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CHAPITRE II.

DE LA FILIATION PATERNELLE.

SECTION I.

De l'enfant conçu pendant le mariago.

363. « L'enfant conçu pendant le mariage a pour père le mari (art. 312). » Cette présomption peut être combattue par le désaveu du mari de la mère. La présomption suppose la cohabitation des époux, elle doit donc céder devant la preuve que les époux n'ont pas cohabité, à raison d'une impossibilité physique ou morale. Pour ne rien laisser à l'arbitraire, la loi définit d'une manière précise l'impossibilité physique et l'impossibilité morale. Le but que la loi a en vue prouve qu'elle est limitative; elle doit donc être interprétée d'une manière restrictive. Ce principe d'interprétation résulte encore de la nature exceptionnelle du désaveu. Quand l'enfant est conçu pendant le mariage, il a pour lui la plus forte des présomptions; donc, en général, il ne peut pas être désavoué. Les cas où il peut l'être sont de rares exceptions, et, à ce titre, de rigoureuse interprétation. Enfin la faveur dont la loi entoure la légitimité nous conduit à la même conséquence. Le législateur favorise la légitimité, par cela même il ne peut pas être favorable à l'action en désaveu. Ici l'on peut donc et l'on doit appliquer le vieil adage, odiosa restringenda. On abuse de cette maxime, et nous ne voudrions pas la poser comme règle. C'est faire injure au législateur que de qualifier ses dispositions d'odieuses; on doit toujours supposer qu'il a de bonnes raisons pour justifier sa rigueur. Dans l'espèce, le droit du mari mérite, en principe, autant de faveur que le droit de l'enfant. Reste à savoir lequel doit l'emporter quand ils sont en conflit. Eh bien, nous avons prouvé que le législateur veut avant tout

assurer l'état des personnes, en maintenant leur légitimité. Donc, en cas de doute, le droit de l'enfant doit l'emporter sur celui du mari.

§ Ier. De l'impossibilité physique de cohabiter.

N° 1. DE L'ÉLOIGNEMENT.

364. Le mari prouve qu'il était, par cause d'éloignement, dans l'impossibilité physique de cohabiter avec sa femme, pendant le temps qui a couru depuis le trois centième jusqu'au cent quatre-vingtième jour avant la naissance de l'enfant. Dans ce cas, il peut désavouer l'enfant. En effet, d'après les présomptions que la loi établit sur la durée de la grossesse, il est impossible que le mari soit le père de cet enfant. La grossesse peut durer cent quatrevingts jours, elle peut durer trois cents jours, elle peut durer cent quatre-vingts à trois cents jours; la conception peut donc avoir eu lieu dans l'intervalle qui sépare le trois centième et le cent quatre-vingtième jour avant la naissance de l'enfant. Si pendant tout le temps où la conception a été possible, le mari n'a pu cohabiter avec sa femme, il est prouvé, par cela même, que cet enfant ne lui appartient pas (art. 312). L'on voit ici un exemple frappant de la faveur que la loi témoigne à la légitimité. Un enfant naît avec une conformation telle, qu'il est certain que sa naissance est précoce; il aura été conçu dans le septième mois qui précède l'accouchement. Suffira-t-il que le mari prouve son éloignement pendant ce septième mois? Non; T'enfant invoquera contre lui la présomption qui admet un terme de dix mois pour la durée de la grossesse; si donc le mari habitait avec sa femme dans le dixième mois avant la naissance de l'enfant, il ne pourra pas le désavouer, bien qu'il soit certain que la naissance, loin d'être tardive, est, au contraire, précoce. L'enfant peut donc, selon son intérêt, invoquer la présomption de la plus courte ou de la plus longue grossesse, à son choix. Il est évident que la réalité peut se trouver en opposition avec la présomp

tion; la légitimité reposera sur une fiction; il suffit d'une fiction pour que la loi s'en empare en faveur de la légitimité. Elle repousse toute preuve contraire. Nous en avons dit les raisons.

365. Quels doivent-être les caractères de l'éloignement? La loi, dit-on, ne les détermine pas; d'où l'on conclut que c'est une question de fait (1). Cela n'est pas tout à fait exact. L'article 312 dit que le mari doit prouver que, par cause d'éloignement, il a été dans l'impossibilité physique de cohabiter avec sa femme. Donc l'éloignement doit étre tel, qu'il en résulte une impossibilité physique de cohabitation. Voilà bien la définition de l'éloignement et c'est la loi qui la donne. Après cela vient la question de savoir si l'éloignement a été tel, qu'il a produit une impossibilité physique de cohabiter: ce point est certes de fait, mais les tribunaux, en le décidant, ne doivent pas oublier que l'impossibilité de cohabiter doit être physique, c'est-à-dire absolue, en ce sens du moins qu'il ne reste aucun doute sur ce qu'il ne peut y avoir eu de rapprochement. Ce sont les expressions de Bigot-Préameneu (2). Le tribun Duveyrier est encore plus explicite et plus restrictif. Il faut, dit-il, que l'absence soit constante, continue, et de telle nature que, dans l'intervalle de temps donné à la possibilité de la conception, l'esprit humain ne puisse concevoir la possibilité d'un seul instant de réunion entre les deux époux (3). » C'est cette impossibilité absolue que les tribunaux auront à constater en fait : il faut qu'ils déclarent, ainsi que Duveyrier s'exprime, « qu'au moment de la conception, toute réunion, même momentanée, entre les époux, ait été physiquement impossible.

