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rité de la France en particulier, n'avait violé le traité le plus

solennel.

» Mais ce manque de foi, tout en excitant dans le cœur des Français le mépris, l'indignation, et le désir d'une juste vengeance, n'avait point troublé le bonheur intérieur de la République tant qu'on avait cru qu'il s'agissait entre les deux puissances d'une guerre franche et loyale, telle qu'elle doit se faire entre des nations civilisées; tous les citoyens, se confiant dans la sagesse et l'habileté du chef de l'Etat, et dans la valeur de nos guerriers, continuaient à jouir de la tranquillité à laquelle nous sommes accoutumés depuis le 18 brumaire; tous les délits politiques étaient pardonnés; chacun jouissait pour soimême et pour ses propriétés d'une sécurité d'autant plus douce qu'on en avait été privé plus longtemps.

» On reconnaissait l'auteur de tant de bienfaits; on faisait des vœux pour sa conservation; mais, comme si l'on se fût fait illusion sur la fragilité de la vie humaine, ou qu'on eût cru que le bienfaiteur d'une nation devait être immortel comme son nom, bien peu de personnes portaient leur pensée au-delà de la durée de son existence.

» Peut-être est-il dans la nature du cœur de l'homme de craindre d'altérer sa propre félicité en osant en envisager le terme. Quoi qu'il en soit, c'était une idée commune et chère à la généralité des citoyens, même avant que le vœu public en fut émis, que la magistrature suprême devait être fixée à perpétuité sur la tête du premier consul; mais on ne s'occupait point de prévoir entre les mains de qui elle passerait après lui, ni les commotions politiques que ce changement pourrait

occasionner.

» Ainsi la masse de la nation avait vécu dans cette dangereuse imprévoyance, jusqu'à ce que la découverte des horribles attentats médités par le gouvernement anglais contre sa personne nous ait avertis des espérances que nos ennemis fondaient sur l'assassinat de ce grand homme, sur les agitations intérieures et sur les changemens de système politique auxquels l'élection de son successeur pouvait donner lieu. Alors tous les esprits se sont réveillés sur le danger qui nous menaçait : l'attachement, inséparable du sentiment de la reconnaissance pour celui qui a fait succéder un état de prospérité à l'état d'angoisses et d'inquiétude dans lequel nous avions vécu pendant plusieurs années, a d'abord fait frémir tous les cœurs du danger personnel qu'il a couru; mais à ce sentiment a succédé celui de l'intérêt de tous.

» En continuant de faire des voeux pour la conservation des jours du héros à qui la France doit sa gloire et la félicité dont

elle jouit, tous les hommes pensans ont senti que le mode prescrit par le sénatus-consulte organique de la Constitution pour pourvoir à son remplacement en cas de mort n'offrait pas une garantie suffisante de la tranquillité de l'Etat. De toutes parts les citoyens éclairés, réunis dans les colléges électoraux, dans les autorités constituées et même dans les camps, ont exprimé le vœu de voir prendre des mesures constitutionnelles pour donner à notre gouvernement une stabilité telle que la perte même de son chef actuel ne pût en entraîner la ruine, et que par conséquen: le succès des crimes médités contre sa personne fût inutile à nos ennemis.

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Interprète de ce vœu véritablement national, notre collègue Curée vous en a développé les motifs avec autant de force de raison que d'éloquence, et vous a proposé le moyen de le remplir. C'est cette proposition que la commission dont je suis l'organe a examinée par votre ordre, et qu'elle a adoptée à l'unanimité.

» Elle a pour objet de décerner la dignité d'empereur des Français au premier magistrat actuel de la République, et de la déclarer héréditaire dans sa famille.

» Votre commission, frappée des diverses considérations qui vous ont été présentées par tous les orateurs qui ont parlé en faveur de cette mesure, a pensé qu'elle offrait le seul moyen de donner de la stabilité à notre gouvernement, d'assurer la tranquillité de l'Etat, et de garantir pour la génération présente et celles qui lui succéderont la jouissance des résultats avantageux de la révolution.

» Le temps des illusions politiques est passé. Il serait déraisonnable de ne pas profiter des leçons que l'histoire et l'expérience nous ont laissées sur la nature du gouvernement qui convient le mieux à notre situation, à nos habitudes, à nos mœurs, et à l'étendue de notre territoire.

