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Préameneu constate le fait dans l'Exposé des motifs. « Les gens de l'art, dit-il, n'ont aucun moyen de pénétrer ce mystère; et tel mari dont le mariage a été dissous pour cause d'impuissance, a obtenu d'un autre mariage une nombreuse postérité (1). » La prohibition de l'article 313 a encore un autre fondement. Il y a un vieil adage d'après lequel on n'est pas écouté en justice quand on allègue sa propre turpitude. La maxime est vague et beaucoup trop absolue; elle doit être limitée au cas où le demandeur invoquerait sa honte, c'est-à-dire sa faute, pour y appuyer une prétention qui concerne uniquement son intérêt. Quand il y a un intérêt général en cause, la loi permet d'invoquer sa turpitude comme base de l'action. Ainsi l'époux coupable de bigamie ou d'inceste est admis à demander de ce chef la nullité de son mariage, parce que la nullité est d'intérêt public. Mais quand la demande est d'intérêt privé, on peut dire à celui qui la fonde sur sa faute que c'est à lui de supporter les conséquences de sa honte, de même qu'en général nous devons subir le dommage qui nous arrive par notre imprudence ou notre négligence. Duveyrier applique ce principe à l'époux qui, connaissant son impuissance, se marie. Il s'indigne contre le cynisme impudent d'un homme qui révélerait sa propre turpitude pour déshonorer sa compagne qui est sa victime; il flétrit la fourberie de cet homme impuissant qui a promis une paternité à la société et à son conjoint. Que ce monstre dévore sa honte, s'écrie-t-il, mais qu'il n'en fasse pas retomber les effets sur la femme qu'il a trompée, sur l'enfant qui ne lui doit pas le jour, mais qui lui appartiendra de droit, parce qu'il a eu la frauduleuse audace de s'engager dans les liens d'un contrat dont il était incapable de remplir l'objet (2)!

368. L'article 312 permet au mari de désavouer l'enfant s'il prouve que, pendant le temps de la conception, il était, par l'effet de quelque accident, dans l'impossibilité physique de cohabiter avec sa femme. C'est ce qu'on

(1) Bigot-Préameneu, Exposé des motifs, no 4 (Locré, t. III, p. 86). (2) Duveyrier, Discours, no 14 (Locré, t. III, p. 126).

appelle l'impuissance accidentelle. La loi ne spécifie pas et elle n'a pas pu spécifier les événements qui produisent cette impuissance, tels que la mutilation ou une blessure grave; cependant le mot accident paraît indiquer un mal venu du dehors, et exclure par conséquent la maladie dont le principe serait interne. Ce qui confirme cette interprétation, c'est que la loi veut que l'impossibilité de cohabitation soit absolue, en ce sens du moins qu'elle ne laisse aucun doute; telle n'est certes pas une maladie interne, quelque longue qu'on la suppose (1). La discussion qui eut lieu au conseil d'Etat ne laisse, à notre avis, aucun doute sur la question. Le projet présenté par la section de législation portait « L'enfant conçu pendant le mariage a pour père le mari. La loi n'admet contre cette paternité ni l'exception d'adultère de la femme, ni l'allégation d'impuissance naturelle ou accidentelle du mari. » Au conseil d'Etat, cette disposition fut critiquée comme trop absolue. Sans doute, dit Maleville, le mariage forme une présomption de paternité, mais c'est une présomption qui n'exclut pas la preuve contraire; seulement la faveur des enfants et le repos des familles doivent rendre le législateur très-difficile sur l'admission de ces preuves. Ainsi la dernière jurisprudence a peut-être sagement rejeté l'allégation de l'impuissance pour cause de maladie, parce qu'on a vu des exemples si extraordinaires qu'ils ne laissent pas de base certaine pour asseoir un jugement. Mais, continue Maleville, il est une espèce d'impuissance accidentelle survenue depuis le mariage, soit dans les combats, soit par toute autre cause, laquelle ne peut pas laisser le moindre doute. Le premier consul parla dans le même sens. « L'impuissance accidentelle, dit-il, est un fait physique, sur lequel on ne peut se tromper. » Sur ces observations, l'impuissance accidentelle fut admise comme cause de désaveu (2). Lors de la seconde discussion, Berlier remarqua que les mots impuissance accidentelle n'exprimaient pas assez clairement l'idée que l'on voulait rendre. Bérenger fut du même

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(1) Duranton, t. III, p. 40, n° 42. Zachariæ, édition de Massé et Vergé, t. Ier, p. 299 et note 29.

(2) Ssance du 14 brumaire an x, no 5 (Locré, t. III, p. 21 et suiv.).

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avis le mot accidentelle, dit-il, signifierait une impuissance quelconque; il proposa de dire l'impuissance survenue. Tronchet, tout en abondant dans cette manière de voir, trouva que la rédaction n'était pas encore assez claire. La loi, dit-il, doit s'expliquer de manière à faire comprendre qu'elle veut parler d'une impuissance évidente et matérielle, et non de celle qui pourrait être la suite d'une maladie. Tronchet proposa d'ajouter aux mots impuissance accidentelle, ceux-ci : qui produise l'impossibilité physique et durable d'avoir des enfants. Cet amendement fut adopté, et il passa dans le texte définitif avec un léger changement de rédaction (1). Bigot-Préameneu reproduit la substance de cette discussion. On lit dans l'Exposé des motifs (n° 4): « La loi n'a dû admettre contre la présomption de paternité résultant du mariage, que les accidents qui rendent physiquement impossible la cohabitation. Elle a aussi prévenu tous ces procès scandaleux ayant pour prétexte des infirmités plus ou moins graves, ou des accidents dont les gens de l'art ne peuvent tirer que des conjectures trompeuses. >>

