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Quand on lit l'Exposé des motifs de Treilhard, on s'aperçoit qu'il est très-embarrassé pour expliquer cette différence considérable que le code civil met entre le divorce et la séparation de corps. Il dit que la procédure du divorce par consentement mutuel a été hérissée de difficultés et de sacrifices, pour faire tomber une action que l'on ne doit pas admettre, si elle n'est pas nécessaire; tandis que l'action en séparation est une action ordinaire qui se poursuit comme toutes les autres et dont les formes, par conséquent, n'auraient offert aucune garantie contre les abus de cette cause. L'orateur du gouvernement en conclut que la séparation par consentement mutuel aurait été une large porte entièrement et toujours ouverte au caprice, à la légèreté, sans aucune espèce de préservatifs contre leurs effets (1). Singulière conclusion! Il fallait conclure, au contraire, que l'abus étant à craindre, dans le cas de séparation comme dans le cas de divorce, il convenait de prescrire les mêmes formes comme garantie contre l'abus. L'analogie était évidente ici; et cependant le législateur n'en a pas voulu!

Les auteurs sont tout aussi embarrassés que Treilhard. Duranton discute longuement les raisons que l'on a données pour justifier la différence que l'article 307 établit entre le divorce et la séparation de corps; il les combat toutes; mais, chose singulière, celle qu'il propose est encore plus mauvaise que celles qu'il rejette. A quoi bon, dit-il, organiser une longue procédure pour permettre aux époux de vivre séparément alors qu'ils sont d'accord? Ne sont-ils pas libres de rompie la vie commune? Pourquoi demanderaient-ils à la justice ce qu'ils peuvent faire de leur propre volonté (2)? M. Valette abonde dans ce sentiment. Le principal motif, dit-il, pour lequel la séparation de corps par consentement mutuel n'a pas été permise, c'est qu'elle était inutile. En effet, si les époux veulent seulement vivre séparés, ils le peuvent sans recourir à

(1) Treilhard, Discours prononcé dans la séance du Corps législatif du 23 ventôse an xi, no 6 (Locré, t. II, p. 609).

(2) Duranton, Cours de droit français, t. II, p. 481-486, nos 529-531.

l'intervention de la justice (1). » Comment des jurisconsultes peuvent-ils tenir un pareil langage? Quoi! les époux sont libres de vivre séparément dès qu'ils le veulent! Et que devient donc l'obligation de la vie commune consacrée par le code Napoléon (art. 214)? Si la vie commune est une obligation, la séparation volontaire est par cela même nulle, radicalement nulle, parce que c'est une convention qui déroge à une loi d'ordre public. Cela est élémentaire, et il est presque inutile d'ajouter que la jurisprudence a consacré ces principes (2). Il est vrai que parfois des époux conviennent de vivre séparément, mais ces conventions n'ont aucune valeur; le jour même où elles interviennent, l'un des époux peut forcer l'autre à rétablir la vie commune. Et c'est là la séparation qui rendrait inutile la séparation judiciaire par consentement mutuel ! La séparation prononcée en justice aurait donné aux époux le droit de vivre séparément; c'est là l'objet de la séparation de corps. C'est donc une hérésie juridique d'affirmer que la séparation volontaire tient lieu de la séparation de corps.

Proudhon a donné une raison historique de l'anomalie consacrée par l'article 307 du code Napoléon. La séparation de corps a été établie par l'Eglise catholique; mais le droit canon ne l'admettait que pour causes déterminées et non par le consentement mutuel des époux. C'est par respect pour la liberté de conscience que les auteurs du code civil l'ont rétablie, car le législateur révolutionnaire l'avait abolie. Dès lors ils devaient la maintenir telle que l'Eglise l'avait organisée; ils devaient donc repousser la séparation par consentement mutuel (3). La raison est assez plausible, mais elle n'est pas décisive; permettre la séparation par consentement mutuel, ce n'est pas forcer les catholiques à la demander pour cette cause. D'ailleurs la séparation par consentement que le droit canon repoussait, c'était la séparation qui n'avait d'autre motif que la volonté des époux. Telle n'est pas la pensée qui a présidé

(1) Valette sur Proudhon, De l'état des personnes, t. Ier, p. 534, note a. (2) Voyez les arrêts dans Dalloz, au mot Séparation de corps, nos 14 et 15. (3) Proudhon, Traité sur l'état des personnes, t. Ier, p. 532.

au divorce par consentement mutuel; telle n'eût donc pas été la séparation par consentement mutuel; c'eût été une séparation pour une cause légitime, mais que les époux ont intérêt à cacher.

Il n'y a, en définitive, qu'une seule raison qui explique, mais sans la justifier, la disposition de l'article 307. Treilhard l'a déjà indiquée. La séparation de corps emporte séparation de biens. Si elle pouvait se faire par consentement mutuel, deux époux de mauvaise foi en pourraient abuser pour frauder les droits de leurs créanciers. Cela suppose que les créanciers n'ont pas le droit d'intervenir dans l'instance en séparation de corps. Mais qu'est-ce qui empêchait le législateur de leur donner le droit d'intervenir, afin de prévenir des séparations frauduleuses? Ils auraient été admis, non à combattre la séparation véritable, mais la séparation demandée en fraude de leurs droits. Il n'y avait rien en cela de contraire aux principes.

