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d'eux, M. le comte Florian de Kergorlay, voulant donner à son refus une publicité plus éclatante, avait écrit, sous la date du 23 septembre, au président de la noble Chambre une lettre dans laquelle, établissant les motifs de son refus sur les sermens qu'il avait prêtés aux rois Louis XVIII, Charles X et à la Charte constitutionnelle, que l'un d'eux avait donnée à la France, il attaquait ouvertement et signalait comme un acte de violence la Charte nouvelle, qui, dans son opinion, avait détruit l'inviolabilité du monarque, « dépouillé la France de la salutaire institution de l'hé« rédité du trône, et l'héritier légitime de ce trône, par le scul a fait de l'abdication de Charles X et de son auguste fils. »

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Les Chambres, disait M. de Kergorlay, sans rien pouvoir alléguer contre le droit de monseigneur le duc de Bordeaux, ont transféré, le 7 da mois d'août, sa couronne au premier de ses sujets. Je ne m'associerai point par un serment à un acte anquel je me serais cru coupable de concourir.

« A défaut d'aucun droit, on a allégué en faveur du Roi qu'ont élu les Chambres, que lui seul pouvait sauver la France. Je pense, au contraire, qu'il était de tous les Français le plus incapable de la sauver, parce que de tous les Français il est celui à qui l'usurpation à laquelle on le convia dut sembler la plus criminelle...

<< Quant à la Charte, j'ai à ce sujet deux convictions constantes: l'one, qu'on Roi qui a juré une Charte n'a pas droit de la violer; l'autre, qu'alors même que des modifications seraient utiles des Chambres, qui ont juré cette Charte n'ont pas le droit de donner pour base à ces modifications l'expulsion de leur Roi.

J'attendrai donc, avant de prêter serment à une Charte modifiée, que les modifications qu'y pourraient désirer les Français apparaissent à leurs vœux, sons l'autorité du Roi légitime. Élevé par sa noble mère dans le sentiment intime de ses devoirs envers son peuple, l'enfant royal vivra pour le bon⚫ heur de la France, et nous sera un jour rendu.

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A cette déclaration, M. de Kergorlay ajoutait une protestation non moins énergique contre l'élimination ou l'exclusion des pairs nommés sous Charles X, pairs dont le droit et le caractère étaient inamovibles, indestructibles comme ceux des pairs conservés, et dont l'élimination portait, relativement à l'accusation des ministres de Charles X, le caractère le plus sinistre, puisqu'elle transformait, à ses yeux, la Cour des pairs en commission ou tribunal extraordinaire, et stigmatisait à l'avancé les condamnations à mort qu'elle pourrait porter de la qualification d'assassinat judiciaire...

Je ne m'associerai point par un serment, ajoutait-il, à un système qui donne à des ministres pour juges des hommes qui se sont créé à eux-mêmes un intérêt apparent à les condamner. »

M. de Kergorlay déclarait, en finissant, que s'il ne pouvait siéger à la Chambre, sa volonté ne le rendait point complice de l'obstacle qui l'empêchait de remplir ce devoir; il cédait à l'abus de la force matérielle.

La Chambre avait reçu cette lettre comme un simple refus, sans en rapporter les motifs, sans en admettre l'insertion dans sou procès-verbal, comme M. de Kergorlay le demandait; il la fit insérer dans la Quotidienne et dans la Gazette de France (des 25 et 27 septembre). A cette publication, qui fit scandale, le ministère public intenta des poursuites contre l'auteur de la lettre et les gérans de ces deux journaux (MM. de Brian, de Genoude et Lubis). M. de Kergorlay commença par protester contre ces poursuites, attendu qu'en sa qualité de pair de France il n'était pas justiciable des tribunaux ordinaires. La question fut portée d'abord devant la chambre du conseil du tribunal de première instance; elle s'était déclarée compétente, « attendu que M. de Kergorlay, n'ayant pas prêté le serment, devait être considéré comme déchu à la ⚫ date de sa renonciation volontaire.» Mais la Cour royale en jugea autrement, c'est-à-dire que M. de Kergorlay, ayant écrit sa lettre encore dans son caractère de pair de France, u'était justiciable que de cette haute Cour. D'ailleurs il intervint une ordonnance du Roi (du 9 novembre) qui convoquait la Cour des pairs pour procéder, sans délai, au jugement du comte de Kergorlay, ex-pair de France, et les gérans des deux journaux cités, comme prévenus d'avoir publié la lettre dont il est question, et de s'être, par-là, rendus coupables du délit prévu par l'art. 4 de la loi du 25 mars 1822.

