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autres propriétaires? Mais quinze années de dîmes et de prestations féodales accumulées menacent tous les pères de famille d'une ruine complète.

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Cependant ils avaient des partisans, et en assez grand nombre ; ils en avaient, dont une part a cru devoir demeurer ferme sur la terre natale, dont l'autre part presque entière, après avoir gémi longtemps éloignée des champs paternels, est revenue du moins y mourir. Mais ceux-ci sont des traîtres à leurs yeux, et les autres sont des lâches, et tous seront jugés sur ces maximes étranges et inouïes parmi les nations, qu'une démence sans exemple a pendant dix ans voulu mettre en crédit, et qu'nn écrivain ingénieux a réduites en ces termes, savoir, que quand un chef d'empire est en péril, celui qui le quitte le premier et qui se sauve le plus loin atteint le plus haut degré de la pureté et de la fidélité d'un sujet loyal: voilà leur politique (1). Et qu'on ne dise pas qu'ils sont changés! D'abord il ne serait plus temps; mais le contraire est trop prouvé ; et l'espérance de leur amendement peut bien être encore sur les lèvres de quelques-uns, mais elle n'est plus dans le cœur de personne.

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»

Cependant, car je sens que c'est aujourd'hui la pieuse tâche d'un bon citoyen, je veux entrer encore, et aussi avant qu'il me sera possible, dans les idées, dans les sentimens qui ont égaré, ou, si on l'aime mieux, qui ont conduit longtemps le parti opposé à la révolution, le parti que je cherche à ramener. J'admettrai, si l'on veut, qu'à des époques funestes à la patrie, qu'en 93, qu'au commencement de l'an 8, se montrant tout à coup dans l'ouest ou dans le midi soulevés, les chefs de ce parti auraient pu paraître à un grand nombre des libérateurs.

» Mais quoi! dans les maux, dans les calamités de la patrie je les ai vus partout; nulle part dans les efforts, dans les succès par qui ces maux ont été combattus ou surmontés.

» Et lorsqu'au milieu d'un tumulte où ils pouvaient trouver leur place ils n'ont point paru à la tête des armées de Français mécontens, aujourd'hui, au milieu des Français tranquilles et heureux, on les verrait sans horreur derrière une poignée d'incendiaires et d'assassins!

» C'en est trop! et si quelque insensé osait encore les appeler au fond de son cœur dans cette patrie qui les rejette, il n'oserait en articuler le vou! Sur ce long cordon de frontières où le sang d'un million de braves de tout âge, de tout état, de

(1) « Ces paroles sont tirées d'une brochure publiée à Londres en 1793 par un patriote français (P. de Grave, ex-ministre). »

toute opinion, a ruisselé dix ans à cause d'eux, nous verrions ces ombres généreuses soulever leur tombe récente pour repousser leur approche; et, l'indignation leur rendant la vie et la voix, Lâches! nous diraient-ils à nous-mêmes, quelle est votre ingratitude, et quelle est votre infamie! Ne nous avezvous survécu que pour laisser indignement fouler nos cendres et nos lauriers par ceux dont, au prix de notre sang, nous avons écarté loin de vos têtes menacées les proscriptions et les vengeances!

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Reposez en paix, ombres sacrées! les lauriers qui fleurissent sur vos tombes ne seront point flétris, ne seront point atteints par des mains parricides! Ceux pour qui coula votre sang généreux auront à jamais horreur de ceux par qui ce sang a coulé; s'ils osent toucher la terre où dorment vos mânes, cette terre les dévorera, et vos mânes seront contens!

» Mais j'entends, parmi ceux-là mêmes qui vous doivent le jour qu'ils respirent, les champs qu'ils cultivent, la liberté qu'ils chérissent; j'entends des craintes qui méritent une attention d'autant plus favorable que la source en est plus pure; elles naissent de cette jalousie de la gloire nationale et de la liberté, sentiment toujours si respectable lors même qu'il est exagéré.

