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fit habilement comprendre que leur division ména– geait à Christophe une facile victoire sur leur caste. Rigaud se laissa persuader par la diplomatie de son rival, et se tint pour satisfait de l'abandon qui lui fut fait de cette partie du Sud, autrefois théâtre de ses exploits. Il établit le siége de son gouvernement aux Cayes, et devint le chef d'une sorte de république qui, durant quelque temps, réduisit celle de Pétion à de bien étroites limites. Mais Christophe ne fut pas longtemps à comprendre que si cette scission affaiblissait le pouvoir intérieur de son ennemi, elle lui assurait en même temps un auxiliaire dont les talents militaires étaient à redouter.

Il renonça donc pour un moment à ses idées d'enva

hissement.

Bientôt Rigaud mourut paisiblement dans sa ville des Cayes. Son lieutenant Borgella, qui lui fut donné pour successeur, fit sa soumission à Pétion (1812); et la lutte recommença entre les deux chefs du Nord et du Sud, désormais replacés dans la même position. Elle dura, avec des chances diverses, jusqu'au jour où, sans signer la paix, les rivaux, épuisés, laissèrent finir la guerre. Bientôt, dans un espace d'environ dix lieues que leur prudence mutuelle laissait inoccupé entre leurs États, l'abondante

végétation des tropiques érigea une infranchissable frontière de lianes et de futaies qui enveloppa et rendit plus tranchée la scission des deux castes. Christophe eut le Nord et la partie septentrionale de l'Ouest; Pétion resta maître du Sud et de la partie méridionale de l'Ouest '.

Toutefois, au milieu des États de Pétion, dans cette partie du Sud appelée la Grande-Anse, s'étendait la république ou le royaume du noir Goman, nouveau Cacique Henri, avec lequel le président mulâtre dut compter, et qu'il ne put jamais soumettre. C'est là ce que les écrivains d'Haïti appellent l'Insurrection de la Grande-Anse. Cette insurrection, qui fut un gouvernement presque aussi régulier que celui du Port-au-Prince, constitue l'un des faits les plus caractéristiques de l'histoire que nous esquissons, quoiqu'il soit omis dans la plupart des livres qui nous ont passé sous les yeux. Ce noyau africain, résolûment groupé autour d'un chef de sa

'Christophe était un noir créole de l'île anglaise dont il portait le nom. Après avoir acheté sa liberté, il passa à Saint-Domingue, où il faisait le commerce de bestiaux avec la partie espagnole, lorsque éclata la révolution. Les attaques peu mesurées des publicistes de Pétion, qui reprochaient à « ses mains, soi-disant royales, de manier moins bien le sceptre que la queue des casseroles de l'hôtellerie du Cap, » semblent indiquer qu'il avait été également dans la domesticité à Saint-Domingue.

Alexandre Pétion, fils d'un blanc et d'une mulâtre, était quarteron, c'està-dire presque blanc.

couleur, sur cette terre du Sud qui fut toujours le centre et le cœur de la puissance des sang-mêlés, ce n'était autre chose qu'une protestation armée et permanente de la race noire contre la domination de la race métisse. Les événements qui achèvent de se dérouler à l'heure où nous écrivons, et auxquels nous allons arriver, vont nous fournir un curieux corollaire de ce fait significatif'.

Pétion dut se contenter, pour des raisons que nous apprécierons plus tard, du titre modeste de président qu'il s'était fait conférer. Mais la pourpre de Dessalines, ou plutôt celle qui emplissait alors le monde de son éclat, troublait le sommeil de Christophe; et au milieu de sa lutte avec le Sud, il se fit proclamer roi sous le nom de Henri Ier. Cet événement eut lieu en mars 1811. Une nouvelle constitution fut encore promulguée. Ce fut comme un dernier tribut payé à la métropole dont on se séparait. La charte royale de Christophe fut la fidèle copie de celle de l'empire français. La vanité enfantine de l'Africain s'entoura de toutes ces grandes institutions que le sublime seul sauva du ridicule. Il y eut succes

Ce fut Boyer qui mit fin à l'insurrection de Goman. Treize mois suffirent à cette œuvre, dit naïvement son fidèle panégyriste M. Beaubrun Ardouin. (Géographie de l'ile d'Haïti, par M. B. Ardouin, p. 20.)

sibilité de mâle en mâle, titres de Majesté et d'Altesse royale, palais royaux; enfin, rien n'y manqua, jusqu'à la formule sacramentelle de la promulgation des actes: « Nous, par la grâce de Dieu et la loi constitutionnelle, roi d'Haïti..... » On sait que, poussant jusqu'au bout l'imitation, Christophe imagina bientôt de créer une noblesse héréditaire avec fiefs et dotations, affublant ses généraux de ces titres bizarres qui ont fait croire, à quelques écrivains ignorants du caractère du nègre, qu'il jetait ainsi une moquerie au conquérant de l'Europe'. Quatre princes, huit ducs, vingt-deux comtes, trente-sept barons, quatorze chevaliers, neuf gouverneurs de palais, sept gouverneurs de châteaux, quatorze chambellans, quatorze pages, des hérauts d'armes et des maîtres de cérémonies furent successivement créés. Une grande aumônerie, un ordre de Saint-Henri avec dotation de 300,000 fr., grands-croix et commandeurs furent également institués 2.

Pétion gouverna jusqu'en 1818. Quoiqu'il n'eût

1 Entre autres, l'abbé de Mongaillard.

2 Voir l'Almanach royal d'Haïti pour l'année 1814, et le récit du couronnement de Christophe qu'a publié M. le comte de la Limonade sous ce titre Relation des glorieux événements qui ont porté Leurs Majestés Royales sur le trône d'Haïli, suivie de l'histoire du couronnement et du sacre du roi Henri Ier et de la reine Marie-Louise, ouvrage dédié

que quarante-huit ans, l'énergie de son âme s'était affaiblie, tandis que son intelligence, restée saine, lui révélait sa décrépitude hâtive. En portant les yeux autour de lui, il vit d'un côté se dissoudre et s'isoler les éléments si divers que son étreinte avait un moment maintenus en faisceau, alors que dans le Nord, tout conservait la despotique unité imposée par Christophe. Le spectacle de cette décadence prématurée, qui semblait l'image de celle dont il se sentait atteint, le jeta dans un découragement maladif, et aucune foi religieuse n'étayant sa faiblesse, il se laissa mourir de faim comme un sophiste grec.

Deux hommes pouvaient également prétendre à son héritage. L'un était l'ancien lieutenant de Rigaud, Borgella, qu'il avait dépossédé; l'autre, le général Pierre Boyer, dont nous avons déjà parlé. Borgella se désista généreusement de la candidature que lui offrait l'opinion, et Boyer fut proclamé président (avril 1818).

Christophe régna jusqu'en 1820. Comme toute autocratie oppressive, son pouvoir, touchant à son

à monseigneur Victor-Henri, prince royal. Toutefois, nous verrons plus loin qu'il y avait une pensée au fond de ces transformations qui nous semblent grotesques, et que tout n'était pas puéril dans ces puérilités.

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