Maintenant on comprendra l'embarras des auteurs à justifier l'article 307. Ils ne pouvaient pas donner de bonne raison, puisqu'il n'y en a pas. Il faut dire plus. Dès que l'on admettait le divorce par consentement mutuel, il fallait, à plus forte raison, autoriser la séparation de corps pour cette cause. Le législateur suppose que, quand les époux demandent le divorce par consentement mutuel, quand ils se soumettent aux formalités et aux sacrifices qu'il leur impose, il existe une cause légitime de rompre le mariage; mais l'intérêt des époux, l'intérêt des enfants et de la famille exige que cette cause reste cachée. Est-ce que des époux qui demandent la séparation de corps ne seraient pas intéressés à cacher la vraie cause pour laquelle ils veulent, ils doivent rompre la vie commune? Leur intérêt est bien plus grand, puisque le mariage subsiste; si donc il y a un fait honteux, criminel, il affecte plus profondément des époux séparés que des époux divorcés. La société est encore plus intéressée à ce que les causes de la séparation restent ignorées du public; en effet, elle espère, elle désire que les époux simplement séparés rétablissent la vie commune. Et comment veut-on

que les époux se réunissent, lorsque la publicité a envenimé leurs dissensions, lorsqu'elle a rendu leur haine irréconciliable? N'est-ce pas une preuve évidente que le législateur ne procède pas en cette matière par identité de

raison?

315. Les causes déterminées pour lesquelles le divorce et la séparation de corps peuvent être demandés étant les mêmes, les époux ont le choix d'intenter l'action en divorce ou l'action en séparation. Une fois l'action intentée, leur choix est fait; peuvent-ils encore, après cela, revenir sur leur demande et la changer? Nous ne voyons aucun principe qui s'y oppose en théorie. On objecte l'adage qui dit que celui qui choisit une des voies que la loi lui offre, renonce à l'autre (1). Nous répondons que la renonciation implique une déchéance; et pour prononcer une déchéance, il faudrait un texte de loi. D'ailleurs la renonciation ne se comprend même pas; on ne renonce pas à un droit qui tient à l'ordre public. Il faut donc admettre qu'une demande en divorce peut se convertir en une demande en séparation de corps, et réciproquement. Mais dans l'application du principe, nous rencontrons une difficulté. La procédure en divorce est toute spéciale, tandis que la procédure en séparation est régie par le droit commun. On conçoit donc que l'action en divorce soit convertie, en tout état de cause, en une action en séparation de corps, puisque c'est revenir au droit commun (2). Mais si l'époux a demandé la séparation de corps, il ne peut pas convertir cette demande en une action en divorce, puisqu'il abandonne le droit commun pour entrer dans une voie exceptionnelle; il faut qu'il se désiste de sa première action pour en intenter une nouvelle.

Nous supposons que l'instance est encore pendante. S'il était intervenu un jugement qui admette la demande ou qui la rejette, dans ce cas il ne pourrait plus s'agir de la changer. Est-elle rejetée, il est décidé qu'il n'y a pas de cause déterminée qui autorise le divorce, et par cela même

(1) Electa una via, excluditur altera (Arntz, Cours de droit civil, t. I, p. 231, no 445).

(2) Arrêt de Liége du 21 février 1850 (Pasicrisie, 1850, 2, 187).

la séparation de corps, puisque les deux actions ont une cause identique. Est-elle admise, le débat est terminé, il n'y a plus de demande, on ne peut donc pas la changer. Il y a cependant une différence entre le divorce et la séparation. Le divorce est la dissolution du mariage; la séparation laisse subsister le mariage; il peut se produire, pendant la séparation, une cause nouvelle qui autorise l'époux séparé à demander le divorce (1). La cour d'Aix avait jugé en sens contraire, en invoquant une de ces maximes banales qui le plus souvent conduisent à l'erreur elle disait que la séparation de corps avait été établie pour tenir lieu du divorce à ceux dont la conscience n'admet pas la dissolubilité du mariage: que, d'après l'esprit et la lettre du code, le divorce et la séparation étaient deux voies parallèles qui ne pouvaient jamais se rencontrer: qu'ainsi l'époux qui avait opté pour la séparation de corps avait renoncé à user de la loi du divorce. Cet arrêt fut cassé. La cour ne s'était pas aperçue qu'elle créait une fin de non-recevoir qu'aucune loi n'établissait. Quant à la maxime qu'elle invoquait, elle était excellente pour les anciennes causes qui avaient servi de base à la première demande, mais elle ne pouvait être opposée au mari dont la femme séparée se livrait à de nouveaux débordements. et compromettait l'honneur de son nom. C'est l'inconvénient de la séparation de corps; il n'y a d'autre remède au mal que le divorce (2).

316. Du principe que les causes de la séparation et du divorce sont identiques, suit encore que l'on doit appliquer à la preuve des faits sur lesquels repose la demande en séparation, ce que nous avons dit des preuves en matière de divorce. Ainsi, notamment, l'aveu du défendeur ne peut pas être invoqué par l'époux demandeur en séparation, à moins qu'il n'y ait d'autres preuves à l'appui le simple aveu pourrait en effet conduire à une séparation par consentement mutuel, que le code civil prohibe formellement. Faut-il étendre cette décision à la preuve testi

(1) Zachariæ, traduction de Massé et Vergé. t. Ier, p. 283 et suiv. (2) Arrêt de la cour de cassation du 16 décembre 1811 (Merlin, Répertoire, au mot Divorce, section IV, § 17, t. VIII, p. 245).

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