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Jusque là, disent ces amis de la patrie, jusque là nous pensons comme vous; vous lancez l'anathème sur une famille dénaturée (1), double fléau de la France, qui l'avait nourrie, et de l'Europe, qu'elle a trompée. Vous craignez, vous signalez les maux infinis que toutes les prétendues restaurations ont entraînés, fléaux qui surpasseraient tous ceux qu'a multipliés cette révolution même qui fut leur ouvrage plus que le nôtre, cette révolution que la faiblesse des dépositaires du pouvoir rendit nécessaire, et que rendit affreuse l'aveugle fureur de ceux qui voulaient le ressaisir par eux tous les élémens de la société dissoute se sont livré une horrible guerre. Dans ce choc ténébreux nous n'avons pas désespéré de la République ; notre vertu, notre constance, et, si l'on veut, notre fortune, ont enchaîné la victoire à notre parti. Nous sommes résolus, vous l'êtes comme nous, à n'en céder jamais ni l'honneur ni le fruit; et cependant, si nous aliénons successivement ces droits que nous avons conquis; si nous faisons chaque jour le sacrifice de quelques uns des principes au nom desquels nous avons combattu, que nous restera-t-il enfin de cette révolution, si fortement voulue, si chèrement achetée ?

(1) Expression du discours du conseiller d'état Fourcroy à la cloture du Corps législatif » (Session de l'an 12.)

» Alarmes généreuses, mais frivoles. Et d'abord que parlezvous d'aliénations et de sacrifices? Loin d'aliéner, il s'agit d'assurer; loin de sacrifier, il s'agit d'affermir.

» Vos craintes sont fondées tant que des chances d'élection vous montrent en perspective ceux qui à chaque occasion ne manqueraient pas de s'offrir à vous avec ce dont vous sentirez de plus en plus le besoin, c'est à dire un système tout fait de succession et de transmission de pouvoir.

» Ce besoin se ferait de jour en jour sentir si vivement, que bientôt peut-être il finirait par affaiblir la crainte que les anciens élémens de ce système devraient inspirer au plus grand nombre.

» C'est alors que les intéressés, toujours nourris de cette espérance dont nous allons les sevrer, vous nourriraient à leur tour avec persévérance de ces mêmes craintes dont vous avez souvent été travaillés, feraient jouer ces ressorts familiers aux factions qui se flattent, ces bruits, ces rumeurs, ces menées, ces écrits, tous les moyens qui produisent l'aberration de l'esprit public, l'incertitude, le vague, la fatigue, l'abattement des courages, et enfin l'abandon des intérêts les plus chers.

» Méditez sur ces considérations, et cependant souffrez que je réponde en peu de mots à cette question que j'ai bien entendue: que nous restera-t-il de la révolution, de sa gloire, de ses résultats ?

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>> Ce qui vous restera!

» Vous avez reconquis votre considération et le premier rang en Europe.

»Tous les Français sont égaux devant la loi, et leur admission à tous les honneurs est également pleine et entière : ce fut toujours là leur première passion.

» Il y a une représentation, et l'impôt est consenti par elle et réparti sur tous avec égalité. La religion est épurée, et dégagée de liens indignes d'elle.

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L'Eglise, placée dans l'Etat, l'édifie d'autant plus qu'elle le domine moins.

"Vos juges ne sont plus vos législateurs.

» La glebe est affranchie; la féodalité, proscrite dès longtemps par tous les bons esprits, est abolie dans ses derniers vestiges.

» La terre est délivrée des prestations ecclésiastiques comme des prestations féodales.

» Une immense quantité de biens est entrée dans la circulation; ces biens, mieux cultivés, nourrissent une population qui s'accroît en proportion, et que tout favorise. Ces biens sont

assurés à vos familles ; ils vous sont assurés ainsi que vos femmes, que vos enfans, que vos têtes, jusqu'ici exposées à tant de dangers qui s'évanouissent, à des menaces qui ne sont plus qu'un vain bruit. Me demanderez-vous encore ce qui vous restera? Il vous restera ce que tous les législateurs ont voulu vainement introduire, l'uniformité dans toutes les parties de la législation et de l'administration; il vous restera la plus glorieuse armée de l'univers, et le seul moyen par lequel elle doit être toujours digne de la nation, puisqu'elle est la nation elle-même.

» Ce qui vous restera! O mes concitoyens! demandez-le. à cette Légion d'Honneur, à cette aggrégation qui offre tous les avantages des institutions correspondantes en Europe, et aucun de leurs inconvéniens; qui enferme déjà tant de talens, de services, de vertus, et que presse encore de ses honorables sollicitations cette foule immense de concurrens dont aucun ne présente des titres méprisables.