» Les orateurs qui ont parlé sur cette question vous ont démontré, avec toute la force du raisonnement et des faits de l'histoire, que c'était le gouvernement d'un seul, et héréditaire : nous allons essayer de le prouver par le simple exposé de notre propre expérience.

» De quelque perfectibilité que l'esprit humain soit jugé susceptible, lorsqu'il s'agit de fixer le sort d'une nation entière, il est toujours imprudent d'abandonner des moyens éprouvés pour en employer de nouveaux, sous prétexte qu'on les présume meilleurs; mais à l'époque où les Français venaient de secouer. le joug d'une monarchie corrompue, et où l'enthousiasme de la liberté animait tous les esprits, il était excusable, il était même digne des âmes généreuses de croire qu'il était

possible d'établir parmi nous un gouvernement démocratique. Le malheureux essai que nous en avons fait a dû détromper tout homme de bonne foi: combien de maux ne nous a-t-il pas coûtés!

>> Tous les citoyens frémissent encore au seul souvenir du gouvernement du comité de salut public : jamais la tyrannie ne pesa d'une manière plus dure sur un état que pendant son existence; la France fut couverte de prisons et d'échafauds. Et quand ce gouvernement fut obligé d'abandonner son sceptre de fer, il fut remplacé par un autre dont la faiblesse ne fut pas moins funeste à la France que ne l'avait été la cruauté de celui qui l'avait précédé.

» Vint ensuite le Directoire exécutif. Nous ne chercherons pas à déprécier ici les services qu'il a rendus à la France; il en a peut-être rendu plus que ne le comportait le mode de son organisation, et qu'on ne devait l'espérer dans les circonstances difficiles où il fut installé; mais ce gouvernement, d'une constitution essentiellement faible, et bientôt épuisé par le jeu des passions des individus qui le composaient, passa rapidement de l'enfance à la décrépitude. N'ayant pas assez de force pour comprimer les factions, il eut recours au système perfide des contrepoids pour se servir alternativement de l'une contre l'autre de là naquirent les funestes réactions qui ensanglantèrent la plupart des départemens méridionaux, jusqu'à l'époque où il devint lui-même victime des partis qu'il avait créés pour en faire les instrumens de ses vengeances et de son ambition.

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» Telle est l'histoire des gouvernemens démocratiques qu'on a tenté d'établir parmi nous jusqu'à l'avénement de Bonaparte au consulat on n'y voit que tyrannie, faiblesse et instabilité.

» A la vérité, on a prétendu qu'on n'avait pu consolider ces divers gouverneinens parce que les constitutions qui les avaient établis avaient été l'ouvrage des partis ou des circonstances; mais alors nous demandons comment on pourra se flatter de faire une constitution stable, et qui ait l'assentiment général, ou du moins qui soit respectée par tous, lorsqu'il s'agira de régler les principes d'un gouvernement dont l'essence est, suivant tous les publicistes, d'être plus sujet qu'aucun autre aux agitations intestines et même aux guerres civiles, parce qu'il tend continuellement à changer de forme. On le pourra, dit notre collègue Carnot, lorsqu'un homme revêtu d'un grand pouvoir, et ayant acquis, par ses services éclatans, un grand ascendant sur l'esprit de la nation, voudra user à cet effet de son influence sur l'opinion générale, comme Bonaparte pouvait le faire après la signature du traité d'Amiens. Quoi! notre collègue croit de bonne foi qu'un homme, quelque puissant

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qu'il soit, peut établir sur des bases solides un gouvernement essentiellement sujet à des troubles intestins? Mais cela implique contradiction. Oui, sans doute, il formera bien une constitution, il en deviendra même, si l'on veut, le premier magistrat; mais par cela seul qu'elle sera populaire, il sera en butte aux attaques de l'ambition qui voudra le supplanter ; et si l'on ne peut pas se servir de son ouvrage pour le renverser, on attaquera son ouvrage lui-même; on en fera plier les principes dans le sens le plus favorable aux changemens qu'on aura projetés; on les violera; et pendant toutes ces agitations les magistrats, étant plus occupés de veiller à leur propre défense que de gouverner, laisseront introduire l'anarchie dans la République, et nous offriront nécessairement bientôt l'exemple des vices des gouvernemens que nous avons éprouvés. Et qu'on ne prétende pas que nous faisons ici des suppositions dénuées de fondement; elles sont établies sur l'expérience. Nous avons vu le Directoire exécutif et les partis avec lesquels il était en opposition invoquer tour à tour et violer les mêmes principes constitutionnels, suivant que cela convenait à leurs intérêts: ici on adoptait les élections faites par la majorité; là on les repoussait pour adopter celles de la minorité; aussi le système des scissions s'était-il établi dans les assemblées électorales de tous les départemens. Cela ne tenait pas seulement à la faute des gouvernans; cela tenait à la Constitution elle-même, qui ouvrait le champ à tous les ambitieux, et donnait par conséquent lieu à la formation de leurs partis.

