze cohortes, dont chacune aura son chef-lieu : ainsi quinze chefs-lieux leur serviront de points centraux sur le sol de la République; ainsi ces rivages et ces monts, accoutumés depuis dix ans au bruit de leurs victoires, retentiront des accens plus doux de leur triomphe.

» Nommés à vie, et n'étant pas amovibles, chacun de leurs jours sera, jusqu'à la fin de leur existence, marqué du caractère sacré de la gloire.

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Enfin, quels que soient leur uniforme ou leurs décorations, les légionnaires seront reconnus au milieu de leurs concitoyens, et ce n'est qu'alors qu'ils seront dignement récompensés.

» Ils le seront dignement : ils ne peuvent point l'être davantage; la République ne peut pas mieux s'acquitter envers ses défenseurs; et certes il n'est point de vœux sí ambitieux qu'ils ne doivent être satisfaits par une distinction qui suit l'homme jusqu'au tombeau. Le législateur ne peut rien voir au-delà; car il faudrait oublier totalement le siècle où nous vivons pour supposer désirables parmi nous des distinctions héréditaires. Les châtimens sont personnels comme les délits; les récompenses doivent être personnelles comme les services; et il n'y a pas plus de véritable gloire dans des récompenses héréditaires qu'il n'y aurait de honte dans des punitions héréditaires : cette vérité, démontrée à tous les bons esprits, est de plus chère à tous les cœurs généreux. La vanité peut présenter à l'homme indolent, dégénéré, l'image des vertus de ses aïeux comme une vertu qui lui est propre; mais la gloire remplit les cœurs qu'elle embrase de l'émulation individuelle; la gloire dit à l'homme dont le père ne fut point illustre dans la société :-Homme nouveau, le monde s'ouvre devant toi; élance-toi dans la carrière; sois intrépide au champ de bataille, intrépide au milieu des factions; étends le cercle des sciences humaines, perfectionne les arts utiles; cultive les beaux-arts, jouissances privilégiées des nations polies; défends, illustre ta patrie, et tu deviendras grand parmi les tiens, et tu ne mourras pas tout entier.

» Cette gloire parle-t-elle au descendant à un héros, Descendant des héros, lui dit-elle, imité tes ancêtres si tu veux comme eux obtenir mes faveurs : ils ont vaincu pour la France sur les Pyrénées, sur les Alpes; suis leurs traces; suis-moi sur les Alpes, sur les Pyrénées. Tes ancêtres, honneur de la magistrature, ont défendu l'opprimé contre l'oppresseur; suis leurs traces; suis-moi dans les sentiers pénibles de la magistrature. Sois aussi grand que tes pères, ou du moins deviens assez illustre pour ne pas être accablé du poids de leur nom : ce

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