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était évident que les troupes auraient le lendemain devant elles cinquante à soixante mille individus, en partie armés, et tous déterminés à braver la mort; tandis qu'une partie de ces troupes, la ligne, avait paru, tout en dispersant les groupes, répugner à faire contre eux usage de leurs armes. Mais les ministres se faisaient encore illusion sur la nature du soulèvement rassurés par la supériorité que devait avoir des troupes d'élite, exercées au maniement des armes, contre une multitude sans ordre, sans chefs et sans moyens militaires. Ils crurent qu'il suffirait d'appeler au secours de la garnison ordinaire de Paris quelques troupes des environs, et d'une mesure extraordinaire, pour épouvanter la population. Ils arrêtèrent de mettre Paris en état de siége, si les mouvemens de la veille se reproduisaient, mais comme mesure comminatoire, et sans en prévoir les conséquences. L'ordonnance portée à Saint-Cloud par M. de Polignac le lendemain matin acheva de jeter le désordre, la défiance et le découragement dans la cause qu'elle avait pour objet de servir.

Mercredi 28 juillet. La nuit avait été calme, mais de ce calme effrayant qui précède la tempête. Dans les quartiers populeux, habités par la classe laborieuse qui, la veille encore, paraissait étrangère au mouvement, des jeunes gens avaient été stimuler les ouvriers des conciliabules s'étaient tenus où sans direction apparente on se concertait sur les moyens de résistance ou de défense à employer. Dès le point du jour, il se formait des rassemblemens d'ouvriers, plus nombreux que la veille, armés de bâtons, de piques, de pioches, de divers instrumens et d'outils, quelques-uns de vieux fusils, pistolets ou sabrés. On dépavait les rues, on construisait des barricades avec des voitures renversées, des bois de construction, des tonneaux remplis de pavés, dont on faisait un mur de quatre à cinq pieds; on portait le surplus dans les maisons pour s'en servir contre les troupes. Des gardes nationaux reparaissaient, pour la première fois depuis trois ans, en uniforme, avec leurs fusils. On se porta presque en même temps chez les armuriers ou les débitans de poudre et de plomb, dont la plupart fournirent de bon gré leurs armes et leurs munitions. Quelques

boutiques don les enseignes portaient des armoiries de France. furent pillées ; c'en fut assez pour que tous les marchands, fournis→ seurs de la cour, les fissent disparaître dans la crainte que ce ne fût contre eux des prétextes d'insulte ou de pillage. Les notaires et les huissiers firent de même enlever leurs panonceaux; et ce que des particuliers faisaient par une précaution timide, devint comme le signal de destruction de tous les emblèmes du gouvernement royal qui disparurent en un instant, et furent traînés dans la boue jusque sous les yeux de quelques postes militaires, sans que la force armée s'y opposât. C'est avec la même rapidité, comme par un accord inconcevable dans le désordre d'une sédition, que s'opérèrent presque à la fois le désarmement des pompiers, des fusiliers sédentaires et de tous les corps-de-garde isolés; la prise de l'arsenal, de la poudrière des Deux-Moulins, du dépôt d'armes et d'artillerie de Saint-Thomas-d'Aquin, l'ouverture de la prison militaire de l'Abbaye, et l'occupation de l'Hôtel-de-Ville. Le préfet de la Seine était allé, dès 7 heures du matin, informer le ministre de l'intérieur des craintes qu'il avait qu'on ne voulût y installer une municipalité provisoire, comme lors de la conspiration Mallet. Le ministre ne parut pas attacher grande importance à ce mouvement, ou crut que la mise de Paris en état de siége le dispensait de prendre toute autre mesure, car il se disposait pour se rendre au conseil qui devait se tenir, comme à l'ordinaire, à Saint-Cloud. Le préfet trouva à son retour un grand rassemblement de peuple devant l'Hôtel-deVille; le poste, trop faible (il n'était que de 16 hommes) pour opposer quelque résistance, en avait été retiré. Le peuple en enfonça les portes, monta au beffroi, sonna le tocsin et arbora en haut de l'horloge un drapeau tricolore avec un crêpe, mais sans commettre aucun désordre dans l'intérieur où le préfet put mettre en sûreté la caisse de la ville, les papiers importans de l'administration, et se retira lui-même dans l'intérieur, à la bibliothèque, sans y être inquiété, pendant toute la durée du combat.

De l'Hôtel-de-Ville, on fut arborer le même drapeau tricolore sur les tours de Notre-Dame, dont on ne cessa de sonner le gros bourdon pour appeler le peuple aux armes.

Tout cela se passait sous les yeux des autorités, sans résistance, dans le voisinage du Palais-de-Justice, et presque sous les yeux des deux magistrats chargés de l'administration et la police de la capitale. Les agens de celle-ci ne se montraient nulle part. M. le préfet Mangin avait préparé une proclamation dans laquelle il invitait les habitans de Paris à rentrer chez eux, en les avertissant que des désordres graves, commis la veille, signalaient la présence d'un grand nombre de brigands dans la capitale; proclamation que la mise en état de siége le dispensa de publier, et qu'on trouva après sa fuite dans son cabinet.

L'insurrection était en possession de la plus grande partie de la capitale, sans qu'on y vît de direction ou de but arrêté, que les troupes étaient encore dans leurs quartiers. Le maréchal duc de Raguse venait de recevoir l'ordonnance qui mettait Paris en état de siége, mais il n'avait encore été pris aucune des mesures qui en étaient la conséquence, en sorte que le préfet de police, ses agens et toutes les autorités, se crurent dispensés d'agir. Des mandats de dépôt ou d'arrestation avaient été expédiés de la veille contre les journalistes protestans. D'après une réquisition du procureur du Roi, ils restèrent sans exécution, et furent trouvés, comme les proclamations, en projet, à la préfecture de police.