» Si l'on dit que les Etats-Unis d'Amérique nous offrent maintenant l'exemple d'une République sagement constituée, et qui n'est exposée à aucune des secousses dont nous venons de parler, nous répondrons, comme notre collègue Delpierre l'a déjà fait avec beaucoup de force et de raison, qu'il n'y a aucune comparaison à faire entre un peuple encore presque neuf, dont la majorité, éparse sur un territoire immense, et s'occupant presque uniquement d'agriculture, conserve toute la simplicité de ses mœurs primitives, et une nation parvenue depuis longtemps au plus haut degré de civilisation, et où le besoin des richesses s'est introduit avec le luxe, et la corruption des mœurs avec le luxe et le besoin des richesses. Dans celle-ci le commerce, l'industrie, le luxe et la dissipation sont autant de causes continuelles qui détruisent l'égalité des fortunes; et de cette inégalité naissent les ambitions et les moyens de les satisfaire aux dépens de la liberté et de la tranquillité publiques, lorsque le champ leur est ouvert par la constitution inême de l'état, et qu'il n'y a pas un pouvoir assez vigoureux pour les contenir : dans l'autre, au contraire, la simplicité des

mœurs tend constamment à conserver cette égalité, ou du moins à ne pas la rendre nécessaire à la tranquillité de l'Etat, et à modérer les désirs ambitieux des individus. Cependant, malgré les circonstances, et le mérite personnel du président actuel des Etats-Unis ; malgré les services importans qu'il a rendus et qu'il vient de rendre encore à son pays, l'approche de l'époque où l'on doit nommer à ses fonctions a excité déjà des brigues et des cabales qui ont fixé l'attention publique. Puissent les habitans de ces heureuses contrées s'en tenir longtemps à ces moyens encore peu dangereux! Mais ne nous flattons pas que nous serions en général assez dégagés d'ambition pour les imiter en pareil cas.

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Quoi qu'il en soit, la fâcheuse expérience que nous avons faite du gouvernement démocratique eut du moins cet avantage qu'en l'an 8 elle nous ramena au système nécessaire, et dont nous éprouvons de si heureux effets, de l'unité de pouvoir et d'action dans les mains du premier consul. Mais, comme si les hommes qui se sont écartés de la vérité étaient condamnés à parcourir le cercle de toutes les erreurs avant de revenir au point qu'ils ont eu l'imprudence de quitter, notre retour au système de gouvernement le plus convenable à la France ne fut qu'incomplet; on méconnut la nécessité de l'hérédité du pouvoir dans la même famille : les événemens et la force des. choses nous y ramènent aujourd'hui ; et ce sont nos ennemis qui nous la font sentir par leurs attentats réitérés contre la personne du magistrat suprême dont l'autorité tutélaire, dans l'ordre actuel des choses, serait nécessairement suspendue après sa mort, au moins pendant tout le temps indispensable pour élire ou confirmer son successeur.

» Cette circonstance seule suffirait pour nous éclairer sur le défaut de stabilité de notre gouvernement tant qu'il sera fondé sur le système électif, quand même les dangers et les inconvéniens de ce système ne nous seraient pas connus; car si, comme personne n'en doute, nos ennemis craignent surtout le génie de Bonaparte, ses talens et même sa fortune, ils craignent aussi la nation, qu'ils aimeraient mieux voir se déchirer de ses propres mains que de courir contre elle les chances des combats. Ils ne fondent donc pas seulement leurs espérances sur la mort du premier consul: ils les fondent aussi sur les rivalités que l'ambition pourrait exciter après sa mort entre nos guerriers, dont ils sont incapables d'apprécier le désintéressement et le dévouement à la patrie; ils comptent sur les troubles intérieurs, sur les guerres intestines qui en seraient la suite inévitable si leurs affreux calculs se réalisaient, et sur les ébranlemens politiques de toute espèce que les passions ambitieuses ne man

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