La Cour des pairs, ayant reconnu sa compétence, s'assembla ⚫le 22 novembre. M. Persil, procureur général près la Cour royale, nommé par l'ordonnance royale pour poursuivre l'accusation, assisté de M. Berville, avocat général près la même cour, en exposa les motifs en lisant la lettre du 23, véritable protestation qu'il incrimínait, non pas sous le rapport des opinions politiques que proAnn. hist. pour 1830.

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fessait l'auteur, mais relativement à l'intention qu'il annonçait d'attaquer le gouvernement du Roi des Français, et regardant << encore comme existant un gouvernement dont il faudrait perdre « jusqu'au souvenir. » M. Persil, relevant, dans une partie de son réquisitoire, les attaques de M, de Kergorlay contre le choix que les députés avaient fait de Louis-Philippe, sans avoir reçu de mandat spécial à ce sujet, répondait que « le mandat des députés n'a pas de limites; que, nommés dans l'intérêt du peuple, ils ont « tous ses droits, ils peuvent tout ce que la nécessité des temps et « des circonstances prescrit, et que leurs actes sont obligatoires dès qu'ils sont approuvés par le vœu national... »

Quant au jeune enfant auquel M. de Kergorlay croyait sa fidélité engagée, M. Persil, citant comme exemple l'élévation au trône de Hugues Capet, chef de la troisième dynastie, au préjudice de l'héritier légitime de la race carlovingienne, du consentement tacite du peuple, soutenait que si Hugues Capet eût été expulsé, la fidélité du peuple n'eût pas été engagée envers ses descendans.

Certainement non, disait-il, les droits éventuels de l'héritier présomptif de ła couronne se seraient évanouis comme ils s'étaient formés. Le père les avait acquis par son courage et son habileté, il pouvait les perdre par son imprn. deuce et sa mauvaise foi.

C'est ce qui est arrivé an Roi Charles X. La nation, par ses représentans, a proscrit sa race, et délié les Français de tout engagement envers elle. Elle a fait plus: par des adresses et des délégués spéciaux envoyés auprès du nouveau souverain, elle a approuvé la translation de la couronne et la délégation qui lui en avait été faite. Que vient-on nous parler ensuite d'un prétendant auquel la fidelité des sujets serait engagée?

«Non, et c'est un véritable crime de le prétendre, c'est surtout le fait d'un mauvais citoyen de le publier. C'était bon dans les temps où les rois osaient prétendre qu'ils ne relevaient que de Dieu et de leur épee, de regarder les pea. ples comme le patrimoiue de leur famille. La civilisation a rendu leurs droits aux nations; si elles savent tout ce qu'elles doivent de vénération et d'obéissance aux rois qui se dévouent pour elles, elles n'ignorent pas que, dans des cas, bien rares, et lorsque, par le malheur de leur position elles sont poussées à bout, elles ont en elles de quoi reconquérir leur indépendance. Ce n'est pas, comme le dit M. de Kergorlay, abuser de la force matérielle, c'est encore moins convier un grand citoyen à une sorte d'usurpation; c'est tout simplement user de son droit, c'est faire justice à la dynastie qui finit et à celle qui com. mence. C'est, en faisant cesser les malheurs présens, fonder le bonheur de l'avenir..

Quant au chef d'offense à la personne du Roi, M. Persil signa

lait particulièrement le passage de la lettre commençant par ces mots : à defaut d'aucun droit, et finissant par ceux-ci : la plus criminelle, et il concluait à condamner M. de Kergorlay en deux années d'emprisonnement et dix mille francs d'amende (maximum de la peine), et MM. de Brian, de Genoude et Lubis en une année d'emprisonnement, et chacun deux mille francs d'amende.

