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avoir fait un tel pas, il pourrait encore demeurer en bonne intelligence avec la mère patrie, en protestant de son dévouement et de sa soumission. Cette puérile confiance, nous la verrons se produire dans les circonstances encore plus décisives qui vont se développer. Un homme qui a bien mérité de la colonie de Saint-Domingue par les efforts qu'il fit pour y organiser un nouveau système de travail au milieu des désordres de l'affranchissement, et qui avait su gagner la confiance de Toussaint, tout en demeurant fidèle aux intérêts de la France, l'adjudant général Vincent nous a transmis de curieux détails sur ce moment décisif dans la vie du dictateur noir. Ébranlé par ses objections, pressé par ses prières, Toussaint, après un moment d'hésitation, s'élance tout à coup à cheval, et s'éloigne au galop, fuyant des arguments qu'il ne peut combattre, et se fuyant lui-même 1.

Toutefois, ne comptant qu'à demi sur les ressources de sa diplomatie, le chef noir se hâte d'organiser le pays sur lequel doit reposer son pouvoir, et de jouir de sa souveraineté nouvelle. La plus

1 Ce fut le général Vincent qui fut chargé de porter au gouvernement consulaire le nouveau projet de constitution que l'on notifiait en même temps à l'Angleterre et aux États-Unis, sans attendre l'assentiment de la France, que le général devait solliciter.

sévère discipline est introduite dans l'armée en punissant militairement les plus légères fautes, en faisant passer par les armes le général Moyse, son propre neveu, pour négligence dans le commandement de la circonscription du nord qui lui était confié, il se rend compte à lui-même de la portée de sa domination, et l'assoit mieux aux yeux de la foule; enfin, pour couronner l'œuvre de sa puissance, il fait battre monnaie à son effigie; mais, fidèle imitateur, encore en ceci, de l'usurpation consulaire, son profil africain ne parut, sur les gourdes et les escalins frappés à Santo-Domingo, qu'à côté de l'exergue : République française 1.

Nous n'avons trouvé dans aucun écrivain la mention de ce fait, que nous empruntous à l'un des manuscrits du général Kerverseau. Il est probable que les gourdes de Toussaint sont aujourd'hui aussi rares que la grande monnaie d'or de Christophe, pièce extrêmement recherchée des numismates.

CHAPITRE II.

Expédition de 1802.

Pensée du gouvernement con-
Incertitude des esprits à cet
Singulière situation d'esprit de

Expédition du géneral Leclerc en 1802. sulaire en entreprenant cette expédition. égard. Intervention de Joséphine. Toussaint, dont les généraux se préparent à recevoir pacifiquement Leclerc. Commencement des hostilités. Incendies et massacres. Conquête et pacification opérée en trois mois. Invasion de la fièvre jaune. Elle fait éclater une nouvelle insurrection. - Arrestation de Toussaint-Louverture. Mort de Leclerc. - Rochambeau. Derniers

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désastres. Les débris de l'armée française tombent au pouvoir des Anglais. Mort de Toussaint-Louverture. - Un mot sur ce noir célèbre.

Mais une pareille fortune ne pouvait être qu'un songe. Le réveil approchait.

La paix d'Amiens venait d'ouvrir l'océan à la France (1802), et le nouveau dictateur, qui sans doute ne s'était pas assuré des agents à l'extérieur, apprit les préparatifs dirigés contre lui, quand déjà la flotte de soixante voiles, commandée par l'amiral Villaret-Joyeuse, cinglait vers son île.

Nous touchons à l'épisode le plus retentissant, le moins compliqué, et cependant le moins sainement

apprécié de la révolution haïtienne. On dirait qu'éperdu et troublé par l'éclatant désastre qui a mis fin à l'expédition du général Leclerc, l'esprit se refuse à en remonter les phases pour l'étudier dans son ensemble et en saisir le caractère. Pour la génération qui s'élève, même pour bien des hommes déjà mêlés aux affaires, cette expédition, l'une des plus belles qui aient passé la mer sous le pavillon de la France, a disparu écrasée par une population éner– gique que la victoire a rendue digne de la liberté. Aux yeux d'une certaine politique, ce grand désastre est une haute leçon de l'expérience, un fécond enseignement de l'histoire..... Un court sommaire des faits va réduire la leçon et l'enseignement à leur juste valeur.

La pensée du premier consul entreprenant de faire rentrer la colonie de Saint-Domingue sous la domination de sa métropole, fut d'abord impénétrable. Voulait-il, obéissant à cette tendance de son esprit vers tout ce qui rappelait les institutions absolues du passé, rétablir l'esclavage, replacer la société coloniale sur ses bases et dans ses conditions primitives? Voulait-il au contraire, toujours épris des grandes difficultés, tenter, en acceptant les faits accomplis, un vaste essai de travail libre sous la

zone torride, en même temps qu'il créerait à l'Angleterre, alors très-peu philanthropique, un redoutable voisinage pour ses possessions du golfe du Mexique 1?

Tels étaient les doutes qui s'élevaient dans les esprits. Enfin, les politiques profonds du temps ne voyaient dans la récupération que poursuivait le consul, qu'un prétexte, qu'une cause secondaire de l'effet cherché à leurs yeux, le véritable motif, le mobile déterminant de l'expédition, c'était la pensée machiavélique de se débarrasser des phalanges de l'armée de Moreau, dont le républicanisme pouvait le gêner dans l'accomplissement des desseins liberticides

que mûrissait déjà sa précoce ambition. Plus une idée est extravagante dans ses proportions, plus elle s'empare de l'imagination de certains écrivains; et nous avons trouvé celle-ci à l'état de thèse dans plusieurs ouvrages. Pour nous, qui avons cherché ailleurs que dans les pamphlets de l'époque, la vérité sur ce point important de l'histoire contemporaine, à côté de la pensée politique si simple et si louable qui devait, aussitôt la paix réta–

1

Quelques écrivains prétendent qu'il fit tomber les représentations du cabinet de Saint-James contre le nouvel armement, en menaçant de reconnaître immédiatement l'indépendance de la colonie révoltée. Ce que nous avons dit des propositions faites par l'Angleterre à Toussaint rend cette assertion peu fondée.

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