A neuf heures, cinq bataillons français de la garde arrivèrent sur la place du Carrousel, deux bataillons suisses sur la place de Louis XV; trois escadrons de lanciers se formèrent en bataille à côté des premiers, avec deux batteries d'artillerie, huit pièces de canon de 8, les seules qu'on ait employées dans cette journée; car on avait, par un sentiment que l'esprit de parti ne peut faire méconnaître, laissé à l'École Militaire les quatre obusiers qui complétaient les deux batteries. Les pièces étaient approvisionnées à 45 coups, dont 4 à mitraille. On avait ordonné au régiment de la garde, en garnison à Saint-Denis et à Vincennes, d'envoyer à Paris ce qu'il aurait de disponible, sans dégarnir la dernière position, si importante à garder pour le matériel qu'elle contenait. Ce régiment fournit environ cinq cents hommes, qui arrivèrent aux ChampsÉlysées à onze heures, presque en même temps que trois escadrons

de grenadiers à cheval venus de Versailles : ce qui portait la force delagarde royale, réunie sur ce point, à trois mille hommes d'infanterie, et six cents de cavalerie. On avait donné aux soldats de vingt à trente cartouches; mais on n'avait pris aucune mesure pour les faire vivre. On ne regardait sans doute encore ce mouvement que comme une promenade.

Quant aux régimens de ligne, les 5o, 50°, 53° devaient occuper la place Vendôme ( état-major de Paris) et les boulevards, jusqu'à la place de la Bastille, et se lier avec les cuirassiers de la garde, casernés aux Célestins. Le 15° léger devait garder la place du Panthéon, le Palais-de-Justice et l'Hôtel-de-Ville; mais soit que les ordres fussent parvenus trop tard ou mal exécutés, le peuple en était maître avant que la troupe ne parût.

Le maréchal Marmont, inquiet de ce qui se passait, y envoya une patrouille de gardes royales qui furent attaqués aux cris de vive la Charte! à bas les ministres! à coups de pierres et de fusil : ils allaient être désarmés ou mis en pièces sur la place de Grève, lorsqu'un bataillon de la même garde, envoyé de ce côté en reconnaissance un quart d'heure après, parvint à dégager ses camarades, mais non sans avoir été vivement attaqué lui-même par le peuple, qui lui tua ou blessa plusieurs hommes. Ce bataillon, trop faible pour reprendre ou garder la position de l'Hôtel-de-Ville, put s'assurer que le 15o léger arrivait au Palais-de-Justice; et il rentra aux Tuileries, non sans avoir encore quelques blessés, toujours harcelé par des hommes du peuple qui tiraient à l'abri des maisons ou des parapets, de l'autre côté de la rivière.

Les rapports qui arrivaient de tous côtés au maréchal venaient enfin de l'éclairer sur la véritable situation des choses. Il se hâta d'envoyer à Saint-Cloud une ordonnance, avec une lettre dans laquelle il annonçait au Roi que ce n'était plus une émeute, mais une révolution ; qu'il était urgent de prendre des moyens de pacification; que l'honneur de la couronne pouvait encore être sauvé, mais que le lendemain il ne serait peut-être plus temps. (Déposit. de M. de Guise.) La lettre fut égarée ou dérobée malheureusement, si toutefois on peut croire qu'elle eût produit plus d'impres

sion que la mission du colonel Komiérowski, dont on verra tout à l'heure le résultat.

Mais en hasardant cette première démarche de pacification, le maréchal ne renonçait pas à la cruelle mission qu'il avait acceptée. Son premier plan avait été de se garder en force aux ChampsÉlysées, aux Tuileries, et dans le palais inexpugnable du Louvre ; de tenir l'École Militaire, le Panthéon, le Palais-de-Justice, l'Hôtelde-Ville et les boulevards intérieurs qui assuraient la position des casernes dégarnies de troupes. La défense du Palais-Royal, confiée à un bataillon de la garde, se liait avec celle de la Banque (place des Victoires), gardée par cent hommes, et devait être appuyée par les troupes chargées de la défense du Louvre, tandis que celles des Tuileries maintenaient ses communications par la rue de Rivoli avec l'état-major de la place Vendôme.

De cette position, le maréchal voulait, pour arrêter les progrès ou les communications du soulèvement populaire, s'assurer la liberté du mouvement des troupes sur les grandes perpendiculaires de la porte Saint-Denis au Panthéon, des Tuileries aux boulevards du nord par la rue Richelieu, et la ligne intérieure de la rue SaintHonoré au marché des Innocens par la place du Châtelet, l'Hôtelde-Ville à la place Saint-Antoine. Mais le nombre des troupes dont il pouvait disposer ne répondait pas à ses desseins; le courage du peuple et des circonstances inattendues les rendirent inutiles.

Quoi qu'il en soit, et d'après le plan adopté, quatre colonnes de mouvement ou d'attaque furent formées et dirigées comme il suit.

La première, composée d'un bataillon de la garde (française), de deux pièces de canon et du 15e léger qu'elle devait trouver au Palais-de-Justice, eut ordre de se porter sur l'Hôtel-de-Ville, sous le commandement d'un maréchal de camp.

La seconde colonne, formée de deux bataillons suisses de la même garde, ayant deux pièces de canon et trente gendarmes, sous les ordres du général Quinsonnas, devait nettoyer la rue SaintHonoré, la rue Saint-Denis, et se tenir en communication avec le Palais-Royal et les quais, en s'assurant de la position du marché des Innocens.

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