M. de Kergorlay, rappelant dans sa défense les principes et les paragraphes même de sa lettre, ajouta de nouvelles offenses à la personne du Roi; il prétendit « que les provinces avaient reçu la « nouvelle de la révolution dans un morne silence; que le Roicitoyen, moins généreux que Bonaparte, n'avait pas consulté la « nation sur son élévation au trône; « et si le peuple eût été appelé « à choisir entre Henri-Dieudonné et le fils du régicide, disait-il, * y a-t-il quelqu'un ici qui ose dire qu'il ignore qui la voix du ⚫ peuple aurait proclamé? » Outrage nouveau, dont l'assemblée entière parut indignée, auquel l'accusé en ajouta un autre contre ses juges, qu'il accusait d'avoir abjuré leurs sermens, et en protestant contre la mutilation de la Cour des pairs, telle qu'elle était maintenant constituée, d'après l'élimination des pairs nommés par Charles X.

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L'avocat de M. de Kergorlay (c'était M Berryer fils), plus prudent, c'est-à-dire plus modéré que son client, n'en soutint pas moins ses doctrines de légitimité, et n'en attaqua pas moins la déclaration du 7 août, comme une usurpation sur la souveraineté du peuple, telle que M. de Cormenin l'entendait; d'ailleurs la lettre de M. de Kergorlay était le cri « de sa conscience, rien ne pouvait l'interdire »; elle n'était pas plus coupable que plusieurs autres lettres ou discours adressés, dans la même circonstance, aux deux Chambres, et qui n'avaient pas donné lieu à des poursuites. L'offense au Roi n'était pas d'un caractère tel qu'elle pût les justifier. Cette lettre, écrite par un pair de France encore dans l'exercice, dans le privilége de sa haute dignité, devait être considérée comme une opinion parlementaire, dont on ne pouvait limiter et punir la libre expression sans compromettre l'indépendance et la dignité des deux Chambres.

C'est aussi sous le rapport des égards dus au caractère de l'au→ teur de la lettre, que les défenseurs des gérans de journaux justifiaient ou excusaient la publication qu'ils n'auraient pas cru pouvoir refuser.

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En résultat, la Cour ayant entendu les parties et les répliques de MR Berville, etc., remit au lendemain 23 le prononcé de son arrêt, par lequel, rapportant le passage déjà cité, elle condamnait le comte de Kergorlay à la peine de six mois d'emprisonnement et 500 francs d'amende, et MM. de Brian et de Genoude chacun en un mois d'emprisonnement et 150 francs d'amende, et tous solidairement aux frais du procès. M. Lubis fut renvoyé des fins de la plainte comme n'ayant point participé à la publication.

Il ne manquait à ce jugement qu'une trentaine de pairs, dont la Cour admit l'excuse, soit à cause des fonctions publiques qu'ils remplissaient, soit à raison de leur âge ou de leurs infirmités. M. de Kergorlay et les deux gérans de la Quotidienne et de la Gazette ont subi leur peine dans la prison de Sainte-Pélagie.

En même temps que la Chambre des pairs jugeait ceîte cause qu'on peut regarder comme le prélude du procès plus mémorable qui s'instruisait dans son sein, elle s'occupait d'une question qui touche de trop près à la dignité, à l'existence même de la pairie, pour ne pas s'y arrêter. En attendant la solution de la question de l'hérédité, suspendue jusqu'à la session de 1831, un certain nombre de pairs, appelés, depuis la révolution de juillet, à succéder à leurs pères, ou même en ligne collatérale, d'après des ordonnances antérieures rendues en leur faveur, le comte Donatien de Sesmaisons, le duc de La Vauguyon, le comte de Ségur, le comte de Sainte-Suzanne, le duc de Richelieu, le marquis de Barthélemy, le marquis d'Ecquevilly, le marquis de Lally-d'Aulx, etc., avaient été admis sans difficultés... La pairie ne pouvait se dépouiller, avant le jugement, d'un droit encore existant. Mais il se présentait un cas plus difficile à résoudre: M. le marquis de Crussol, membre de la Chambre des députés, fils du duc d'Uzès, qui avait refusé le serment, demandait à succéder à son père, dont la déchéance

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