» Heureuse nation, qui se trouve si riche encore quand la tombe, dix ans ouverte par la guerre étrangère ou les fureurs civiles, lui a dérobé avant l'heure tant de richesses!

>> Ce qui vous restera! Regardez autour de vous, sur votre sol: sans doute l'agriculture est plus florissante que jamais; les arts sont en honneur. Ne vous arrêtez pas dans cette vieille enceinte que vos efforts ont voulu régénérer et rajeunir; le succès a passé vos espérances. Mais ce n'est pas tout; contemplez ces riches provinces, ces magnifiques frontières, telles que des siècles entiers ne vous auraient rien amené de semblable, et que vous n'auriez pas osé même le souhaiter, et demandez encore ce qu'il vous restera de cette révolution!

» Mais à votre tour répondez-moi. Qu'entendez-vous par cette révolution dont vous craignez de voir évanouir les avantages et les résultats ? de quelle révolution me voulez-vous parler? Est-ce de celle qu'on vous faisait vouloir en 1793, au milieu des échafauds? de celle qui en fructidor confondait dans la même proscription le crime et la vertu? de celle qui en l'an ༡ relevait les mille têtes de l'anarchie? Non, sans doute, ditesvous; et je le crois. Vous voulez celle qu'en 1789 un sentiment unanime sollicitait, en faveur de laquelle conspiraient toutes les idées libérales, tous les sentimens généreux; celle que contrariait alors dans sa marche l'impéritie ou la trahison d'un pouvoir nourri d'erreurs, d'un chef qui peusait tout y perdre ; celle qui conservera, par son propre intérêt, un chef qui ne peut oublier qu'il lui doit tout, et qu'il en est lui-même l'ouvrage, comme son pouvoir en est le ciment.

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Détrompez-vous donc, et convenez avec nous, avec l'Eu

rope, qui nous contemple, avec l'histoire, qui nous jugera, que, loin d'offrir le spectacle de l'inconséquence, de la faiblesse, de la légèreté, jamais nation n'aura montré, au milieu de tant de vicissitudes et de fortunes diverses, une contenance plus mâle et plus héroïque, une volonté plus ferme et plus éclairée, n'aura poursuivi avec plus de persévérance et à travers tant d'obstacles, n'aura atteint enfin avec plus de bonheur le but que ses représentans avaient marqué dès leur entrée dans la carrière !

>> Et nous, rendons grâce à la destinée favorable, qui, plutôt que des mérites particuliers, nous place aujourd'hui à la tête de ce peuple. Organes de son vœu, nous naturalisons les premiers au milieu de l'Europe ce nouvel empire dont les institutions et les emblêmes seront plus intelligibles à tous les peuples, plus analogues à tout ce qu'ils connaissent et respectent. En donnant cette forme plus régulière, en imprimant ce mouvement plus sage au corps politique, nous consolidons à jamais les intérêts de la révolution sans en altérer les principes; nous ouvrons enfin les portes d'un siècle qui brillera de la gloire civile et militaire, et de celle de tous les arts. Cette gloire, si pure, embellit toujours les époques tranquilles qui suivent les grandes crises; car dans tous les arts la grande étude est l'homme, et l'homme n'a tous ses développemens que dans les efforts de la société, dans les douleurs et les convulsions qui précèdent les grands enfantemens politiques.

» Notre jeunesse a été usée dans ces luttes opiniâtres et douloureuses dont l'issue fut longtemps incertaine jusqu'à présent nous avons combattu sans relâche; d'aujourd'hui nous commencerons à vivre.

» Presque tous arrivés au penchant de l'âge, plus ou moins avancés sur la déclivité de la vie, nous marcherons du moins sous un horizon épuré; nous pourrons marquer de loin le lieu de notre repos sur une terre affermie, et nous flatter en y descendant de léguer à nos enfans une paix et une sécurité qui nous furent longtemps inconnues.

» Tribuns, en appuyant de toute ma conscience les propositions qui vous sont faites, souffrez que j'en ajoute une autre qui me semble en être une conséquence naturelle.

» La puissance impératoriale, ce mode de pouvoir exécutif suprême dont nos voeux appellent l'organisation, se forme, si j'en ai bien étudié la nature, de cinq élémens ou attributs principaux qui renferment tous les autres; savoir :

» La puissance impératoriale proprement dite, c'est à dire la haute direction des forces de terre et de mer;

XVIII.

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