Toutefois nous devons ajouter que Duveyrier, l'orateur du Tribunat, donne une interprétation plus large à la loi : «Il serait déraisonnable, dit-il, de vouloir détailler les espèces, les cas, les accidents qui peuvent produire l'impuissance accidentelle, soit qu'il s'agisse d'une blessure, d'une mutilation, d'une maladie grave et longue. Il suffit de savoir que la cause doit être telle, et tellement prouvée que, dans l'intervalle du temps présumé de la conception; on ne puisse supposer un seul instant où le mari aurait pu devenir père (2). » L'opinion de Duveyrier a entraîné plusieurs auteurs (3). Il nous semble que le conseil d'Etat l'a bien positivement rejetée. Sans doute, il se peut que la maladie empêche le mari de cohabiter avec sa femme; il se peut donc que l'interprétation restrictive que nous donnons à la loi soit en opposition avec la réalité, et

(1) Séance du 12 frimaire an x, no 3 (Locré, t. III, p. 67).

(2) Duveyrier, Discours, no 14 (Locré, t. III, p. 125).

3) Toullier, t. II, no 810; Proudhon, t. II, p. 28; Demolombe, t. V, p. 33,

attribue au mari une paternité qui lui est étrangère. Mais rappelons-nous que le législateur veut l'évidence pour permettre au mari de répudier un enfant. Le premier consul a proclamé ce principe d'une manière énergique. « Il n'y a jamais d'intérêt, dit-il, à priver un malheureux enfant de son état; il n'y en a qu'à forcer ses père et mère à le reconnaître. Les légistes du conseil d'Etat partageaient cette manière de voir. Le doute, dit Boulay, s'interprète en faveur de l'enfant (1).

369. On demande si l'impuissance accidentelle est une cause de désaveu quand elle est antérieure au mariage. Les auteurs sont divisés (2). Nous n'hésitons pas à répondre négativement. Le texte laisse la question indécise, le mot accident pouvant s'entendre d'une cause qui précède le mariage aussi bien que d'une cause postérieure. Il faut donc recourir à l'esprit de la loi. Nous venons d'assister à la discussion du conseil d'Etat; tous ceux qui y ont pris part supposent que l'accident est survenu pendant le mariage. Cette supposition n'est pas encore une raison de décider; mais rappelons-nous le motif pour lequel le législateur défend au mari d'alléguer son impuissance naturelle, alors même qu'elle pourrait être constatée n'est pas admis à invoquer sa faute pour en faire tomber la responsabilité sur la femme et sur l'enfant auquel elle a donné le jour. Cela décide la question. La faute du mari est la même, que l'impuissance soit accidentelle ou naturelle elle est même plus grande, en cas d'accident, parce qu'il est impossible qu'il l'ignore, au moins dans l'opinion qui rejette la maladie interne comme cause de désaveu.

§ II. De l'impossibililé morale de cohabiter.

il

370. Dans l'ancien droit, la question de savoir si l'impossibilité morale de cohabitation autorisait le désaveu

(1) Séance du 14 brumaire an x, n° 8 et 4 (Locré, t. III, p. 22 et 20). (2) Voyez les auteurs cités dans Dalloz, au mot Paternité, no 40. Il faut y ajouter Marcadé (t. II, p. 3, art. 312, n° II) pour l'opinion que nous enseignons, et Demante contre (t. II, p. 52, no 39 bis III).

était controversée. D'Aguesseau n'admettait d'autres causes de désaveu que l'éloignement du mari et son impuissance. Les auteurs du Nouveau Denisart professaient, au contraire, que les tribunaux pouvaient décider, d'après les circonstances, qu'il y avait un obstacle moral au rapprochement des époux, et que cette impossibilité morale pouvait être aussi forte que l'impossibilité physique (1). Le code tranche la controverse. En principe, il rejette l'impossibilité morale comme cause de désaveu; l'article 312 veut qu'il y ait impossibilité physique. Tronchet nous en dit la raison. L'impossibilité morale est toujours incertaine. On ne peut aller au delà de l'impossibilité physique, sans tomber dans l'arbitraire et sans donner lieu aux fraudes. Tronchet avouait que la réalité pouvait être en contradiction avec les présomptions de la loi, et que des enfants illégitimes seraient considérés comme légitimes, grâce à cette fiction (2). Cette objection n'arrêta pas les auteurs du code. Le premier consul vient de nous dire que ce qui importe surtout à la société, c'est de maintenir la légitimité. L'article 313 admet une exception à cette règle; mais c'est une exception, donc de stricte interprétation. Dès que l'on n'est plus dans les termes de l'article 313, on rentre dans la règle, et la règle prohibe le désaveu pour impossibilité morale. La cour de cassation l'a décidé ainsi (3), et, en vérité, il ne peut pas y avoir le moindre doute sur ce point. Qui le croirait? Il y a des arrêts en sens contraire des cours de Bastia et de Bordeaux (4). On invoque l'ancienne jurisprudence, on invoque le droit romain, comme s'il n'y avait pas de code Napoléon. Défionsnous de la science indigeste, et laissons là l'ancien droit quand le nouveau y déroge.

371. L'article 313, après avoir dit que le mari ne pouvait désavouer l'enfant en alléguant son impuissance naturelle, ajoute : « Il ne pourra le désavouer même pour

(1) D'Aguesseau, Plaidoyer XXIII (Œuvres, t. II, p. 542 et suiv.j. Nouveau Denisart, au mot Questions d'état, § 1, nos 6 et suiv.

(2) Séance du 16 brumaire an x, n° 3 (Locré, t. III, p. 35). (3) Arrét du 2 juin 1840 (Dalloz, au mot Paternité, no 61). (4) Dalloz, Répertoire, au mot Paternité, n° 62 et 294.

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