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Il ne suffirait donc pas, comme Demante l'enseigne, de prouver par témoins que les deux époux ont constamment résidé à une certaine distance l'un de l'autre. Ce ne serait là qu'une probabilité, ce ne serait certes pas la preuve d'une impossibilité de cohabiter. La cour de Bourges l'a jugé ainsi, dans une espèce où le mari résidait habituel

(1) Demante, Cours analytique, t. II, p. 50, no 39 bis I.

(2) Bigot-Préameneu, Exposé des motifs. no 3 (Locré, t. III, p 86) (3) Duveyrier, Discours, no 13 (Locvé, t. III, p. 125).

lement loin du domicile conjugal; mais, dit l'arrêt, << tels n'étaient ni l'éloignement ni les empêchements ou difficultés matériels d'aucun genre, qu'on en doive nécessairement inférer l'impossibilité d'un rapprochement fortuit entre les époux et d'une cohabitation accidentelle (1).

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C'est au juge de décider s'il y a eu impossibilité absolue de cohabiter. Si l'explication que. Duveyrier donne de l'éloignement avait été insérée dans le code, il en faudrait induire que, dans l'état actuel des communications, le rapprochement des époux pendant le temps de la conception étant presque toujours dans l'ordre des choses possibles, il n'y aurait presque jamais lieu à désaveu (2). Le marı habite l'Algérie, la femme réside à Paris. Y a-t-il, à raison du fait seul de l'éloignement, impossibilité de cohabiter? Non, certes. Cependant la cour d'Alger a admis le désaveu. C'est qu'il était prouvé que le mari n'avait pas quitté Alger, ni la femme Paris. Dès lors il y avait impossibilité absolue, dans le sens de la loi (3). Par contre, il a été jugé que si le mari habite l'Espagne, tandis que la femme réside en France, il n'y a pas là un éloignement qui empêche le rapprochement accidentel des époux (4). Ajoutons que dès qu'il y a doute, il doit s'interpréter en faveur de l'enfant.

366. On demande si la prison qui sépare deux époux peut être assimilée à l'éloignement dans le sens légal. Duveyrier a prévu la difficulté dans son discours devant le Corps législatif, et voici ce qu'il répond : « Il est clair que la prison c'est l'absence elle-même, pourvu que l'absence ait été tellement exacte et continuelle, qu'au temps de la conception la réunion d'un seul instant fût physiquement impossible (5). » Ces paroles sont considérables; elles confirment ce que nous venons de dire du caractère de l'éloignement: le mari doit donc prouver l'impossibilité absolue d'un rapprochement, par suite de la reclusion. La

(1) Arrêt de Bourges du 6 juillet 1868 (Dalloz, 1868, 2, 180).
(2) Demolombe, Cours de code Napoléon, t. V, p. 30, no 30.
(3) Arrêt d'Alger du 12 novembre 1866 (Dalloz, 1867, 2, 127).
(4) Arrêt de Paris du 9 août 1813 (Dalloz, au mot Paternité, no 135).
(5) Duveyrier, Discours, no 13 (Locré, t. III, p 125,.

jurisprudence est en ce sens (1). Nous citerons un cas remarquable qui s'est présenté devant la cour de Paris. Le mari est incarcéré sous prévention de crime; dix mois et dix-sept jours après son emprisonnement, sa femme accouche d'un enfant qui est inscrit comme enfant naturel. Sur l'action en désaveu intentée par le mari, le tribunal de première instance décide qu'il n'y avait pas eu impossibilité physique de cohabitation entre les époux, attendu que pendant son incarcération le mari avait communiqué avec sa femme. Appel du mari qui demande à prouver qu'il a quitté, à la vérité, momentanément sa prison pour aller à son établissement et donner des renseignements nécessaires à son commerce, mais qu'il a été accompagné constamment de deux dragons qui l'ont gardé à vue pendant toute la durée de la visite, en présence d'un domestique de sa femme et d'un ouvrier de la maison. La cour admit le mari à cette preuve (2).

Cela décide la question en ce qui concerne la captivité des prisonniers de guerre. La captivité n'est pas une prison; ce n'est donc pas à raison de la détention qu'il peut y avoir éloignement; par suite, il n'y a pas lieu à désaveu, à moins que l'éloignement n'ait été tel, qu'il a empêché tout rapprochement entre les époux. Ainsi jugé par les cours de Paris et de Rouen (3).

No 2. DE L'IMPUISSANCE ACCIDENTELle.

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367. Aux termes de l'article 313, « le mari ne peut, en alléguant son impuissance naturelle, désavouer l'enfant. » Pourquoi la loi ne permet-elle pas au mari d'alléguer son impuissance naturelle? Au premier abord, il semble que c'est là une cause péremptoire de désaveu, puisqu'il y a impossibilité absolue de cohabitation. Aussi l'impuissance était-elle admise dans l'ancien droit. Mais la preuve en était tout ensemble scandaleuse et incertaine. Bigot

(1) Voyez les arrêts rapportés dans Dalloz, au mot Paternité, no 34, 1o. (2) Arrêt du 5 mars 1853 (Dalloz, 1853, 2, 165).

(3) Arrêts de Rouen du 6 juin 1820 et de Paris du 19 juin 1826 (Dalloz, au mot Paternité, nos 104 et 34, 3°).

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